Grande Imprimerie (p. 47-66).


II


Cinq jours après l’envoi de la lettre précédente, M. Henri Duvicquet, assis au coin de la cheminée de son salon, essayait de lire un journal, non sans lancer un coup d’œil furtif à Mlle Sabine, étendue au fond de la pièce sur un canapé. La brouille légère survenue entre le tuteur et la pupille semblait n’être point terminée encore vers dix heures. Le dîner s’était passé silencieusement. Mlle Sabine, empruntant l’attitude d’une jeune déesse offensée, décidée à ne pas pardonner si vite que cela, avait offert le thé à son tuteur en s’abstenant d’en boire avec lui. M. Henri Duvicquet, affectant la plus nonchalante insouciance, paraissait s’acharner à fumer une pipe orientale qu’il oubliait de tirer. La pendule marquait dix heures et demie. Les gens de service venaient de se retirer, en domestiques qui prennent leurs aises. Sabine gardait toujours un silence gros de ressentiments.

Ce salon d’artiste, situé au premier étage d’une maison fermée par une grille et non loin d’un des anciens ateliers du peintre, donnait sur un de ces petits jardins qui ont rendu l’avenue Frochot un séjour de privilégiés. Il s’y trouvait un arbre de Judée d’une coupe particulière, qui semblait se hausser, et, de ses branches effeuillées par l’automne, frappait de temps en temps la vitre comme avec des doigts. Une seule lampe, placée au milieu du guéridon, projetait un cercle de jour duquel Sabine affectait de se retirer, — ce qui conservait à sa tête fine, un peu inquiétante d’expression, une grande douceur d’estompage. Les sièges se différenciaient les uns des autres ; deux ou trois chaises volantes, au dossier terminé en pointe et busqué comme un corsage féminin, se pressaient contre ce meuble du temps de la Restauration appelé « ganache », le meuble des regrets, où ceux qui en ont usé la trame s’installent chaque fois qu’il leur prend des comparaisons fâcheuses à établir — le meuble où nos grand’mères se souvenaient d’avoir existé, refusé ou accordé quelque chose. En cet instant, la ganache était occupée par la personne de M. Henri Duvicquet, vêtu d’une vareuse rouge et d’une chemise de soie de la même couleur, très évasée autour du cou, d’un large pantalon de molleton gris, et chaussé de babouches écarlates qui s’arc-boutaient en l’air sur la tête joufflue d’un des amours sculptés à l’angle de la cheminée.

Le piano, avec ses pieds de griffons comme une bête au repos, plantait, sous son couvercle entrebâillé, une rangée de touches d’ivoire pareille à la denture de quelque monstre. Au-dessus on voyait suspendue une toile anonyme aussi enfumée qu’authentique, dont l’auteur révélait certainement un disciple du Titien. Il s’agissait d’une jeune fille conduite à un vieux sénateur par une marchande juive. Ce tableau, imité du maître, en gardait la chaude splendeur. L’entremetteuse, au teint orangé, poussait l’enfant, que l’artiste avait peinte dans une pâte rayonnante et laiteuse, entre les bras du vieillard à barbe de bouc, qui tendait les mains pour la saisir avidement. Le cou de la jeune femme participait, comme dessin, des lignes indécises de la fille qui grandit. Le rejet hardi de la gorge agitée, sur laquelle s’arrêtait le vol lubrique des yeux de l’homme qui venait d’acheter cette nuit de plaisir ; la fumée rousse de cette chevelure d’une créature de dix-huit ans se perdant vers le fond ; enfin ce corps où, dans les régions molles du ventre, le peintre s’était assimilé le dessin du maître ; le cynisme de la mérétrice, en un mot l’ensemble, dans lequel l’idée unique détaillait la pudeur vendue, ne se dévoilait que par morceaux après une analyse minutieuse. Et ce qui vous arrêtait, entre les rares parties non encore dévorées sous les ombres dont la toile s’embuait chaque jour, c’était la physionomie insolente de la procureuse qui paraissait là toute seule, comme une tête sans corps, qui vivait quand même dans la persistance de son astuce, et qui vous accrochait, vous prenait de force à l’angle aigu de son ricanement.

En face de cette composition du xvie siècle, une réduction de la Diane de Poitiers, de Jean Cousin, plantait dans le diamètre lumineux du salon une rondeur de ventre et l’enveloppe sphérique d’un sein tendu, fouetté de tons de soufre, que lui communiquait le rapprochement miroitant d’une draperie jaune.

Ces deux toiles, aux jours où l’on envahissait l’atelier et la salle à manger chez Duvicquet, écrasaient du haut de leur pesanteur magistrale les épaules de ces échinés de la bohème, de ces ratés de l’art dont Duvicquet aimait parfois à s’entourer. À elles seules elles suffisaient pour convaincre que ceux qui vivaient à leur contact n’endureraient point facilement l’évolution de la sottise moderne. La bureaucratie n’eût pas osé s’aventurer dans ce salon qu’elles remplissaient ; gueuses et gueux de plume, traçant leur pensée sur du papier bien réglé, ne s’y seraient pas risqués. On sentait de suite, en frôlant les livres épars qui couvraient le guéridon, les partitions du casier de musique, qu’il ne ferait pas bon entamer là certains éloges du régime actuel, ou celui du grand Manitou, sous peine de recevoir l’épaisseur d’une semelle de botte au derrière. C’était à la fois comique et sérieux, cette horreur de la morgue présidentielle à chaque réunion avenue Frochot. Et toujours, si la phrase menaçait de devenir concessionnaire à l’endroit du Manitou, il suffisait de l’allée et venue du regard dans cette pièce, pour bannir comme outrageant envers les œuvres de l’esprit le nom du despote bourgeois jouant au Washington ou plutôt au César. Et les deux tableaux, s’enlevant sur le fond neutre du salon, vous parlaient de ce xvie siècle, de cette génération si indépendante de peintres et de penseurs, et vous communiquaient cette invincible attirance de la matière, que Fromentin a caractérisée : « l’énigmatique et mortel regard des Jocondes ».

Cependant Sabine commençait à trouver que sa dignité lui coûtait cher, et elle s’ennuyait si fort qu’elle prit le parti de sortir de sa prétendue, somnolence et d’aller ouvrir le piano où elle joua des airs… qu’elle savait devoir exaspérer Duvicquet. S’apercevant que son manège ne lui attirait pas une syllabe de reproches, elle ferma violemment l’instrument ; très agacée, elle retourna se rasseoir en s’étirant les bras et en exécutant un bâillement formidable. À ce même moment, un coup de sonnette la fit sursauter.

— Enfin ! ce doit être elle ! cria la jeune fille en bousculant les meubles pour courir à la porte, et pénétrée d’une joie extraordinaire.

Duvicquet s’attendait probablement à ce que ce coup de sonnette lui amènerait, car il n’eut aucun geste de surprise lorsqu’un cri de plaisir étouffé lui révéla une présence qu’il paraissait attendre, lui aussi. Une femme de quarante-six ou sept ans à peu près, en costume de voyage, entra enlacée par Sabine, et reçut une vigoureuse embrassade de Duvicquet, qui songea mentalement :

— Je l’aurais parié !

— Est-il possible que ce soit là notre Renée de Sérigny ? murmura-t-il en marquant plus d’émotion que de surprise, ayant des raisons de soupçonner le but de cette visite. Je l’avais crue rivée là-bas.

— Moi aussi, répliqua gaiement la nouvelle arrivée ; mais comme vous me menaciez de rester encore une autre année sans m’octroyer votre présence, j’ai pensé que, puisque l’ingratitude était de votre côté, la magnanimité devait passer du mien, et j’arrive.

— Attends que je t’enlève ton chapeau et ta houppelande de berger pour mieux te voir, interrompit Sabine qui ne tenait pas en place et tournait autour de Renée, prise d’une joie folle.

— Tout à l’heure ! laisse-moi m’approcher du feu. Eh bien ! de quoi parliez-vous pendant que je complotais de vous surprendre ? ce n’était pas de moi, certainement ?

— Nous nous disputions, fit gravement Sabine.

— On devient intolérable, ajouta Duvicquet, profondément heureux d’être forcé de parler à sa pupille.

— Je meurs à la peine, déclara la jeune fille.

— C’est-à-dire qu’il n’y aurait plus qu’à fuir la maison, recommença le peintre.

— Poursuivez, poursuivez, répliqua Renée sans s’émouvoir. Ah çà, mais on gèle, ici !

— C’est la faute de mon tuteur. Il est de si mauvaise humeur qu’on n’ose plus ouvrir ni fermer la porte du salon.

— À ce point ? répéta railleusement Mme de Sérigny. Fais-moi donc le plaisir, toi, d’aller me chercher des bûches et de m’offrir une tasse de thé.

Et Renée ajouta en grelottant :

— On n’a jamais vu un feu pareil ! non, d’honneur, en plein automne… — Mon ami, ajouta-t-elle, il y a deux jours que j’ai aperçu mon dernier arrosoir accroché aux branches mortes, les dalles du perron tachées de rouille, les nuages s’accumuler juste au-dessus du mur de mon jardin, ma vigne ramper… jusqu’à la porcelaine qui s’ébréchait. Alors je me décide, je précède mes bagages d’un jour et je suis venue vous apprendre comment on allume le feu, acheva Mme de Sérigny en décapitant la pile de bois du bûcher et en entassant le combustible dans la cheminée d’où jaillirent des torrents de flammes.

Duvicquet se sentait revivre en écoutant cette voix chaude, cette parole nombreuse qui allait et venait autour de lui, pendant que Sabine, en moins de trois secondes, trouvait de l’eau bouillante, apprêtait le samoward, secouait les petites cuillères, bousculait les meubles, éprouvant le besoin de faire du bruit et de sauter sur les poufs, une assiette de petits fours à la main. La vie était si impatiente chez elle qu’il lui devenait impossible de maîtriser le plaisir qu’elle éprouvait en voyant l’empressement de Renée accourant à sa prière. D’une main agitée elle versa le thé.

— Étourdie que je suis ! s’écria-t-elle, voyant qu’il manquait du sucre.

— Nos gens se couchent ridiculement tôt, remarqua Duvicquet. On est obligé de se servir soi-même ici. La maison est au bon plaisir de tous ces drôles !

— Savez-vous que Sabine est terriblement embellie ? interrompit subitement Renée, pendant la sortie de la jeune fille qu’on entendit fracasser la porcelaine dans la salle à manger.

— N’est-ce pas ? dit Henri en se rapprochant de Renée. Ah ! ma chère, que vous avez bien fait de quitter le Berry ! Que j’ai donc besoin de vous !

Et il frôla de sa moustache les doigts délicats qu’il réchauffait depuis un instant.

— À l’autre main, s’il vous plaît, reprit Renée. Vous tenez la même depuis cinq minutes.

— Que ne l’ai-je toujours gardée ! murmura le peintre à voix basse en la contemplant.

Et il ajouta en soupirant :

— Déjà des cheveux blancs, madame ?

— Montre, fit en revenant et curieusement Sabine, qui avait entendu et lui soulevait les bandeaux noirs de ses tempes où passaient quatre ou cinq fils argentés. Ah ! mais oui ! c’est qu’elle en a !… six, sept, huit. Veux-tu que je les arrache ?

— Merci ! répliqua Mme de Sérigny, s’emparant résolument d’un sandwich et le trempant dans sa tasse. Mais toi, mignonne, tu n’es pas trop mal, il me semble ?

— Oh ! moi, je maigris !… Tiens, ce n’est pas une plaisanterie.

Et Sabine, retroussant à la fois sa robe et ses jupons, montra une partie de ses jambes effilées à Mme de Sérigny.

— Et, encore, tu ne vois pas le reste. Si je n’avais des bas de laine, mes mollets ressembleraient à des manches de couteau. C’est effrayant ! As-tu jamais trouvé une araignée comme moi ?

Elle défit sa jarretière, ôta son bas et son soulier, et posa son pied nu entre les genoux de Duvicquet, qui enferma ce pied dans sa main.

— Aïe ! tu me chatouilles ! finis donc ! Et pas de gorge du tout, poursuivit Sabine. C’est au plus si j’ai la place. Je défie de rencontrer un manche à balai comme moi. Je ne plaisante pas ; c’est absolument exact.

Elle dégrafa sa robe, et une gorge de dix-sept ans planta gaminement deux petits points roses au bord d’un corset de satin noir.

— Allons, rhabille-toi, reprit le peintre, un peu ému.

Mais elle s’assit sur son tuteur, et il fallut que Renée palpât bon gré mal gré ses mollets et ses épaules. Après, elle prit la main de Duvicquet et le força d’en faire autant.

— N’est-ce pas que je ne serais guère bonne pour te servir de modèle ? On ne rencontre absolument que des os. Toi qui es un Turc sous le rapport du goût, tu ne serais pas à la noce avec moi ? La semaine dernière je pesais soixante livres. Je suis sûre que cette semaine j’en ai perdu cinq.

Et, guidant les doigts d’Henri autour de ses omoplates :

— Là, c’est encore supportable, mais ici, hein ! sens-tu quel creux ? c’est ça qui est effrayant ! — Et toi, Renée, voyons si tu me ressembles ?

Elle voulut défaire le corsage de Mme de Sérigny, qui n’eut que le temps de se rejeter en arrière.

— Sabine ! gronda-t-elle, croyant de son devoir de la reprendre.

Mais en la regardant qui se pelotonnait en riant sur Duvicquet, elle vit bien qu’elle n’avait fait tout cela que par un instinct de gamine trop précoce, recherchant déjà l’étreinte du bras d’un homme autour de sa taille.

La jeune belle, aux trois quarts dévêtue et son pied dans la main droite, remuait de sa main gauche le sucre en train de fondre dans sa tasse. Duvicquet, éventrant un petit pain anglais, roulait des boulettes de mie, et faisait évoluer son regard de la nuque de Sabine au profil de Slave de Mme de Sérigny, fermant et ouvrant l’œil, en artiste qui se dispose à croquer un groupe.

Renée but une dernière gorgée de thé et s’adressant à Henri :

— À présent que je suis un peu réchauffée, vous savez ce que je vais vous demander ?

— Non.

— À l’atelier, et bien vite.

— Je n’aime pas beaucoup à montrer mon Songe de Cassandre aux lumières. S’il était un peu avancé, à la bonne heure. Mais, au moindre signe de désapprobation que je surprendrai en vous, je serai déconcerté.

— Vous êtes donc toujours le même ?

— Qu’en penses-tu ? demanda Duvicquet à Sabine, en se suçant le pouce.

Elle eut une petite moue.

— Oui, fit-elle, demain au jour. Ça ne se sent pas le soir. Tant que les masses ne sont pas enveloppées complètement, tant qu’il y a encore des hésitations, que les groupes ne sont pas d’aplomb, mieux vaut attendre. Un mot, une question qui prouverait que tu ne comprends pas, Renée, nous serions perdus.

Un changement subit s’opérait dans la jeune fille. Ce n’était plus l’enfant volontaire, pétulante ; elle s’était subitement redressée, l’œil agrandi ; le heurt de la pensée artistique contre son front faisait évanouir ce qui n’en participait pas.

— Ah ça, bambine, c’est donc toi qui décides de tout ici ?

— Pure calomnie, répliqua-t-elle. Je n’ai pas ça d’autorité. Mais c’est moi qui vais te faire préparer un lit près de mon hamac, car tu dois être éreintée. Allons, il s’agit de réveiller les autres.

Sabine tira la sonnette à tour de bras.

— Vont-ils se décider à la fin ? Non, si je n’y vais pas, personne ne se lèvera.

Elle remit sa robe et sortit du salon sans prendre la peine de se rechausser.

Ce fut Duvicquet qui demanda à Mme de Sérigny :

— Eh bien ! vous avais-je trompée ?

— Mais je ne conçois rien à vos perplexités. Elle pourrait attendre un an encore avant de se marier, si ce n’est que j’ai précisément à vous parler de quelqu’un ; comment se fait-il que vous soyez si désireux de vous débarrasser de cette enfant, réellement séduisante ?…

— Mais fiévreuse, mais où la sève bout, mais où le couvercle du cerveau menace à chaque instant de sauter, comme chez quelqu’un que nous avons connu l’un et l’autre.

— Mon ami, poursuivit Renée, prenant la main du peintre, avez-vous jamais supposé que l’enfant de cette pauvre Arroukba serait d’une nature domptable ? Ne deviez-vous pas vous attendre à la voir se casser la tête à chacun des angles qui se planteraient devant sa toute-puissante volonté ?… Avez-vous cru que celle qui fut pétrie d’une chair constamment embrasée par la violence des colères et des appétits pût revêtir autre chose que cette enveloppe déjà brûlée par un sang trop riche ?

Le peintre ne répliqua rien, évitant de laisser Renée lire dans ses yeux allumés.

— Henri, continua-t-elle, lorsqu’au récit donné par un journal de votre folle équipée au Caire, je cherchai à vous dépister, à connaître votre refuge, j’appris que vous étiez à Londres avec cette femme volée, ravie par vous, et, n’osant vous adresser à personne pour traiter d’un achat de tableaux. Vous savez avec quel fraternel empressement je vins vous rejoindre, sans arrière-pensée ? Qui m’eût dit alors que, six mois après, vous repartiriez pour mettre un intervalle encore plus long que le premier entre vous et moi ? Souvent, je me suis demandé si, moi absente, vous n’eussiez pas accepté votre rôle jusqu’au bout près d’Arroukba.

— Eh ! je l’aurais quittée, sans ce motif. Non, vous n’en avez pas été la cause unique ; non, je ne puis vous laisser croire que je ne m’aperçus pas immédiatement que je ne possédais pour maîtresse qu’une adorable futilité, pas autre chose ; une fille qui s’était laissé prendre pour le seul plaisir de fuir un vieux barbon de maître, mais qui me traita, trois mois après, comme je l’avais vue traiter son mari Lévantin, le jour où je l’emportai roulée dans mon caban.

— Peu m’importe ! fit gravement Renée, je ne cherche pas si elle eut la première les torts que vous me divulguez pour la millième fois ; qui sait si votre constance n’en aurait point fait une femme, une mère ? Qui sait si vous n’eussiez pas réussi à réaliser ce que vous avez accompli aujourd’hui avec sa fille ? Car, enfin, Sabine a juste l’âge qu’avait sa mère lorsque vous l’avez enlevée.

Le peintre secoua la tête.

— Non, non, Renée ! ne vous y trompez pas. Sabine, ma Sabine, est une puissance, un tempérament. Que serait cette créature du sérail à côté d’elle ?

— Ce ne fut pas une infâme, reprit Renée. Si le désenchantement arriva vite pour vous, elle a regretté, de toutes les forces dont elle était capable, celui qui l’abandonnait. Chez les femmes orientales, la tromperie infligée au maître et seigneur appelle si bien le châtiment, que l’amant qui n’use point de ce droit sur elles ne leur semble pas mériter le nom d’homme. Sachant qu’Arroukba vous trahissait avec lord Ellesmoore, vous la laissâtes libre, croyant que le mépris dont vous l’accabliez devait la foudroyer. Détrompez-vous. Arroukba, trouvant l’impunité à ses folles équipées, se vit autoriser à les continuer, et pensa que vous acceptiez tout, du moment où elle n’était l’objet d’aucune voie de fait pour les preuves indéniables de sa culpabilité à votre égard. Elle me répéta maintes fois, quand notre intimité fut établie à Londres, que, puisque vous étiez parti, c’est que vous la haïssiez. La dignité de l’épouse, même de la maîtresse, peut-elle entrer dans ces têtes-là ? Ce ne sont, en réalité, que des enfants qu’on châtie, restant accoutumées à la mobilité d’humeur de leur sultan, et qui, chaque jour, se voient préférer par lui une esclave ou une autre, avec lesquelles elles sont tenues de vivre d’accord sous le même toit.

— Je sais à quoi tend ce discours, dit brusquement le peintre. Je sais…

— Que les torts sont de votre côté, poursuivit tristement Renée. Et, tenez, la preuve qu’Arroukba se trouvait imbue des principes en question, c’est qu’elle me demanda un jour, naïvement, sans embarras aucun, si j’avais été votre concubine en même temps qu’elle. Il me fallut quinze jours pour l’amener à comprendre que sa question avait la valeur d’une offense.

— Quoi ! elle ne sut jamais que c’était le chagrin de vos froideurs, après la mort de Marienville, qui m’encouragea à entreprendre ce voyage du Caire, pour mettre l’énormité des distances entre vous et moi ?

— Jamais ! Et je n’ai pas cru moi-même si vite au sérieux d’une passion qui allait de ma personne à une autre. Pas plus que je ne compris votre refus de revenir près de nous deux à Londres, quand je vous assurai que Sabine, qui allait naître trois mois après votre abandon, était bien réellement votre fille…

Ici, Mme de Sérigny s’arrêta un instant, puis poursuivit non sans effort :

— Ces lettres ironiques où vous m’écriviez que je m’entendais avec Arroukba pour vous abuser, me rivèrent d’autant plus à celle que vous abandonniez. Je la regardai comme une sœur dont l’intelligence ne devait jamais progresser, mais dont le cœur vivait. La maternité éveilla des choses inouïes en elle. J’ai toujours eu besoin de protéger ; il me faut des êtres plus faibles que moi, qui appellent une dilatation de mes forces trop riches. C’est ainsi que l’enfant d’Arroukba devint mon enfant d’adoption, et je vous défie absolument de l’avoir choyée plus que je ne l’ai fait pendant son séjour de six ans à Sérigny.

Le peintre se détourna ; une expression étrange raviva une minute son regard.

— Ah ! reprit-il bouleversé, et à voix basse, l’ai-je assez aimée, cette malheureuse, morte de ses excès !

— Eh ! avouez-le donc, murmura doucement Renée en haussant les épaules. La preuve qu’elle le comprit, c’est qu’après votre fuite elle ne s’appuya uniquement que sur moi, me laissant le soin de son existence. Quand je m’installai à ses côtés, Arroukba congédia lord Ellesmoore, et, lorsqu’au moment d’expirer, elle baisa Sabine, âgée de six semaines, je dus lui jurer de vous transmettre les regrets, les paroles déchirantes qu’elle vous adressait en vous confiant sa fille.

Renée se tut et croisa ses bras, en regardant fixement le feu. Duvicquet se rapprocha tout d’un coup et l’enlaçant à moitié :

— Vous parliez de Londres il y a un instant, de Londres où j’arrivais exténué de la Grèce avec Arroukba. Dans mes jours terribles, je vous vois encore telle que vous m’êtes apparue alors, multipliant les démarches aux ambassades pour qu’on oubliât mon rapt, m’installant un atelier, me trouvant des commandes incroyables ; irritante et majestueuse créature que vous étiez toujours, mon Dieu ! — Et quand, à bout d’arguments, pour cette sauvage Arroukba qui poussait la dépravation jusqu’à s’offrir à mon nègre, je vous demandai de me céder une dernière fois ; quand je vous prouvai que c’était me condamner à dépérir que de vous rencontrer à perpétuité dans mon chemin aussi insensible, j’ai pourtant dû fuir, exaspéré de votre froideur. Et, pour me la prouver mieux, vous protégiez, auprès de moi, — non sans un haut dédain, — mon ancienne maîtresse. — Était-ce une leçon que vous me donniez ? — Quelle époque ! poursuivit le peintre, agité d’une volubilité extraordinaire. Deux femmes se partageaient mes sens : l’une répond par une conduite infâme à mon dévouement ; l’autre se dévoue pour moi sans m’accorder…

— Ce qu’elle vous accorda pourtant un peu plus tard — dit très bas et très lentement Renée de Sérigny — lorsqu’elle ne vit enfin personne occuper vos appétits et qu’elle sut la valeur de ses actes.

— Trois ans après la mort d’Arroukba, reprit Duvicquet, je vous rejoignais là-bas, en Berry. Vous étiez seule, toute seule, et veuve, menant l’existence retirée d’une grande dame dans ses terres. Là, vous m’avez fraternellement tendu les bras. Et quelle ivresse quand je vous ai serrée enfin à mon aise dans les miens ! que je me suis assuré que nul ne vivait à vos côtés ! J’étais las de souffrir, de n’être que célèbre. Je vous racontai mes tristesses sans trêve ; vous me répondîtes énigmatiquement : — Restez, qui sait ce qui arrivera ? — Cela, sans prononcer le nom de Sabine. Le lendemain de mon arrivée, je passe sous votre fenêtre, un pot de fleurs me tombe sur la tête ; je lève les yeux, et qu’est-ce que je vois ? une enfant de trois ans qui riait de sa malice et se croyait bien cachée derrière un rideau. Grimper et la prendre dans votre lit où elle accomplissait cinquante culbutes, ne fut pas long. Et comme je vous l’ai disputée alors ! Comme je me suis plu à vous entendre jurer cent fois qu’elle était bien ma fille, ma vraie fille et non celle de cet affreux lord Ellesmoore !…

— Oui, interrompit Renée, essayant de couper la conversation, et nous avons failli nous brouiller quand, à six ans, vous me la demandiez, et que je dus bon gré mal gré la voir partir à Paris… Là-dessus, mon ami, pardon de vous quitter, mais la fatigue m’accable ; j’ai dix heures de chemin de fer. Sabine ne vient pas me chercher, je vais la rejoindre, quitte à lui subtiliser son hamac si elle ne me donne pas un lit.

Elle se leva et voulut prendre un flambeau.

— Renée, demanda le peintre à voix basse, n’êtes-vous venue que pour me retracer l’éloge d’Arroukba ?

— À demain ! répliqua-t-elle, voulant s’échapper.

— Ne voyez-vous qu’Arroukba dans le passé ? continua-t-il en la pressant encore.

— Bah ! cessons de l’évoquer, ce passé, fit-elle en plaisantant pour éviter de répondre à une question directe ; vous me feriez croire que mon empire n’est vraiment plus de ce monde.

Il resta une minute, atteint par le jeu fascinant de ces paupières bombées qui se soulevaient lentement sur lui. Elle possédait encore ce calme étrange avec lequel on l’avait vue tant de fois pourchasser le troupeau de femelles qui s’était mêlé de glapir dans son chemin après sa séparation judiciaire ; ce regard qu’on sentait entrer en soi, aussi durement qu’autrefois, vous mangeait jusqu’aux moelles, et cependant Mme de Sérigny dépassait cet âge chanté par Balzac, où les prudes se réveillent, dit-on, courtisanes. Duvicquet songeait aux détails du musée secret qui se dérobait sous cette robe de drap bleuté, et peut-être souhaitait-il lui rendre visite. Quoique sa contenance fût calme, sa pensée trouvait des points d’appui jusque dans ce foyer, où le tronc noueux et sec qui brûlait évoquait l’image des anciennes rafales qui avaient passé sur eux comme sur l’arbre mort en train de se consumer là, sous leurs regards. Henri, en qui s’accentuaient davantage chaque année les racines saillantes des souvenirs qu’il revivait, s’était emparé de la taille, toujours haute, toujours indéviable, de celle qu’il ne retrouvait jamais sans vertige. Encouragé par cette douceur, par cette attitude de femme si rarement fléchissante aux sollicitations, il appuya la paume de la main de Renée contre sa bouche, et la chaleur de son haleine courut le long du bras de Mme de Sérigny. La pression dont il l’étreignit ne dura qu’une seconde ; une pesée de fluide débordant des membres du peintre envahit ceux de Renée, que la chaleur du feu grisait légèrement. Elle consentit pourtant à lui rendre cette muette caresse pour se détourner ensuite rapidement. — Mais, comme elle allait quitter le salon, Sabine accourut enfin, ayant une lanterne de couleur qu’elle levait très en l’air, comiquement, comme lui eût fallu guider Mme de Sérigny à travers de ténébreux chemins. — En même temps, feignant d’avoir derrière elle une troupe de domestiques, la jeune fille cria superbement et à la cantonade :

— Les gens de milady !… Que milady permette…

Puis, ouvrant les deux battants de la porte, elle fit volte-face, passa devant Renée et la conduisit en cet équipage jusqu’à sa chambre, où le peintre qui les escortait les quitta afin de les laisser bavarder à leur aise.