Première partie : La Mission
IV
La Perle du Presidio
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Dans le somptueux salon d’une maison d’assez belle apparence, bâtie à l’espagnole, est assis un beau vieillard encore plein de santé et de vigueur. Il parcourt quelques dépêches qu’il vient sans doute de recevoir, à en juger par la manière attentive et rapide avec laquelle il en prend connaissance. Une liasse de journaux est posée à ses côtés. Il est environ deux heures : la sieste est terminée, car on entend, par toute la maison, ces bruits qui indiquent les soins qu’on prodique à la toilette des appartemens…et certes pendant les deux heures brûlantes du jour, à partir du premier son de l’angélus du midi, toute maison espagnole tenue sur un pied décent, doit se faire silencieuse et morte, pour respecter le sommeil de ses maîtres. Non loin du vieillard, près du vert treillage d’une fenêtre par laquelle pénètre une légère brise, se tient une jeune fille ; elle n’est ni assise ni couchée, ni éveillée ni endormie ; sa pose et son état ont quelque chose de vague, d’indéfini qu’on ne peut décrire que par une comparaison.

Supposez une jeune et belle enfant, à cet âge où commence le printems de la vie et où s’éveillent les sens du cœur ; une musique lente et suave l’a inondée de ses flots harmonieux ; nonchalamment plongée dans une moëlleuse bergère, elle s’est laissée aller peu à peu au doux magnétisme de l’harmonie ; ses yeux demi-clos et ses lèvres humides légèrement entr’ouvertes semblent aspirer les voluptés d’une poétique extase…et elle écoute encore intérieurement les derniers échos qui vibrent en elle, après que le chant s’est tu.

Maintenant, examinons-la pendant qu’elle est encore plongée dans cette espèce de sommeil éveillé : ses cheveux noirs comme le jais et lissés comme l’aile du corbeau, forment un double bandeau aux courbes gracieuses, et voilent à demi la conque rosée de ses oreilles petites et d’une fine attache. Le reste de sa chevelure l’inonderait, s’il n’était enroulé derrière sa tête, à en juger par le volume qu’il forme. Elle n’a pas une de ces peaux fines et d’un blanc lacté qui distinguent les races du nord ; sur le gracieux ovale de son visage légèrement brun et transparent, une sorte de couleur rosée est jetée comme par un pinceau délicat. Ses belles mains effilées et un peu longues ont la chaude couleur de ces beaux marbres blancs où tombent les derniers rayons du soleil.

Mais, d’un bond, elle s’éveille et jette, d’une voix d’harmonica, quelques notes cristallines et pures, comme fait le rossignol quand la lune, sa visiteuse chérie, caresse les branches, d’une lumière argentée.

— Oh ! pardon, mon père, dit-elle en s’arrêtant tout à coup : je ne vous savais pas occupé.

— Chante, Angéla ; chante, mon enfant…j’ai fini mon travail…et d’ailleurs ce n’est pas ta voix qui me gênerait.

— Tenez, mon bon père, je viens de faire un rêve assez singulier…j’étais à moitié endormie, et…

Au lieu de continuer, la folle enfant fit une petite moue et se prit à rougir bien fort.

— Et ?…reprit son père, avec une interrogation dans le regard…

— C’était un jeune officier de bonne mine et de tournure martiale…il me contait les aventures de sa vie ; parfois je tremblais de ses dangers, parfois j’étais heureuse de ses succès. Bien jeune encore il avait perdu ses parens, et quand il parlait de sa mère, sa voix émue avait des accents mélancoliques dont j’entendais l’écho chanter en moi. Et puis tout à coup il est parti entraîné par une force surnaturelle et en me disant : au revoir !

— Eh bien, chère, toutes les jeunes filles font de ces rêves-là. Je ne vois guère, autour de nous, que quelques têtes bien mûres, et ce n’est certes pas au Presidio que ma belle Angéla trouvera l’officier de son rêve.

— Mais mon père, un rêve est un rêve ; je vous ai dit ce qui m’est apparu…demain, je rêverai peut-être d’un empereur et après demain, d’un proscrit…autant en emporte le réveil !

— Quand nous retournerons en Espagne, peut-être bientôt, tu pourras rêver à ton aise, les yeux ouverts, car là, il ne manque pas de beaux officiers d’une naissance et d’un rang distingués…et mon Angéla est si belle et de si bonne maison, qu’elle n’aura qu’à choisir parmi la fleur de la jeunesse espagnole.

— Mais en vérité, dit la rieuse jeune fille, voyez donc où nous entraîne la conversation à propos d’un rêve…Ne dirait-on pas que le tems presse et que je ne songe qu’à un époux ! j’ai mes seize ans depuis ce matin, et voilà mon bon père qui cherche déjà à Madrid un jeune seigneur pour sa fille ! Fi donc…une autre fois, je garderai pour moi mes rêves…

Et, comme pour démentir à l’instant ses paroles, Angéla vint s’asseoir sur les genoux de son père et l’embrassa su front, puis s’échappa en riant et en courant comme une folle.

Don Pedro de Villescas, commandant de St-Jean-Baptiste ou Presidio del Norte, était un seigneur de grandes manières, un noble non seulement de nom, mais de sentiments, et comme il y en avait à cette époque où l’on disait sincèrement : « Noblesse oblige ! » Angéla, sa fille, appelée la perle du Presidio, était la joie et l’orgueil de ses vieux jours. Quand nous disons ses vieux jours, qu’on n’aille pas au moins se représenter un vieillard goutteux et cassé, penchant chaque jour vers la tombe. Non, le vieil hidalgo était un bel homme droit et robuste, et s’il avait eu cette puérile faiblesse de teindre sa blanche chevelure, on l’aurait pris encore pour un jeune homme. L’âge, en argentant sa tête, semblait n’avoir atteint que cette partie de sa personne. Confiant, hospitalier et généreux, le vieillard n’était pas de ces cœurs étroits que quelques déceptions et l’expérience de l’ingratitude des hommes, comme ils disent, rendent égoïstes et petits ; si parfois sa conduite généreuse avait été méconnue et oublieé par des ingrats, son grand cœur s’en consolait aisément, et, à la première occasion, il agissait encore de même, autant pour la satisfaction de sa conscience, que pour obéir à sa belle nature. Selon la belle expression d’un grand poète moderne, le cœur du vieil Espagnol était de ceux

 
Qui, méconnus, s’ouvrent encore
Pour se répandre aux malheureux.


Angéla était, au moral, le portrait de son père. Fière au premier abord, familière et expansive quand elle savait à qui elle parlait, généreuse comme tout ce qui est grand et courageux ; romanesque comme une noble fille de la poétique Espagne !

Angéla de Villescas était grande et svelte. Quand elle était sérieuse ou qu’elle avait à paraître devant quelque étranger, elle avait ce port de reine que nous nous représentons majestueux quoique affable. La flamme humide de ses grands yeux bruns attire par un magnétisme irrésistible qu’adoucissent des cils longs et recourbés. Sa belle taille hardiment cambrée, donne à sa marche onduleuse des mouvements d’une voluptueuse noblesse. Qui la verrait bondir dans les jardins qui entourent la maison, se prendrait, malgré soi, à rêver longtems….le poète surtout qui la verrait, après une course échevelée, revenir à pas lents, toute rouge d’agitation, le sein encore soulevé par la course, comme la vague par la brise du midi, se créerait un monde fantastique tout rempli d’enivrants espoirs et se demanderait si le paradis du ciel n’a pas oublié, sur la terre, quelque bonheur digne d’envie !

Mais, pour le moment, Angéla est tranquillement assise ; de différentes fleurs brillantes et fraîches, elle forme un bouquet qui prend, sous ses doigts agiles, les formes les plus gracieuses et les nuances les plus magnifiques. Don Pedro s’est emparé des journaux qu’il lit avec attention.

La porte du salon s’ouvre, un serviteur s’approche du vieillard et lui dit quelques mots à voix basse.

— Faites monter tout de suite, répond le commandant.

Quelques instants après un étranger est introduit. Il se présente avec la respectueuse aisance d’un homme du monde qui sait ce qu’il vaut et aussi à qui il parle. Il est doué d’une taille moyenne, souple et bien prise. Son regard, son pas et ses mouvements indiquent un corps vigoureux qui doit supporter vaillement toute espèce de fatigues. Sa mise est simple, d’une martiale élégance et d’une propreté toute militaire. Il porte fièrement l’habit des officiers français. Le lecteur pénétrant aura sans doute reconnu, malgré ce changement complet de costume, le chef de nos hardis aventuriers, l’homme intrépide qui aura bientôt de rudes épreuves à subir…St-Denis, enfin. Homme de ressource et de prévoyance, il n’a pas voulu se présenter chez le commandant espagnol dans son accoutrement de voyage ; il n’a pas négligé, avant de se mettre en route, de faire porter, parmi tant d’autres objets de nécessité, les habits et les distinctions de son grade. Aussi, à le voir entrer chez le vieil hidalgo avec cette aisance et cette bonne tenue, on pourrait croire aisément qu’il vient d’assister à la revue d’un chef supérieur.

— Seigneur commandant, dit St-Denis, après s’être assis sur un fauteuil que lui avait désigné don Pedro, je suis envoyé vers vous par M. de Lamothe Cadillac, gouverneur de la Louisiane, pour vous communiquer quelques arrangements de commerce qui pourraient être également avantageux aux Espagnols et aux Français. S’il vous plaît de m’indiquer un jour et une heure à votre convenance, nous causerons plus au long de cette affaire ?

— Seigneur chevalier, répondit l’Espagnol, les pouvoirs de ma place ne vont pas jusqu’à m’autoriser à prendre des arrangements de cette importance sans consulter mon supérieur, le gouverneur de Caouis. Je ferai partir dès aujourd’hui un exprès pour lui annoncer votre arrivée et nous attendrons sa réponse…

— Fort bien, seigneur ; j’attendrai cette réponse.

— Permettez, reprit le vieil hidalgo, en interrompant St-Denis par un geste plein d’affabilité ; votre renom est venu jusqu’à moi. Vous êtes un homme de cœur et d’énergie, et je m’estimerais honoré que vous voulussiez bien attendre cette réponse chez moi, comme si vous étiez un fils de ma maison…

A ce moment, la jeune fille qui avait paru constamment occupée à l’arrangement de ses fleurs, rencontra le premier regard que jeta sur elle l’officier français ; elle rougit aussitôt et baissa la tête.

— Seigneur, dit St-Denis en répondant au vieux gouverneur, et en se levant par un mouvement plein de noblesse, j’accepte de grand cœur l’offre de votre hospitalité.

— Alors, reprit l’Espagnol en se levant à son tour, touchez-là, M. le chevalier de St-Denis, car vous êtes mon hôte !

Et le vieillard tendit loyalement sa main au jeune homme qui la pressa avec un respectueux empressement. Puis, retenant d’une main la main de St-Denis, et de l’autre montrant Angéla avec une orgueilleuse franchise, don Pedro de Villescas ajouta :

— Je vous présente ma fille, doña Angéla ; c’est la joie et le bonheur de mes vieux jours, Chevalier !

Angéla se leva et salua St-Denis d’une flexion moitié timide moitié royale, mais sans oser le regarder. En voyant cette jeune fille si suavement belle, sur laquelle il n’avait d’abord jeté qu’un regard furtif, St-Denis sentit monter à son visage une chaleur inaccoutumée. Aussi, ne put-il que balbutier quelques paroles de politesse qui furent à peine entendues.

— Quant à ceux qui vous ont accompagné depuis la Mobile, ajouta don Pedro, je donnerai des ordres afin qu’ils soient dignement traités.

Puis, peu à peu, la conversation devint plus familière. Le vieillard charmé des belles manières de St-Denis, le pria de raconter les aventures de son voyage jusqu’au Presidio…et le regard d’Angéla semblait demander la même chose. Le chevalier se rendit de bonne grâce à cette prière. Quand arriva l’histoire de Fata, la jeune Espagnole scella son attention aux paroles de St-Denis… Elle trembla aux apprêts du supplice ; leva les yeux au ciel d’où la foudre était tombée sur le bourreau de la belle Indienne ; s’émut au témoignage naïf de sa reconnaissance et ne put retenir deux larmes, au récit de sa mort.






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