Grande Imprimerie (p. 267-280).


VII


Par un revirement assez compréhensible, Mme Raimbaut accomplissait cette nuit-là un retour vers son enfance, cherchant à s’expliquer le rôle de Renée dans sa vie.

Elle se rappelait cette tendresse résistante, qui éclatait pour elle dans une maladie qu’elle avait eue encore enfant, et dans laquelle Mme de Sérigny luttait d’une façon que le docteur déclarait être la réduction du fameux problème électro-magnétique dans la guérison de certaines souffrances. Renée décomposait l’incendie qui embrasait les méninges ; elle établissait un courant fluidique parti d’elle et allant à Sabine qui opposait sa ténacité aux engouements nerveux déchaînés. Vers le vingt-et-unième jour, la fièvre entrait dans une période descendante. Sous la lourdeur des paupières la perception des objets commençait à hanter l’entendement, les nuances zézayaient dans la chambre aux volets clos, tandis que les pensées revenaient légères, insistantes, piquer des feux dans l’atonie qui embrumait le cerveau de ses vapeurs. Soudain elles lançaient leur coup de clarté comme une rampe de théâtre, et Sabine roulait d’un seul jet dans la convalescence avec la même facilité que dans la fièvre. Aussi, quelques heures après cette reprise de ses facultés, elle demandait gaiement à Renée : — Existe-t-il, par hasard, dans la grammaire un prétérit à l’usage des trépassés qui ont à parler d’eux ?

Ce n’était plus la petite Sabine, mais une grande et frêle jeune fille laissant percer le bout du ressort d’acier de son organisation ; maintenant les phalanges de ses doigts vous broyaient la main en vous la serrant résolûment, et, lorsqu’elle entreprit le tour du jardin, appuyée au bras de cette vaillante amie, un nœud indissoluble les enchaînait l’une et l’autre.

Mme de Sérigny se retrouvait vraiment mère, en proie à des cramponnements d’entrailles près de cette enfant qui lui devait de vivre à nouveau. Il lui semblait que sa fille adoptive lui tenait par des liens charnels.

— Que je te regarde encore, mon beau « moi » ! disait-elle en l’embrassant, heureuse et toute fière.

Elle lui parlait avec une intonation passionnelle qui mettait une suavité dans les coins rudes de sa voix vibrante comme une pièce de bronze, où le mot n’atteignait que rarement la modulation ; cette voix blessait alors aussi souvent qu’elle avait sensualisé la vie organique de ceux qui l’écoutaient, et maintenant son accent retrouvait la longueur des phrases d’amour pour s’étendre comme une caresse qui va s’allongeant jusqu’aux lèvres.

L’enfant se pressait contre le sein de cette femme, aux yeux sauvagement doux, à la peau parfumée, qu’elle n’avait pas vue depuis les dernières vacances, mais dont le langage arrivait toujours droit à elle. La jeune fille et la femme d’un âge mûr se parlaient en sourdine, comme si on eût senti des pleurs sous le baiser donné.

Mme de Sérigny subissait elle-même inconsciemment la chaleur engourdissante de ces deux bras minces qui l’enlaçaient timidement d’abord, et qui, ensuite, se rivaient derrière son cou, pendant que la tête chaude de sa petite amie reposait sur son épaule. Renée, enfoncée dans son grand fauteuil, les pieds au milieu des cendres, la gardait blottie frileusement entre ses genoux. Sabine ne délogeait guère de cette position favorite. Renée massait de ses doigts fins ce corps frêle qui éprouvait le besoin des câlineries et qui traversait la période où les enfants souffrants se pressent indolemment dans les bras de ceux qui les aiment. Et de ses yeux de jouisseuse triste, Renée la couvait en silence, aimant dans la plénitude de ses forces ce qu’elle regardait comme devant atteindre un jour l’expression du vice frêle, élégant, nerveux.

Il fut donc facile à Mme de Sérigny de reconnaître que sa pupille possédait ce tempérament dont on meurt vite quand on ne réussit pas à dompter les milieux dans lesquels il existe ; heureusement, Sabine était en état de se mesurer à l’envie. Sûre de l’appui de Renée, elle se disait que le moindre levier serait suffisant pour écraser ces parvenus, que son tuteur bafouait devant elle. L’ambition d’être « quelqu’un » lui sautait à la gorge ; elle éprouvait vaguement ce besoin des natures viriles de s’incuber dans une action, de mener jusqu’au bout une œuvre, d’imposer son autorité sur un groupe de gens. Quand Renée la reconduisit à Paris, la transformation opérée abasourdit jusqu’à Duvicquet ; lorsque Mme de Sérigny quitta celle qu’elle appelait maintenant sa petite ambitieuse, Sabine, en pleine aspiration d’avenir, se rivait à un travail opiniâtre, décidée à acquérir une force intellectuelle ou artistique dont le triomphe assurerait pour elle la certitude des représailles et la meilleure à infliger. Quel avait donc été le dessein de Renée en dérobant à Henri une partie de la vérité ?

Je ne sais à quelles lois sont soumises ces aspirations horribles qui vous lappent le sang ; mais ce qui est marqué du monstrueux brave l’insuffisance du jugement des hommes. Enfant, Sabine le ressentait déjà, et l’on a beau vouloir cacher la dépravation des sens, tôt ou tard elle fait irruption. Que l’inceste qui a pris naissance dans notre sang se nourrisse de sa dépravation même, qu’il en creuse l’horreur et qu’il s’en envenime jusqu’à extinction, c’est fort possible ; mais qu’il soit contraire à l’humaine nature, c’est ce que je nie, puisqu’elle l’accepte dans ses moindres déductions. La preuve c’est qu’à la limite extrême du paroxysme où Mme Raimbaut s’imaginait être la proie d’un affreux amour, elle ne songea point à se sauver de sa maison. Quelques heures après, elle se voyait détrompée par Duvicquet qui lui expliquait que Renée, redoutant probablement la crise violente où son amour la jetterait, avait laissé la croyance de sa paternité subsister en lui, sans vouloir dévoiler la vérité à Raimbaut. Quant à la bizarrerie de cette façon d’agir, il n’en fallait point demander la justification à Mme de Sérigny : si elle s’était ainsi comportée, c’est que tel avait été son bon plaisir.

— Tu sais bien, ajouta Henri, qu’avec elle on ne creuse pas très avant sans se heurter à la barre d’acier de sa volonté. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’en me forçant à croire que tu étais ma fille, Renée releva mon courage éteint, ou plutôt, ma foi dans ma carrière. Elle réunit sur ta tête mes adorations ardentes, exclusives, et elle ne me détrompa qu’au moment où je me figurais être criminel, en t’aimant d’un amour que je supposais atroce.

Chose singulière, cette nuit-là, Sabine s’obstina malgré l’évidence à se persuader qu’un cachet monstrueux marquait ses fantaisies délirantes. Pendant que Duvicquet cherchait à dépouiller leur liaison de son caractère antiphysique, elle s’efforçait d’en prolonger l’illusion en son cerveau. Elle voulait l’aimer dans le détraquement de ses sens bouleversés, et ne cessait de lui répéter :

— Que m’importe, au bout du compte, si tu es mon père ? Toute idée publique, toute convention reçue est une sottise, car elle a été acceptée du plus grand nombre.

Du reste, la pensée qu’elle devait être à l’heure présente la hantise, l’obsession des petites cervelles des bourgeoises la remplissait d’une joie immense. Mme Raimbaut voyait presque ces pécores baver de rage en prononçant son nom ; et comme, depuis quelques jours, Duvicquet lui avouait qu’il soupçonnait véhémentement Jenny Varlon et la marquise de Mansoury d’être des policières, sa joie ne connut aucune borne en songeant que ces drôlesses rapportaient sans doute aux magistrats, qui se servaient d’elles en guise d’agents provocateurs, le cas que l’on faisait chez Duvicquet de leur crapuleuse personne. — « Certaine canaille inamovible, le président Brioux de Bazanville, songeait Sabine, doit salir ses draps de fureur en apprenant que nous acquérons chaque jour les espèces sonnantes avec lesquelles on parvient à fonder un journal pour aider à démasquer ses pareils. »

Elle entendait joyeusement retentir les coups de gueule de la citoyenne Roudier, « la dame à un ministre nouveau ; » ceux de la bête du Gévaudan, de la femme Barras, et tant d’autres, et elle se répétait :

— Maintenant qu’ils me croient aimant d’un amour anti-naturel, vont-ils s’exercer, vont-ils s’aplatir devant le procureur de la République pour qu’il lance ses limiers après nous, et nous suscite maints obstacles !

Mais le lendemain, elle se levait préoccupée, la parole saccadée, le geste hâtif.

— Tant que les vitres ne sont pas cassées, finit-elle par dire à Duvicquet, on regarde à travers dans une maison ; quand elles le sont, le monde crée entre deux amants l’indissoluble, en acceptant cette liaison. Seulement, le jour où ce qu’il nomme l’amour a cessé de remplir leur existence, il qualifie ce même amour de crime. Or, ce jour où je serai moins pour toi, ce moins-là, Henri, équivaudra à n’être plus, et que me restera-t-il ? à jeter mon bonnet par-dessus les moulins.

— En sommes-nous-là, Sabine !

— Non, mais avoue qu’en perdant de sa criminalité, notre liaison perd de sa puissance ? — Que veux-tu ? Je suis une de ces natures violentes ayant toujours besoin d’une exaltation pour se défendre de la satiété. Quand une me fait défaut, j’en rêve une autre qui s’accentue davantage.

Elle le regarda et continua presque entre ses dents :

— Et moi, moi qui me croyais redevable envers toi des instincts perversifs qui s’y trouvaient… Moi qui croyais avoir pris dans ton flanc un peu de la fange que mon sang roule… Ah ! c’est trop bête de l’avoir supposé, et maintenant qu’il manque à notre soi-disant inceste son degré de criminalité…

— Tu ne le reconnais point assez fort pour enfoncer les portes ? allons, avoue-le pendant que tu y es ?

— Eh ! pourquoi discuter ? on accepte une passion en raison de ses proportions, de son énormité, de la chute prodigieuse dans laquelle, à tort ou à raison on supposait les victimes entraînées, parce que cette même énormité de chute en expliquait précisément le vertige. Mais là où, au contraire, il ne reste que la distance du saut d’un lit à un autre lit… la grandeur de la faute diminue et, partant de là, l’immensité de tendresse ou de folie qui en détermina l’action… — Allons, je déraisonne ; je t’aime, embrasse-moi.

Elle n’acheva pas, se montrant, du reste, comme ses pareilles, qui s’imaginent ne pas aimer si elles ne le font sous la cuisson d’un remords.

— Ah ! s’écria-t-il, pris de colère, tu te trompes si tu ne te reconnais pas quand même de mon sang. N’ai-je pas fait passer dans ton être moral et physique la quintessence de ce que je suis ? Je peux certes signer mon œuvre, je t’en réponds ; tout le jus de mes haines, de mes fureurs n’est-il pas exprimé dans tes veines ? Allons donc ! tu es nettement, qu’on le veuille ou non, le produit moitié boue et moitié fiel que je suis moi-même… N’ai-je pas tout trahi pour t’aimer, tout vendu pour t’acheter ?… Va… si tu cesses d’être ce que tu es, je répliquerai : — Qui t’a volé à moi, cruelle enfant ?…

— Eh bien, non ! eh bien, non ! s’écria-t-elle, en se jetant à ses genoux… pardonne-moi d’avoir abaissé l’amour comme je l’ai abaissé, la seule chose qui reste aux femmes qui ne croient pas… Oui, je m’étais figuré qu’on aimait mieux, choyé par le luxe et caressé par l’envie… Et tu tentes l’impossible pour me convaincre que ma dépravation est ton œuvre, alors que je ne suis qu’une aberration dans ta vie… Ô mon amant !… mon pauvre cher amour !… reprends ton existence passée ; l’argent n’aura rien sali dans ton âme d’artiste, et ton contact de feu aura brûlé mes mauvais germes…

— Ah ! murmura-t-il, j’ai raison de le dire ; tu n’es convertie à rien, tu m’échappes, voilà le vrai… Rends-moi ma Sabine, mon ange sophiste, mon démon inspirateur…

— Rends-moi plutôt, répliqua-t-elle, rends-moi ta droiture, ta conscience un instant faussée ; tu avais raison, les dieux se vengent quand on déserte leur autel, mais il n’y a eu d’autre entraîneur que ma volonté et il me plaît de te rendre à eux. Le pire pour moi, je le sens, c’est de te voir rebrousser chemin ; c’est de te savoir bafouant ton passé ; ce n’est pas la première chose que je t’oblige à profaner, hélas ! je le sais. — Mais, mon pauvre Henri, j’ai besoin de croire que tu ne t’es pas abaissé jusqu’aux bourgeois. J’ai besoin de te retrouver ce que tu étais avant notre apostasie… Mon amour t’a perdu, mais le tien a repétri en moi une autre femme ; tu as de la fange de coulissier aux doigts… essuie-les pour me caresser.

— Ah çà, mais tu as des mots de théâtre ; dans quel pot d’idéal as-tu beurré ta tartine ? Est-ce que tu vas me la faire à l’ange ?… Brrr, j’en ai froid dans les omoplates. Laisse donc tes tirades aux femmes grasses, au moins pour ce soir.

Il l’attira violemment à lui, puis, la repoussant une minute pour la mieux fixer :

— Il est trop tard, Sabine, reprit-il enfin d’une voix sourde ; on n’accomplit jamais impunément ce que j’ai accompli ; si je désertais maintenant je ruinerais ceux qui m’ont confié leurs fonds, qui attendent de moi ce que j’ai promis. Ne discutons pas les faits, qu’ils restent ce qu’ils sont… Qui sait si, bientôt… ? Mais non, c’est stupide.

Il n’acheva pas, elle le regarda émue d’une vague épouvante.

— Que veux-tu m’avouer, mon Dieu ?

— Rien… peu de chose. J’ai essuyé des pertes assez… considérables, et si un coup de Bourse ne me… rendait pas ce que j’ai perdu…

— Achève, je t’en supplie.

— Je serais… balayé ; mais… au bout du compte, mes terreurs sont puériles, je ne crains nullement ; ne tremble donc pas, enfant que tu es.

— Ainsi la soirée d’avant-d’hier…

— Était destinée à rassurer certaines gens ; mon Dieu, oui ; on est obligé à ces choses-là dans mon… dans notre métier.

Et, changeant brusquement de ton :

— Nous avons eu tort, je le suppose, de brusquer la Varlon et la marquise. Comme policières, attachées à un ou deux salons politiques, elles pouvaient me donner des nouvelles qui m’eussent permis d’établir des bases d’opérations pour cette semaine.

Il aurait parlé longtemps sans interruption ; elle demeurait écrasée, les membres inertes, les yeux vides, sans vibration comme une chose brisée.

Il n’y avait jamais grand mal à se donner pour déshabiller Mme Raimbaut, qui conservait la louable habitude de vivre chez elle dans le costume peu dispendieux d’une déesse qui a souci des traditions ; aussi le peintre arriva-t-il assez promptement à ses côtés dans un état qui n’excluait pas la décence, mais qui ne faisait pas de cette qualité absolument moderne une condition irréfragable de la vie, vu qu’elle n’aurait pas été de mise en pareille situation.

— Eh bien, quoi ? dit-elle en le repoussant légèrement, lorsqu’il se coula près d’elle.

Ce « eh bien, quoi ? » offrait un caractère assez hypocrite, attendu que Sabine savait parfaitement ce que réclamait son tuteur, mais lui, affectant de croire au sérieux de sa question :

— Je te dirai « quoi », répliqua-t-il, quand tu m’auras laissé reprendre la position décrite si éloquemment par Salomon dans le Cantique des cantiques : « La droite de mon bien-aimé est passée sous ma tête, et l’autre… »

Il ne jugea pas nécessaire de continuer, ayant trouvé le moyen d’achever la description autrement qu’en paroles.

Il est probable que ce procédé représentait la meilleure partie de ceux qui lui réussissaient en maints cas d’angoisses semblables ; car elle oublia ses inquiétudes, et s’abandonna. Alors ils recommencèrent à s’incorporer la chaleur, le mordant cruel des liaisons perverses dont le vertige chauffait la chair anémique de la jeune femme. Le lit, les objets, participaient à l’ensorcellement ; une nouvelle intensité d’appétit ouvrait chez elle les désirs hésitants, et la précipitait impérieuse vers le but final. Entre les draperies du lit, qui se tendaient autour de Sabine ainsi que les rideaux d’un temple, elle demeurait étendue, et la teinte rose de l’étoffe, un peu pâlie à l’usage, l’enveloppait de sa nuance flétrie en évoquant déjà à la pensée les traces délicates d’un amour délicieusement fané.

Ces draps sur lesquels pesait l’immobilité de son corps gardaient le pli de l’ivresse éprouvée, de l’odeur latente du baiser. Leurs membres s’y étaient coulés, leur peau y avait senti la caresse de la batiste parfumée ; leurs reins y avaient roulé, enlacés l’un à l’autre, flambants, enragés, incendiant la place où le sommeil les surprenait, et il suffisait à Sabine de s’y recoucher pour éprouver d’abord un flux de tempête sous la peau, et le pourlèchement des anciennes caresses qui lui ressaisissait l’épiderme à travers la fraîcheur du linge. Certains jeux de passion échappent au jugement des hommes, et les voluptés spasmodiques qui atteignaient Mme Raimbaut en ses plus froides régions étaient de celles qui effaçaient les transes des mauvais pronostics par la force de la jouissance active des embrassements nouveaux. Mais dans cet enlacement de deux corps l’un contre l’autre, et qui s’achevait avec ce coup de dent donné brutalement à la matière, il se révélait surtout, en une minute de chaudes délices, la conviction de l’âpre et souveraine jouissance d’une loi sociale détruite ou violée.

Lorsqu’arrivait le léger évanouissement du cerveau qui succède à une crise, les objets qui les entouraient paraissaient quitter la position qu’ils occupaient et répondre aux yeux en offrant un doux froissement de contact. C’est un phénomène qui se produit souvent dans cet état de l’esprit, qui n’est pas le sommeil et n’est pas encore le réveil. Les couleurs des choses extérieures semblent glisser sur nous et tantôt se foncent ou s’allègent à nos regards ; on croirait que les pensées s’évadent du front, et c’est là le singulier état qui s’emparait d’eux à travers les imperceptibles lueurs des persiennes fermées, quelques minutes après l’action précédente, tandis que la paupière encore lourde battait dans le rêve. — Que de cravates de jeunes premiers on aurait coupées dans ce rose de l’alcôve ! Quels nuages on eût édifiés avec ce bleu de mousseline ! Que de vestons coquets tenaient dans l’étoffe gris d’argent ! Que de capuchons, mystérieux protecteurs, dans ce noir velours de la portière ! Que de coussins légers pour supporter la tête d’une amoureuse on pouvait tailler dans l’étoffe en brocatelle ! Que de ruisseaux doucement jaseurs se nuançaient à l’imagination dans le vert tendre des doublures de satin ! Ainsi, au choc des tons, répondaient le jasement des idées, le soubresaut des appétits ; et, dans ce même instant, où ils se trouvaient encore une fois, là, chez eux, protégés par l’ombre des fenêtres enjuponnées d’étoffe, sous lesquelles passait le tout Paris, pendant qu’elle regardait l’épanouissement des grosses palmes rouges du tapis, Sabine croyait en ressentir un éclaboussement de pourpre qui lui chatouillait le cœur ; et elle se plaisait à imaginer, cette chercheuse, cette inventrice, que c’était comme si quelque bête énorme, quelque bête fantastique comme on en procréait dans l’antiquité, avait été assommée d’un coup par le héros, son amant, qui sommeillait à ses côtés, et que, de ce sang répandu, était sortie une jonchée de fleurs…