Grande Imprimerie (p. 281-285).


VIII


Cette nuit-là M. Raimbaut avait entendu des pas dans la chambre de Duvicquet ; ému d’un pressentiment vague, il songeait :

— Est-ce que cette marquise de Mansoury m’aurait écrit la vérité ? Est-ce que je suis une dupe ? — Quelle bêtise ! Ce n’est pas Duvicquet qui lui plairait, et quand elle cause avec lui à des heures pareilles, ce n’est assurément pas d’amour.

Ce qu’il ne s’avouait pas, c’est qu’un désir éperdu de posséder Sabine le gagnait à son tour. Ses reins hennissaient vers elle. Il la cherchait dans le vide des draps. Non, elle se refusait depuis trop longtemps. Elle inventait sans cesse de nouveaux prétextes pour ne point lui céder. Il fallait que cela finît ; une anxiété indéfinie pesait lourde en son cerveau. Il se leva. Une oppression singulière le saisit. Il lui semblait que si sa femme était entrée, lui si grave, si peu démonstratif, il l’aurait follement serrée dans ses bras. Décidé à brusquer la situation, il prit à la hâte son pantalon, endossa un veston de laine et sortit de chez lui. Sans doute quelque chose avait conduit Sabine dans l’appartement de son tuteur ; car, à n’en pas douter, elle s’y trouvait.

Comme il se coulait dans le corridor, en évitant de faire du bruit, la lumière qui jaillissait par la fente que laissait la porte d’Henri lui donna l’idée de regarder à travers la serrure. Toute secouée de passion, sa femme se montrait, demi-renversée sur une chaise-longue, son peignoir ouvert au milieu, et sa chemise de batiste rejetée en dehors du vêtement. Il ne voyait le séducteur que de dos ; mais son attitude n’offrait aucune équivoque. Elle, les yeux noyés dans la dilatation d’un fluide qui les brillantait encore, regardait Henri avec une fébrilité de tendresse immense ; et leurs visages se rapprochaient.

Raimbaut restait là cloué par la pointe de flamme de cette passion qui, pour lui, sortait de terre et lui apparaissait tellement souveraine qu’aucun mot ne desserrait ses lèvres.

— Je t’aime ! oh ! je t’aime répétait Sabine.

Oui c’était elle, c’était bien elle allant au-devant du tâtonnement des mains de son tuteur, pendant que l’ombre voluptueuse de la pièce s’accentuait ; et cette caresse ardente dont il l’enveloppait semblait s’allonger jusqu’à lui, Raimbaut. Un curieux besoin de voir la fin collait son œil à cette serrure. Au milieu de leur étreinte une vibration de paroles jaillit subitement :

— Je voudrais toujours être ainsi, murmurait Mme Raimbaut… Mais, demain, demain, que sera-ce ? que deviendrons-nous ?

Et le baiser recommençait. Et Raimbaut, frissonnant devant ce spectacle, entrait sans s’en douter dans ce flot de vie puissante, désirant que sa femme l’enlaçât ainsi, ayant les sens baignés dans cette tendresse. Mais, à un nouveau son de la voix délirante qui appelait l’amant, il eut une révolte :

— Oh ! balbutia-t-il, la gorge serrée, les extrémités rigides, la misérable !…

Et il prenait son élan pour enfoncer la porte, lorsque deux bras le saisirent. Il se retourna furieux, et reconnut Frissonnette.

— Monsieur, monsieur ! dit-elle tout bas, allez vous-en !

— Que je m’en aille ?

— Monsieur, venez par ici… Pas… maintenant. Je vous en conjure !

— Et pourquoi ?

— Ah ! c’est comme cela, poursuivit-elle menaçante et le forçant à la regarder ; eh bien, je vous déclare, moi, que vous ne pénétrerez pas là, que vous ne leur ferez rien du tout, entendez-vous, monsieur… ? rien du tout.

Il voulut l’écarter pour se rejeter sur la porte, quand il l’entendit répondre d’un ton étrange :

— Regardez-moi donc maintenant, monsieur Raimbaut. Vous souvenez-vous de la maison de Mlle Léa ?

Cette fois il la lâcha, pour la fixer d’un air stupéfait, sans se rendre raison de ce qui pouvait amener ce nom trop connu de lui.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il rudement.

— Cela signifie, monsieur, que nous avons une ancienne affaire à régler ; que, si vous faites un pas, ou si vous prononcez un mot qui nuise à madame, je dépose une plainte au parquet contre vous…

— Contre moi, une plainte, au parquet ? répéta-t-il en reculant en arrière, l’écoutant sérieusement cette fois, et soupçonnant vaguement qu’elle devait avoir le droit de parler ainsi.

— Allons donc, monsieur ! ne simulez pas l’ignorance. Vous vous souvenez bien cependant de l’enfant, pour laquelle Mlle Léa vous a obligé à verser une grosse somme lorsque vous l’avez quittée ?… Ces choses-là ne s’oublient guère, je crois.

Il recula de Frissonnette, haletant à son tour… Il comprenait enfin.

— L’enfant, continua-t-elle résolument, c’était moi, votre victime, monsieur Raimbaut, et le hasard seul m’a amenée chez vous. Mais puisque j’y suis, je vous déclare que le délai de prescription par la loi n’étant pas atteint pour la poursuite du crime que vous avez commis sur moi…

— Assez ! fit-il en l’interrompant… Assez !

— Je vous jure, acheva-t-elle sans l’écouter, que si vous tourmentez le moins du monde madame, j’irai dévoiler la vérité au procureur de la République. Mlle Léa a accepté vos arrangements sans me consulter, au bout du compte ; mais, vrai Dieu ! je trouverai pourtant moyen de vous faire passer aux assises.

Elle se redressait, le poing crispé, le cheveu hérissé, l’œil injecté de fureur, l’écume aux lèvres, sans cesser de parler à voix basse. Raimbaut dut céder la place, presque chancelant, pour aller s’enfermer dans sa chambre, pendant que Frissonnette continuait à guetter les événements.

À sept heures du matin, M. Raimbaut sortait de son appartement ; il vit Frissonnette qui n’avait pas quitté son poste.

— Rassurez-vous, dit-il très calme ; je me tairai. Mais j’exige aussi le silence de votre part ; seulement, d’ici à quelques jours, inventez un prétexte pour quitter cette maison.

Et il partit, sans attendre la réponse de Frissonnette.

Or, ce même matin, Mme Raimbaut, qui ne s’était pas couchée, sortit elle-même vers les neuf heures, et il fut impossible à Frissonnette de la mettre au courant des événements de la nuit.