Grande Imprimerie (p. 232-241).


III


Trois ans après les événements précédents, Mlle Léa, actrice à l’ex-théâtre Beaumarchais, était entre les mains de sa femme de chambre qui la coiffait.

— À propos, ma fille, dit étourdiment l’actrice, tu m’as fait un fier cadeau, et il faut que je te le paie.

— Madame ne me doit rien.

— Comment, je ne te dois rien ? les boucles que tu m’as données ont été si artistement montées, qu’elles m’ont valu un succès étourdissant et tu prétends que je ne te dois rien ? Tu vas voir.

Quittant brusquement sa chaise, Mlle Léa courut à la commode, saisit son porte-monnaie, et vida six pièces d’or entre les mains de sa camériste.

— Non, non, répéta celle-ci d’un ton rogue, en se retournant.

— Ah çà, Frissonnette, ma fille, tu perds la tête ?

— Je ne veux pas de l’argent de madame, repartit aigrement celle à qui s’adressaient ces paroles.

— Comme tu voudras, s’écria l’actrice en colère ; tu es dans une de tes lubies ? Allons, coiffe-moi aussi bien que l’autre jour, c’est tout ce que je te demande ; tu auras réfléchi d’ici à demain.

Elle prit un journal sur la cheminée et se mit à lire.

La jeune fille soulevant les bandeaux et les décrépant, s’efforça de les brosser avec soin ; mais, lorsqu’il lui fallut, après avoir tressé les longues nattes, attacher les deux anglaises dont Mlle Léa avait parlé, on aurait facilement constaté que la femme de chambre méritait mieux que jamais son surnom de Frissonnette, au tremblement qui s’empara de ses bras. Elle semblait ne pouvoir détacher ses regards des boucles qu’elle achevait de fixer aux cheveux naturels de sa maîtresse ; elle voyait retomber flexibles, luxueuses, leurs longues soies prêtes à s’amollir à la chaleur des mains passionnées qui, une heure plus tard, tenteraient de les dérouler. Frissonnette donna à la chevelure un dernier lisser fébrile, et Mlle Léa se leva en poussant un cri de triomphe.

Un quart d’heure après elle était habillée et sortait à la hâte.

Restée seule, la femme de chambre prit possession de la chaise-longue où l’artiste étudiait ses rôles et demeura plongée dans une méditation persistante.

Elle se rappelait son arrivée en ce même appartement, quatre ans avant, lorsque la tentative d’un misérable l’ayant déshonorée, il l’apportait effrayé dans cette chambre, la confiant aux soins de Mlle Léa dont il se trouvait alors l’amant en titre. Elle se souvenait de la terreur éprouvée par lui lorsque l’actrice, émue de sa situation affreuse, chassait ignominieusement l’homme qui l’entretenait, donnait asile à l’orpheline et réparait dans un élan de vraie bonté l’attentat dont Frissonnette gardait une vision si précise. Elle voyait Mlle Léa devenant sa protectrice, la sortant de sa misère, et forçant l’auteur de ce rapt infâme à lui verser une somme d’argent dont elle consacrait entièrement le total à l’élever. Aucun des détails ne lui échappait, mais un surtout demeurait atrocement persistant : c’était le jour où, découvrant dans les yeux de Mlle Léa une lueur de convoitise pour les beaux cheveux coupés à sa mère morte, Frissonnette, ne possédant que ce seul gage de reconnaissance à offrir, les tendait à sa maîtresse avec une rage impossible à étouffer. Non, elle n’écartait point ce souvenir : de Léa, donnant les cheveux à travailler, les faisant tourner en boucles adorables, et les adaptant à sa coiffure de chaque soir, coiffure destinée à capter les sens et à lui assurer le paiement de ses nuits. Maintenant qu’elle était partie, la jeune fille se réveillait en proie à une amertume intolérable ; elle s’avouait n’éprouver pour sa bienfaitrice qu’une reconnaissance mélangée d’envie. Léa croyait avoir largement agi pour elle, sans doute ; elle ne se doutait pas qu’en la voyant sortir, la tête ornée de la dépouille maternelle, l’orpheline subissait un martyre périodique. Non, ce ne pouvait être à Léa que devait rester à perpétuité le triomphe d’une pareille propriété ; puisque cette chevelure servait les intérêts d’intrigues amoureuses, pourquoi donc Frissonnette ne s’en parerait-elle pas à son tour ? Est-ce qu’elle n’était pas aussi jolie que la personne qui en disposait et capable d’inspirer les mêmes caprices ? — Caprices d’une minute, assurait Léa, lorsqu’elle se montrait communicative pour sa camériste — soit ; mais pourquoi pareille destinée eût-elle été refusée à Frissonnette ? Peu à peu ses désirs s’accentuaient, elle reprendrait ce qu’elle avait donné ; elle ne possédait que ce lot, cette mince relique : deux immenses boucles de cheveux, capital assez dérisoire ; mais peu lui importait, elle les arracherait à celle qui s’en prévalait. Elle irait où allait l’actrice ; elle serait novice dans les premiers moments ; tant pis, on ne l’en aimerait que mieux. D’ailleurs, quel autre avenir s’offrirait à elle ? Quel homme honnête consentirait à l’épouser, elle qu’on flétrissait enfant ? Si Frissonnette eût raconté cette catastrophe, personne ne l’aurait crue ; pour la fille sans protection, sans profession, est-il d’autre ressource que celle de se vendre ?

D’ailleurs, ce terrible moment du viol qui lui avait servi d’initiation, elle souhaitait le voir renaître ; le souvenir de la douleur atroce causée par cet incident étrange laissait dans sa mémoire des traces d’excitation charnelle qu’il ne lui déplaisait pas d’évoquer. Elle aurait voulu savoir si maintenant, à l’acte qui, quatre ans auparavant la torturait, succéderait une jouissance vive.

Oui, sa résolution s’affermissait, elle reprendrait les deux boucles tentatrices, et elle se sauverait.


C’est la nuit, Mlle Léa est rentrée de mauvaise humeur, moins tard qu’on ne s’y attendait, n’ayant rencontré personne au rendez-vous donné. Elle s’est couchée en bousculant la femme de chambre. Frissonnette a feint de ranger un instant la toilette de madame, ensuite elle est sortie de la pièce, emportant quelque chose. Il est dix heures, elle n’a pas touché à ses hardes, mais elle a pris l’argent de ses gages.

— Je vais faire une commission, a-t-elle crié au concierge, qui clignait de l’œil en la regardant courir.

Le lendemain on l’a appelée, des recherches ont été commencées, sa disparition n’est nullement douteuse. Mlle Léa s’est inquiétée un instant ; en s’apercevant de la perte de ses anglaises, elle a compris.

— Au bout du compte, la pauvre fille a pu se voir dans son droit, a-t-elle dit ; sa vie n’a pas été très heureuse à mes côtés ; depuis quelques jours, surtout, je la trouvais soucieuse. Quant à ses cheveux, j’ai remarqué qu’après me les avoir offerts, elle s’en montrait jalouse ; c’est un drôle de caractère. Elle a eu parfois des accès de sentimentalité bête ; et dans d’autres instants, on ne lui arrachait pas un mot. La preuve qu’elle est honnête c’est qu’elle n’a abandonné ses vêtements que parce qu’elle emportait mes boucles. Ma foi, qu’elle devienne ce qu’elle pourra.

Et l’on ne pensa pas longtemps à Frissonnette, au no 126 du faubourg Saint-Antoine.

Cependant, la fugitive s’installait dans une petite chambre d’hôtel ; mais ses deux cents francs d’économie s’épuisaient vite. Un jour, elle se coiffa plus soigneusement qu’à l’ordinaire ; elle se préparait à jouer son va tout, selon le terme usité ; ses boucles lustrées luisaient, d’un éclat inaccoutumé, une vie impalpable les agitait comme si elles eussent réellement pris racine à sa tête fiévreuse. Elles lui effleuraient la nuque ainsi que des balbutiements de caresses. Ce qu’il y avait de singulier, c’était le brillant de leurs ondes qu’aucun cosmétique ne diamantait. Comme elles étaient longues et de remuante perversité pour le cœur, ces boucles folles qui auraient mis en rut jusqu’au Dieu caché dans une hostie, autrement dit, l’invisible verbe qui s’agite sans cesse sous les plis intimes du vêtement humain ! Comme leur attouchement courait chatouilleux sur cette peau de femme ! Quels inénarrables serpentements de flamme leur ondoiement vous faisait courir par contrecoup à l’épine dorsale ! Elle les tirebouchonna autour de son doigt et les rapprocha de sa bouche ; une humidité étrange persistait dans ces soies enroulées, luisantes, où les sens de Frissonnette, saisis un instant d’hallucination, retrouvaient comme la moiteur de l’ancienne agonie. En y égarant ses lèvres, elle s’imaginait baiser encore les bandeaux de l’agonisante, et, près des bandeaux, ses tempes mouillées. Dans un court espace de temps, cette dépouille tout humaine lui rendit le contact de celle qui n’existait plus, le masque suintant qu’elle se souvenait d’avoir essuyé avec un mouchoir sale, la bouche tordue et baveuse, grimaçant, à la place d’un adieu tendre, un anathème ; mais les pensées tristes ne durèrent pas, elle esquissa un drôle de sourire, et se dit qu’elle avait eu raison de cueillir après ce cadavre le seul ornement susceptible de lui être utile. — Avec cela, se répétait-elle, on me paiera chèrement ; c’est incroyable comme ces deux machines m’allongent l’ovale du visage, me donnent quelque chose de penché, de comme il faut, m’aident à ressembler à ces « demoiselles » du bon air, que j’ai vues dans la rue allant prendre une leçon d’anglais en face de chez nous, suivies d’une gouvernante. — Sans mes anglaises j’ai la tête d’un gamin qui court le trottoir pour acheter deux sous de frites. — C’est étonnant comme maman cachait de beaux cheveux dans son bonnet crasseux… Je ne m’étonne pas maintenant si elle les soignait, si elle les peignait.

Et un éclat de rire sonna rapidement au creux de sa gorge.

— Bah ! fit-elle, est-ce que par hasard ils ne lui auraient point servi à exercer le même métier que moi ? Maman, qui tirait parti de tout, a dû se vendre, elle aussi. — Pas de danger qu’elle aurait laissé sa chevelure improductive… Ai-je été bête de ne pas la couper entièrement, cette sacrée toison ! et moi qui ai failli m’attendrir il y a un instant… Mais où égarais-je ma tête de ne pas comprendre que ce qui a servi d’hameçon à ma mère, pour s’offrir aux hommes, et me faire manger quand j’étais petite, m’aidera également ce soir, pour qu’on m’achète un bon prix… ?

Elle rit à gorge déployée.

— Tiens, songea-t-elle, on aura eu la croix, l’anneau, le diamant de ma mère… on aura maintenant le poil de ma mère… en v’là une trouvaille !

Et toujours riant, elle se mit résolument en route.


Huit jours après, Frissonnette était encore dans cette même chambre d’hôtel, à côté d’un jeune homme ; l’un et l’autre achevaient de souper.

— Ainsi, reprenait la jeune fille, tu veux absolument que je quitte la maison ?

— Oui, et notre liaison est à cette condition. Si tu dois reparaître où je t’ai rencontrée, séparons-nous.

— Mais quand je te répète que je n’ai pas eu d’autre amant que toi, que je n’en aurai aucun, que je t’attendrai chaque soir.

— N’importe. Dans la famille où je désire te placer, vois-tu, je serai sûr… que…

— Allons, mon pauvre Jonquille, tu as beau t’en cacher, tu es jaloux, tu veux me rendre à mon ancien métier de femme de chambre, pour avoir la certitude qu’on me surveillera, conviens-en !

— Je t’assure que Mme Raimbaut est incapable d’exercer aucune surveillance autour de toi. Elle vit boulevard Haussmann, avec son mari et son tuteur, Henri Duvicquet, peintre, dans l’atelier duquel j’ai passé trois ans.

— Pourquoi l’as-tu quitté ?

— Parce qu’il s’est lancé dans les affaires de bourse et qu’il n’a plus eu besoin de moi. Alors, il m’a recommandé à un de ses amis, M. Rougemont, directeur du théâtre Athénien, qui m’a reçu dans sa troupe. Mais, comme je vois mon ancien maître aussi souvent que possible, on m’a chargé de trouver une personne de confiance pour madame.

— Tu as raison, Jonquille, je serai bien là certainement, et pourtant j’hésite à troquer ma liberté contre la domesticité.

— Laisse donc, tu ne pourras pas voir Mme Raimbaut sans l’adorer.

À la suite de cette conversation, Frissonnette acceptait résolument, et, le lendemain, Jonquille réglait la note de l’hôtel, puis emmenait sa maîtresse, modestement vêtue, boulevard Haussmann, 43.

Dès que la jeune fille entendit Mme Raimbaut, ses craintes se dissipèrent, elle demanda à entrer en fonctions, et Jonquille l’ayant conduit dans sa chambre, en partit une heure après pour se rendre à sa répétition, pendant qu’elle s’installait à sa besogne.

Frissonnette, vêtue de sa robe de mérinos gris, et d’un coquet tablier blanc, circulait dans l’appartement ; elle portait un surtout d’argenterie qu’elle se disposait à polir, lorsqu’un timbre résonnant deux fois annonça un visiteur.

Au même instant, le personnage auquel on avait ouvert parut suivi d’un domestique auquel il donnait un ordre. Frissonnette étouffa un cri, et déposa le surtout sur l’étagère du buffet en se retournant comme si elle eût tremblé d’être reconnue.

— Lui ! murmura-t-elle, les jambes fléchissantes ; lui !…

Et elle se cramponna deux secondes à la tablette de l’étagère craignant de tomber.

Le domestique arrivait seul.

— Qui donc est venu voir madame ? demanda-t-elle, en essayant de se composer un masque d’audacieuse indifférence.

— Personne n’est en visite chez madame, répliqua le valet, sans remarquer son trouble. C’est son mari qui rentre.