Grande Imprimerie (p. 316-321).


XIII


Balzac a dit qu’il existe un prestige inconcevable « dans toute espèce de célébrité, à quelque titre qu’elle soit due ». Le difficile, le but à atteindre, est de savoir dominer la foule par le vice, le crime, le génie ou la science. La renommée acquise à l’aide de l’un ou de l’autre de ces moyens impose quand même l’attrait, la sympathie, quelquefois le respect… Posséder à soi l’une de ces individualités qui ont su attirer les regards de la foule, est un rêve que caressent certains hommes ; et celles qui en restent l’objet ne se soustrairont jamais à la curiosité qu’elles excitent, aux désirs qu’elles font naître.

La situation de Mme Raimbaut avait pris des proportions qui effaçaient les hontes de son origine, précisément à cause de la monstrueuse renommée qui en rejaillissait sur elle. C’était la fameuse, la belle Mme Raimbaut. Et personne ne songeait à lui demander compte des agissements employés pour occuper le piédestal où la curiosité et l’involontaire sollicitude de l’opinion la maintenaient. L’heure d’éclat traversée par elle dans le monde parisien la rendait à cette société qui, un instant, ne demandait qu’à la chasser. Ce que le monde qualifiait bel et bien de liaison incestueuse contribuait plus à faire de Sabine une de ses créatures, en excitant autour de sa personne l’appât d’une immense réputation d’amoureuse, que n’aurait pu l’établir une liaison très naturelle avec un homme du monde. Un adultère dans les limites ordinaires de l’adultère rencontrait des lois sociales et ultra divines pour sa condamnation. Mais un inceste ! Chez celle qui le commettrait il fallait un tempérament qui dépassât les bornes devant lesquelles s’arrêtent les vulgaires fauteurs. Il fallait s’avouer susceptible d’aimer jusqu’à la rage, jusqu’à l’épuisement de la dernière semence amoureuse de l’humanité ; il fallait être au-dessus de toutes les hontes, rire de toutes les humiliations, se déclarer plus forte que les plus cyniques. — Et se dévoiler capable d’une telle puissance, c’était déjà se trouver victorieuse.

Mme Raimbaut n’avait donc pas eu tort en tâchant d’escompter l’effrayant prestige de sa liaison avec Duvicquet. Elle calculait non sans une âpreté de désespoir aiguë qu’elle pouvait exploiter cette situation et en extraire deux cent mille francs. On ne l’accuserait, certes, point de trop présumer de sa gloire, comme elle le répétait ironiquement ce matin-là à Mme Varlon qui la recevait, ayant aux lèvres un atroce sourire de vieille.

— Je pense comme vous, ma belle, répliqua Mme Varlon en allant rajuster pour la cinquième ou sixième fois les rideaux de cretonne d’une alcôve dans laquelle elle couchait. Deux cent mille francs, ce n’est point assez.

— Laissez donc vos rideaux ! fit Sabine en la retenant par sa robe… Et, dites-moi, viendra-t-on ?

— Qui cela ?… ah bon ! c’est juste… en effet, vous êtes pressée… Que voulez-vous, ma petite ?… je n’y peux rien. — Ici, Léda ; ici, mademoiselle ! — Mais voyez donc cette petite espiègle. — Allez-vous vous taire ?… C’est cette couleur-là qui l’offusque. La chienne qui était l’objet de ces alternances de langage aboyait furieusement devant l’alcôve.

On sonna. Mme Varlon emportant Léda dans ses bras courut ouvrir. Mme Raimbaut s’attendait à la voir rentrer suivie du personnage annoncé. L’eau coulait de ses tempes, quoiqu’il n’y eût pas de feu dans la cheminée.

— Oh ! songea-t-elle, qu’ai-je voulu ?… qu’ai-je promis ?

Mme Varlon reparaissait seule.

— Décidément, je commence à craindre. On m’avait positivement assuré pour onze heures… mais, dame, vous comprenez… à soixante-quinze ans…

— Cette misérable m’a trompée, pensa la jeune femme ; personne n’est à ma disposition.

Et, quoique pour elle cette déception signifiât suicide, elle exhala un soupir allègre. Elle se tut, calculant mentalement les divers moyens d’en finir. Absorbée dans l’horreur, elle n’entendait pas les appellations et les caresses de voix de la Varlon à Léda.

— Ici, fifille… ici, mamoiselle… n’ennuyez pas la dame qui a du çagrin… Oui, vous êtes zentille… vous êtes ma pincesse Pimprenelle… Allons, coucez-vous-là, ben vite… ben vite…

Et, reprenant sa voix naturelle :

— Je me suis couchée tard, hier ; c’est cela qui l’excite… Je me suis oubliée à causer avec Bébé Tuchard et Bébé Senelle ; nous parlions de Mme de Monroy qui expose au prochain Salon des œuvres d’une nudité révoltante, sous le prétexte que c’est académique. Comprenez-vous ça… des tableaux d’une pareille obscénité, conçus par une femme ? Je disais à Bébé Tuchard : — Elle a une hystérie du cerveau, c’est évident. Rien ne la retient ; on a beau refuser ses toiles, elle trouve le moyen de les caser chez les intransigeants. Et si vous aviez vu la dernière ! Croirait-on qu’il y a des gens pour acheter des choses semblables ? De véritables provocations à la morale. — Voilà pourtant ce qui a du succès aujourd’hui. C’est répugnant. Senelle m’assurait qu’on la surveillait… Elle inquiète, cette femme… — Tiens, vous partez ?

— Il est une heure moins cinq, madame.

— C’est juste. — Eh bien, ma petite, je n’ai pas pu vous obliger. Oh ! il fallait que ce fût une cause aussi sacrée que celle que vous m’avez divulguée pour que je me sois décidée. Sans cela vous n’auriez rien obtenu de Jenny Varlon.

Sabine marcha vers la porte, et se retournant d’un geste où le désespoir imprimait une roideur mécanique :

— Vous m’assurez, n’est-ce pas, qu’on ne peut pas venir maintenant ?

La vieille regarda Sabine et son masque sardonique se nuançait de férocité.

— On n’a jamais dû venir, répliqua-t-elle enfin, en coulant doucement sa main le long du corps de sa chienne, et en se passant la langue sur les lèvres.

Et comme Mme Raimbaut, atterrée, la fixait de ses yeux fous :

— Est-ce que vous croyez, continua-t-elle hypocritement, que j’aurais consenti à tromper un brave garçon comme votre mari pour sauver votre amant ? Non, non, ma belle ; j’ai voulu voir tout bonnement jusqu’où irait votre cynisme. Quand vous me regarderez comme si vous alliez me dévorer !… Je n’ai pas peur de vous, allez…

Sans proférer une syllabe, sans vouloir en entendre davantage, Mme Raimbaut gagna la porte, comme une ombre, ne se donnant point la peine de la refermer. Mme Varlon ne se soucia pas non plus de se lever pour prendre ce soin ; mais se retournant et haussant la voix :

— À présent, dit-elle, vous pouvez vous montrer, elle est partie.

Le rideau de l’alcôve se souleva, et M. Raimbaut en sortit, mais son visage ne trahissait aucune surprise.

— Allez donc pousser cette porte, mon ami, continua la vieille femme ; si je me lève, ça réveillera Léda.

M. Raimbaut exécuta ce qu’on lui demandait.

— Eh bien ? interrogea la Varlon curieusement ; ma lettre vous a-t-elle trompé ? Devait-elle, oui ou non, se présenter ce matin pour se vendre ? Est-elle, oui ou non, la maîtresse de Duvicquet ?

— Je n’ai pas besoin de m’attaquer à cet homme, répliqua Raimbaut. J’espère que la correctionnelle ou la Cour d’assises me vengeront. Quant à sa concubine… un procès en adultère ne retomberait jamais que sur moi. Si sa conduite, dans l’avenir, offre des apparences de folie, je demanderai son internement ; pour moi, je prendrai ce soir le train de Douvres, et je serai à Londres après-demain.

Il était trois heures de l’après-midi, lorsque M. Raimbaut quittait Jenny Varlon.

— À un de ces jours ! fit-il en forme de promesse et en lui serrant la main. Je n’oublierai pas que vous m’avez dessillé les yeux. Merci.