Grande Imprimerie (p. 39-46).


I

SABINE À Mme RENÉE DE SÉRIGNY


Comment, créature bizarre, toi aussi, tu veux que je me marie ? C’est sérieusement que tu oses convier ta biche aimée à savoir ce qu’il en est de cette chose que j’ai prétendu définir chez mon tuteur : « un échange de mauvais procédés pendant le jour et de mauvaises odeurs pendant la nuit » ? Dame, je crois bien que j’en connais un peu trop, et qu’une « jeunesse » comme moi devrait s’abstenir ; mais que veux-tu, ma belle amie ? des rares qualités que j’ai eu grand’peine à défendre dans le milieu où j’ai vécu, la franchise n’a pas suivi le même chemin que mon innocence d’esprit. Elle y est restée, la « pôvre » ! et elle n’a pas eu de mal à s’installer maîtresse chez moi, puisqu’elle y réside actuellement presque seule.

Imagine-toi que depuis l’instant où mon tuteur s’est logé son projet dans la tête, il me semble que le monde entier s’empresse autour de moi de la même façon que si j’étais un infirme ; on me demande des nouvelles de ma santé, comme si j’étais ma tante, et comme si à tout prix il fallait m’empêcher de mettre mon bien en viager. Je t’assure que la chose est exacte ; je rirais fort si je ne craignais que M. Henri Duvicquet, dont je suis la très tendre et gâtée pupille, ne poursuivît jusqu’à la fin son projet malfaisant. Mais tu sais comme moi, ma chérie, que lorsque quelque chose a été soupçonné devoir entrer dans la vie de quelqu’un de ta connaissance, cet exubérant d’affection qui constitue mon tuteur ne permet pas aux obstacles de l’éloigner : bon gré malgré il faut que ça arrive. Juge ce qui m’attend s’il se persuade que la sagesse, ou plutôt Mentor sous la forme d’une tirelire, doit me conduire à l’hymen ?

Cependant, figure-toi qu’il est des instants où je m’imagine que je ne lui fais pas de peine en battant en brèche ses plans matrimoniaux. Hier au soir, par exemple, je l’ai mis dans une de ces rages au milieu desquelles je tremble pour nos pièces rares, vieux Rouen. Il m’achevait pour la millième fois l’exposé de sa théorie au sujet de je ne sais quel parti qu’il a en vue pour moi et sur lequel il m’interrogeait. Je fus obligée d’avouer que, tout en ayant causé ici un hiver avec le « parti » en question, je ne me sentais aucun… comment te transcrirai-je cela ?… aucun béguin pour lui. — À ce mot de béguin, prononcé très innocemment, j’ai cru que mon tuteur allait fracasser la pendule. — Jamais je ne viendrai à bout de te marier dans le monde ! s’est-il écrié, comme dernier argument… Jamais, non, jamais ! Et, après avoir trépigné comme je trépignais dans mon enfance, il a… accepté une tasse de thé que je lui préparais gravement. Alors je lui dis : — Mais, enfin, qu’appelez-vous : le monde ? — Le monde ! m’a-t-il répliqué, en essayant un geste qu’il voulait rendre immense… c’est… ce coin de terre, ce préjugé géographique du globe où l’on a la chance de voir éluder le bourgeois, quoiqu’il réussisse parfois à s’y glisser. Le monde ! c’est cette société contraire à celle qu’on reçoit au palais du grand Manitou ; car ce qu’on appelle le monde ne va pas chez le grand Manitou. Là, dans le vrai monde, on a le courage de cracher à la trogne du parvenu. Si l’artiste y est encore par trop sous l’empire d’une bienveillance protectrice, au moins fait-on cause commune avec lui pour combattre des ennemis qui sont aussi les siens. Je crois bien que cette flatteuse définition du monde est absolument erronée et que je suis appelée à en fournir des preuves sérieuses à celui qui me les offre dans sa naïveté de cœur. Mais je restai convaincue que mon obstination à le contredire le chagrinait, et, dans le but de lui plaire, je répliquai : — S’il en est ainsi, je consens à y aller. — À la bonne heure ! m’a-t-il ajouté ; mais tu sais à quel point mes travaux m’absorbent, et pour y paraître, ma chère enfant, il faut que ce soit au bras d’un mari.

Le croirais-tu ? Il a prononcé avec peine ce dernier mot, et, par moment, je me demande s’il ne fait pas autant de sorties pour m’éprouver, et s’il serait bien difficile de persuader à cet homme, qui n’a d’autre souci que de se creuser la tête pour moi, qu’il me suffit d’être à ses côtés pour me trouver parfaitement heureuse.

D’ailleurs, quel parti veux-tu que l’on me trouve ? Est-ce parmi les fonctionnaires ? Le ministre actuel refuse tous ceux qui n’exhalent pas une forte odeur de pipe culottée dès son antichambre. Récemment on m’a parlé d’un malin, qui a enlevé sa nomination de secrétaire de la préfecture en ayant le bon esprit de cracher subitement sur le tapis et de se moucher dans ses doigts. — Le ministre a été touché d’une telle preuve d’éducation démocratique, et en signant sa nomination séance tenante, il a ajouté une apostille flatteuse.

Que veux-tu ? je ne veux pas penser à un mari fonctionnaire jusqu’au jour où il sera récuré, passé à l’eau de javelle et frotté dans les coins. — Maintenant, il y a encore quelques chefs et sous-chefs de ministère ; mais, afin de conserver leurs places et pour faire la cour au patron, ils trouvent bon de s’ingurgiter de l’ail chaque matin en allant au bureau, afin de n’être pas soupçonnés de donner dans la « gomme ».

On m’a présenté quelques députés. Je n’ai rencontré que d’honnêtes figures de passementiers, habitués à faire asseoir leur bobonne à table avec eux et à se lécher les doigts pour ne pas recourir à l’emploi des serviettes. Franchement, ce n’était pas encore mon affaire, surtout si je te disais que leur nez, assez froid le matin, se colorait en violet le soir. Lorsqu’ils vont à l’Opéra, ça suffit pour démonter les artistes, ce public-là. Et moi qui commettrais un crime sur n’importe quelle musique !… Ajoute que ma chambre nuptiale se dressait à mes yeux, tendue d’un papier glaireux, ayant aux murs les portraits du président de la République et du président de la Chambre des députés tout piqués de mouches… Juge si cette expression de l’art décoratif est faite pour porter au lyrisme !

Les femmes de nos professeurs qui, jadis, chez nos parents, avaient grand soin de ne pas poser leurs coudes sur la table, imaginent maintenant de donner des soirées en robe de poil de chèvre et en bottines de lasting. On a persuadé à mon tuteur qu’il fallait me conduire dans ce monde-là, et c’est peut-être parmi ces bonnes gens que j’ai pris ce tact de fille mal élevée qui lui déplaît si fort. Mais enfin, est-ce ma faute ? De plus, on m’assure que si ces dames reçoivent chez elles ainsi accoutrées, en revanche elles sortent en plein jour, arborant des diamants à leur ombrelle.

Ah ! chères majestés tombées, que je n’ai connues qu’en lisant mon histoire de France, que j’aimais par une horreur instinctive du difforme, du bête et du clinquant… vous qu’on aime sans savoir pourquoi, uniquement parce qu’on vous aime, dire que nous sommes condamnés, en guise d’amusement, à mettre le feu au ventre de nos grands hommes transformés en pièces d’artifices, comme par exemple pour défunt M. Thiers !

Est-ce que, vraiment, tout arrive parce que tout doit arriver ? — Alors, il serait inutile d’empêcher mon mariage.

Ce matin, je suis entrée dans l’atelier et j’ai vu M. Henri Duvicquet, comme cela m’arrive souvent de le rencontrer, en face de cette suave et délicieuse figure, — qui fut celle de ma mère, — que je le soupçonne d’avoir follement aimée, quoiqu’il m’ait soutenu le contraire.

— Eh bien ! ai-je interrogé gaiement, que vous a-t-elle insinué pour sa fille ? J’espère enfin qu’elle vous a ordonné de la laisser tranquille une bonne fois ? — Tu te trompes ! m’a-t-il répondu presque gravement ; elle m’a ordonné de te tourmenter. — Mais vous n’en ferez rien, n’est-ce pas, mon petit tuteur chéri ?… Vous comprendrez qu’il faut lui permettre d’arranger sa destinée à sa guise, car nul mieux qu’elle n’est apte à savoir ce qui lui convient !… — En même temps, je lui chatouillais le cou avec un pinceau… — Voyons, — et je tentais de le faire rire, — il me semble que vous vous préoccupez à tort. On m’a assuré, en certaines maisons, que je n’étais pas trop mal comme organisation, — ce qui ne doit pas vous étonner, puisque vous m’avez élevée ; — par conséquent, pourquoi vous presser de me trouver un maître ? — Tant que tu resteras près de moi, m’a-t-il répliqué, tu laisseras toujours à désirer comme éducation. — Vraiment ! Je ne suis donc pas bien telle que me voilà ? À ma très grande surprise, il m’a répondu : Non, tu n’es pas ce que tu aurais pu être… si tu t’étais trouvée en d’autres mains ; tu me ressembles trop comme caractère. Dame, je ne me suis inquiété, moi, jusqu’à présent, que de ce qui pouvait t’égayer. Je dois encore être heureux que tu aies consenti à te laisser donner quelque teinture des choses indispensables ; car si tu n’avais pas voulu, du diable si je t’y aurais forcée. Combien de changements de maîtres, de gouvernantes et d’appartements pour te trouver des gens et des endroits convenables ? — C’est absolument comme moi, repris-je, quand j’ai voulu organiser ma chambre. Je ne me suis trouvée à mon aise pour dormir que dans un hamac. — C’est que la vie n’est pas un hamac, mon ange ; on ne s’y balance pas tout le temps. — Et, s’il me plaît d’exister ainsi cependant… Si je ne veux pas d’autre installation. — Oh ! pour cela, ce n’est pas moi qui te contrarierai, si ton mari s’arrange du hamac. On est supérieurement, au bout du compte, dans un hamac. — Mon mari ! toujours mon mari ! Mais quand je vous répète que je n’en veux pas de mari ! — Alors, il a plongé dans mes yeux avec un trait si enflammé, si aigu, que j’ai reculé, n’y comprenant rien.

À la fin, j’ai éclaté de rire : — Tais-toi, mignonne, ne ris pas ainsi, a-t-il murmuré en devenant pâle ; et il m’a presque poussée vers la porte en me disant : — Va travailler, veux-tu ? Et, comme je ne faisais pas mine de l’entendre, il a poursuivi avec impatience : — Cela me dérange de t’avoir là ; il faut que je fasse un croquis.

Alors, tu comprends que c’est moi qui suis partie furieuse !

Deux heures de l’après-midi.

Ma belle Renée, je rouvre ma lettre pour te demander en grâce d’arriver. La vie n’est plus tenable ici. J’ai menacé de quitter la maison si on m’obsédait davantage, et si cela continue, mon tuteur, la maison et moi nous allons nous prendre aux cheveux.

Sabine.