Grande Imprimerie (p. 310-315).


XII


Les douze heures de nuit étaient écoulées. À sept heures du matin, Mme Raimbaut s’habillait et sonnait. Frissonnette entra.

— Du café noir très fort, ordonna-t-elle d’une voix brève.

Duvicquet l’écouta jeter cet ordre sans prononcer un mot. Au bout d’un quart d’heure on apportait les tasses et le café.

— Bois avec moi, dit-elle doucement après avoir sucré le contenu de sa tasse…

Il détourna la tête.

— Je veux que tu boives… gorgée par gorgée, comme je bois : il le faut, ou cela ne te causera aucun effet. Regarde, tiens, vois comme je fais.

Elle absorba lentement le contenu de sa tasse. Il se décida à l’imiter. Elle parla encore une minute, lui expliquant que c’était la dégustation du moka qui déterminait son jeu à travers le cerveau ; elle ajouta qu’il était des gens qui ne se grisaient pas avec plusieurs bocks de bière, parce qu’ils l’avalaient d’un trait, comme les Allemands ; tandis que celui qui sirotait un vin ou une liqueur arrivait très vite à l’ivresse. Et, lorsqu’elle eut parlé ainsi quelques secondes, elle continua :

— On ne te demandera probablement qu’à une heure. Si l’on vient avant, exige que l’on attende au salon jusque-là ; à midi, mets-toi à table comme à l’ordinaire. À une heure, je serai de retour, et, pour t’avertir de mon arrivée, je sonnerai plusieurs coups du timbre… Maintenant, dans le cas où je ne paraîtrais pas… qu’est-ce que tu as choisi ?

— L’acide prussique.

Un léger tressaillement la parcourut.

— Tu me jures d’attendre jusqu’à une heure ?

— Sur l’honneur !

— Oui, sur l’honneur.

Ils s’étreignirent fortement, et elle lui baisa longuement les paupières. Quand elle quitta la chambre, quand Duvicquet vit la porte d’entrée se refermer entre elle et lui, un éclair de folie passa dans ses yeux.

— C’est pourtant mon dernier jour. Je ne l’aurai plus !… songea-t-il.

Il resta dans un état d’hébètement qui l’empêchait d’entendre sonner les heures. Soudain, d’un geste énergique, il se leva, se dirigea vers son cabinet de toilette, et s’habilla. Ces divers soins terminés, il alla à son secrétaire prendre un flacon qu’il cacha dans son gousset.

— Monsieur est servi ! annonça le domestique.

Henri, étonné, regarda la pendule qui marquait midi moins cinq.

— Plus qu’une heure à attendre, réfléchit-il. Allons !…

Et, d’un pas ferme, il marcha vers la salle à manger, s’assit à la table où trois couverts étaient disposés. On lui apporta les journaux ; il enleva les bandes, lut d’un trait.

— Tous ont réussi à payer, tous ! rugit-il entre ses dents.

Mais, se sentant observé de son domestique, il reprit d’un ton négligent :

— Y a-t-il beaucoup de monde au… salon ?

— On arrivait quand monsieur est entré.

— Eh bien, dites qu’on m’attende jusqu’à une heure.

Et, continuant à vouloir donner le change :

— Sont-ils pressés… ces animaux-là ? Est-ce que j’ai envie de garder leurs fonds ? C’est assez juste qu’ils me laissent le temps de manger.

Et il se coupa résolument une tranche de rosbif froid.

— Il a l’air trop insolent pour n’avoir pas tous ses fonds en mains, observa mentalement le valet. Et moi qui m’imaginais autre chose !… Ces banquiers, ça se tire quand même d’affaire.

Le timbre résonnait encore.

— Je vais répondre que monsieur sera visible à une heure. Sans cela on aurait l’aplomb de le relancer jusqu’ici.

Le domestique sortit. Duvicquet tira sa montre.

— Bientôt midi et demi. Allons… si je n’avais si solennellement promis…

Justin reparut au moment où Henri tâtait son gousset. Il essaya de nouveau d’avaler quelques bouchées.

— Ma parole, on croirait qu’il me surveille ! se dit-il.

Et il mangea encore, comme s’il eût été sous les yeux d’un garde-chiourme.

— Il doit bien être maintenant une heure moins un quart, songeait Duvicquet. Il faut que j’éloigne cet homme à tout prix.

Alors, se levant vivement, il jeta sa serviette et affecta de fouiller les poches de son veston.

— Monsieur ne désire donc pas de café ? demanda le domestique en s’approchant curieusement.

— Eh non ! c’est inutile ! Je ne veux pas faire attendre ces braves gens trop longtemps… Ah ! un instant. Justin ?

— Monsieur.

— Allez donc me chercher mon paletot marron, celui que j’avais hier. J’y ai laissé mon carnet de cotes.

— Pardon, monsieur, le carnet de cotes est sur le bureau de monsieur. J’ai vidé les poches de monsieur ce matin, et j’ai placé là le carnet moi-même.

— Retournez le prendre, je vous prie, et apportez-le-moi.

Cet ordre fut donné d’un accent si ferme que Justin dut sortir, non sans jeter un coup d’œil de côté.

Duvicquet enleva d’un geste rapide le flacon de son gilet, le déboucha et en versa le contenu dans son verre. Il regarda à sa montre, elle marquait une heure moins dix.

En même temps que Justin revenait, plusieurs coups de timbre fort accentués résonnèrent. Le banquier pâlit.

— Est-ce que, par hasard, ce serait Mme Raimbaut ? demanda-t-il très troublé au valet.

— Tiens, observa celui-ci mentalement, sans répondre, il ne l’attendait donc pas, qu’il est aussi surpris ? Il se passe quelque chose.

Un grand tumulte avait lieu dans la pièce d’entrée ; une voix à laquelle se mêlait celle de Frissonnette vibrait haute et claire. Justin disparut de nouveau et Henri remit la main sur son verre.

À ce moment, la porte était poussée brusquement, et une femme vêtue de noir entrait.

— Renée ! s’écria le peintre. Vous ici ? encore vous ?… ô pauvre aimée !

Et ses deux bras s’étaient ouverts pour recevoir Mme de Sérigny.

— Voici cent cinquante mille francs, fit-elle en arrachant un portefeuille de sa poche. Quant aux cinquante autres, je les emprunterai d’une façon ou de l’autre en hypothéquant ma propriété de Sérigny. Je les aurais eus aujourd’hui, peut-être, si Rougemont m’avait prévenue il y a huit jours.

Les membres de Duvicquet sursautèrent ; un hoquet souleva sa poitrine.

— Le temps presse, reprit-elle à voix basse essayant d’apaiser le tremblement d’Henri en lui comprimant les bras par pressions. On t’attend… Va.

Elle se dégageait, mais pour se courber encore sur lui avec un geste et un regard où il entrait quelque chose de la maternité profonde d’une aïeule.

— Toi ! c’est toi ? répéta-t-il sans songer à la quitter. Oui, c’est toujours toi, ô Renée ! chère femme !…

Mais, soudain un choc retentit en son cerveau ; une lueur affreuse l’éclaira. Se rappelant les conventions si solennellement jurées à Sabine, et pensant qu’il devait être au moins une heure passée, il se releva alors subitement sous l’intensité du désespoir :

— Et l’autre ! cria-t-il d’une voix tonnante… l’autre, qui est en train de mourir !