Grande Imprimerie (p. 21-38).


IV


Henri Duvicquet ne se doutait guère du rôle que pouvait revendiquer la comtesse en le faisant pénétrer si près des femmes d’Ibrahim. Il ignorait que l’audience qu’on lui accordait était due aux services que Mme de Lupan rendait chaque semaine à ses nobles élèves, dont elle favorisait les intrigues en introduisant, sous le déguisement féminin, quelques-uns des jeunes gens qu’elles convoitaient. Mme de Lupan ne tentait pour Duvicquet que ce qu’elle réalisait pour d’autres. Et, cependant, elle eut un soupir d’allègement lorsqu’en arrivant elle apprit du secrétaire du Bey que son redouté maître avait dû s’absenter le matin, requis par un ordre du sultan, et qu’il ne reviendrait qu’au coucher du soleil. On savait la comtesse attendue, et son arrivée ne présenta aucune difficulté.

De l’autre côté du selamlik, à l’extrémité d’un vaste jardin, le sérail dressait ses prétendus murs impénétrables. Ces murs encerclaient les fameuses piscines où toutes les pécheresses, non cataloguées dans l’Ancien et le Nouveau Testament, se montraient, ventre et dos en lumière, s’ébattant dans un bassin de pierre où l’eau jaillissait par la gueule de bronze des crocodiles. Le peintre comprit si vite la nécessité d’être prudent, que, pendant près de vingt minutes, il immobilisa ses gestes. En apparence, on n’eût jamais cru à son trouble intérieur. Les hanums faisaient alors les honneurs du bain à leurs invitées, parmi lesquelles Henri distingua celle qui le préoccupait si fort.

Pourtant Mme de Lupan ressentit quelque frayeur lorsqu’un eunuque ayant apporté des sorbets, Henri le repoussa, en murmurant en français :

— Merci, c’est débilitant comme une liaison de femme, cette boisson-là ! J’aimerais autant un petit verre de casse-poitrine, par cette sacrée canicule.

Heureusement, l’étrangère aux belles lèvres, qui s’incarnait dans cet instant sous l’attirail féminin du peintre, jugea à propos de se taire, et, tout en se caressant une barbiche disparue, plongeait devant elle des yeux de vautour. Le trémoussement de cette vision de croupes remuantes dura environ une demi-heure. C’était bien la vision qui force les nuées du sommeil à exprimer des gouttes de sueur sur le front d’un homme endormi, et qui, au matin, vous réveille, les lèvres sèches, les bras et les jambes cassées. Un instant après, s’opéra la sortie du bain.

Les jeunes femmes livraient leurs bras et leurs jambes pour les frictions parfumées. Les cassolettes fumaient ; l’encens exsudait des percées du cuivre. À la faveur de ce voile bleuâtre, glissant subitement, Duvicquet arriva près d’Arroukba et lui balbutia :

— Je suis là !

Elle répliqua :

— Aqbal ! aqbal ! — Bonheur ! bonheur !

Il la vit se diriger vers un divan de cuir, et ferma les poings de rage de ne pouvoir encore l’attirer près de lui. À chaque instant il redoutait d’être deviné sous son costume de soie violette, dont ses deltoïdes menaçaient de crever les manches.

Ce n’était pas un spectacle banal que ce groupe de jeunes barbares, vaguement initiées à la civilisation européenne, recevant cette soi-disant Anglaise que représentait un peintre français. De taille plutôt moyenne que grande, le galant aventurier, assis, pelotonné à l’orientale, offrait peu de prise à la critique ; sa tête seule attirait l’attention. Or, cette tête possédait un front merveilleux, un front coupé comme une butte, au-dessus duquel la pensée bourdonnait, creusé de ci, souriant de là, tantôt mou, tantôt brutal, et où se lisaient les grondements d’une nature en ébullition, pareille à une terre perpétuellement secouée dans ses couches de salpêtre. Les paroles s’humectaient de lumière aux angles de la bouche et sous les narines un peu fortes. Les yeux, d’abord indécis, n’accentuaient leur nuance qu’à la montée de l’idée dans l’esprit, de l’idée, qui ne jaillissait que tordue sous l’enveloppe de la phrase toujours amère. Chose caractéristique, le crâne s’offrait légèrement mamelonné et les cheveux bondissaient par touffes de l’épiderme tendre. Les doigts, trop fins pour les rudes labeurs, étaient ciselés pour pétrir, pour broyer une hanche de femme, s’embusquer au bon endroit, afin de faire lever un désir. Aussi, les houris, surprises dans leur bain, et rapportées sur les bras des matrones, regardaient-elles, saisies de stupéfaction, ce singulier personnage, auquel un eunuque montrait le palais en vertu d’un ordre suprême.

Le sérail d’Ibrahim présentait un luxe rarement usité dans les harems actuels. Les ibis roses, empaillés, vous traquaient au passage de leurs yeux incrustés de pierreries, flamboyants et doux ; divinités de l’antique Égypte, pendant que leurs pieds d’ancêtres restaient rivés à la pierre, le mouvement de la galerie mettait à leurs flancs emplumés le frisson de la vie moderne. Les vases en porphyre trônaient avec la crue prodigieuse de leurs feuillages très compactes, qui se projetaient comme l’expression d’un élan formidable. Cependant, l’exotisme des parfums vous plongeait au plus profond de l’alanguissement, pendant que l’œil rencontrait les plis mous et lourds des statues antiques, moulées dans la pierre de Sepa.

Allongées sur les divans de cuir et d’étoffes de Smyrne, les jeunes filles offraient, avec l’excitant attrait des molles courbures, leurs ondulations serpentines. Mais, par l’effet du jour mêlé à la fumée d’opium, l’avancé d’un bras, la rotule d’un genou, apparaissaient dans un écorché de lumière qui ressemblait à un rayon caressant une frise de marbre. Au bout de la galerie, les losanges d’une tapisserie algérienne empruntaient du haut des piliers la majesté d’un rideau de sanctuaire. Et, sur le sol dallé en mosaïque, parmi les coffres ouverts, gisaient des voiles dont les broderies plantaient des arabesques d’or, qu’on eût dit exécutées comme des sgraffiti, dans l’ingénuité blanche des mousselines.

Un observateur eût cependant constaté, dans toutes ces saillies rondes de l’enveloppe féminine, la massiveté inhérente aux pensionnaires du harem. Contre le fond de stuc blanc, intermêlé de tranches de stuc rosé semblable à des chairs meurtries, quelques carreaux de velours supportaient un torse humain s’élevant en corbeille et rappelant à la mémoire du peintre ces vers de Gautier, publiés récemment :

Nombril, je t’aime, astre du ventre,
Œil blanc dans le marbre sculpté.

À l’un des angles de la pièce, quelques femmes s’agitaient sous un baiser reçu et rendu, pendant que l’eunuque continuait à les frotter d’onguents. Celles-ci attachaient à leurs oreilles des amulettes ou des pierres gravées ; celles-là se coulaient semblables à de jeunes couleuvres dans le jaune violent d’une robe. D’autres, enfin, restaient là, provocantes, près de ces hautains feuillages s’entrelaçant en dôme comme l’entrée d’un bois obscur, où l’on rêvait d’aller sombrer sur elles.

Pendant ce temps, les plus folâtres de la troupe ayant imaginé de se replonger dans les piscines, remontaient lentement les degrés de l’escalier de jaspe, sans songer à se vêtir. Celles qui demeuraient étendues au milieu des divans circulaires, restaient intimidées par ce puissant regard d’artiste, qui s’enfonçait en elles et scrutait les moindres détails de leur musculature. La femme de Sidi Mohammed sortait également d’un haick en poil de chameau. Son corps s’enlevait, de profil, devant les dessins étrusques de la muraille. Duvicquet, qui eût exprimé ce torse de dix-sept ans à l’aide d’un vigoureux lavis au bistre, se pourléchait les lèvres en murmurant : — Quel glacis de vert Véronèse je passerais dans ces ombres-là, mes enfants ! si j’avais le droit de poursuivre pendant une heure, armé d’une brosse, toute cette fidélité pénétrante d’une forme sincère ! — À travers les découpures en bois du moucharabieh, la vivante argile de cette belle créature vibrait, effleurée des tons laqués du jour — de ce jour de harem, d’une spécialité transparente. On eût dit que cette pâte humaine était impétueusement pétrie sous les cercles d’argent massif qui l’étreignaient aux poignets et aux jambes. La chevelure, crépue, lourde, eût tenté les noires colorations de l’eau-forte, comme elle excitait les tendances fantaisistes de ce pinceau qui jamais ne s’emprisonnait dans les contours gourmés de la ligne sèche. Aussi, l’artiste remontait-il sans se lasser de la souple malléole du talon jusqu’à l’engorgement des lignes de la cuisse.

On connaît de l’Orient, aujourd’hui, ces longues oscillations de bournous blancs dans l’outremer du ciel ; mais ces beaux corps de femmes, atteints si vite d’obésité, les a-t-on représentés dans les molles courbures qui caractérisent le kief ? Duvicquet se repaissait, en quelques minutes, de cette montueuse rotondité du sein, dressant sa pointe comme pour héler un désir. Ce qu’éprouvait le peintre en face d’Arroukba devenait difficile à cacher ; chacune de ses impressions retroussait sa chair sur ses muscles. À quatre pas de lui se dévoilait l’exultance de la fille encore ingénue, vers laquelle son bras se tendait, mais qu’il s’empressait de retirer, s’apercevant bien qu’il excitait l’inquiétude. Son buste menaçait de fléchir, et, sous la convoitise refoulée, son front se resserrait. Il sentait glisser l’agression subite de ce coup de sensualité qui arrivait palper secrètement son corps engourdi, roulé dans la soie d’un travestissement de femme.

Arroukba étudiait, toute paisible, l’effet de ses minauderies aux yeux d’Henri, se prêtant à la défaillance de l’étoffe aux endroits engageants. Elle était posée au milieu d’un monceau d’ajustements qui s’éparpillaient autour de ses hanches ressuyées. En regardant le peintre, elle devinait ses contractions jouisseuses, les étirements de ses membres aux abois, la rumeur énergique d’un sang de mâle que roulaient furieusement ses veines jusqu’au bout de ses doigts, et dont la violence allumée lui eût fait entamer la pierre.

Dans cette étoffe pailletante, légère, tissée pour ainsi dire de fil de la vierge, et que les femmes d’Orient drapent si savamment autour de leurs hanches flexibles, reposait ce qu’elles avaient de prenable, et ce qui, pour l’instant, ne l’était point. Les eaux pharaoniennes venaient de battre les flancs de ces créatures qu’Henri Duvicquet aurait été de force à aller chercher, même sous la courbache du vieil Ibrahim. — Dix ans de ma vie, songeait-il, pour être garçon de bain ou fille de service, et présenter à la vague ce que je ne parviendrai jamais, comme plusieurs de mes confrères, à ravaler plus bas qu’une source, un arbre ou un rocher. — Mais il se trouvait forcé de rester calme, stupide en apparence, et d’écouter la phrase de l’eunuque, l’initiant à la vie des habitants du sérail, au nom du maître, comme on livre un haras à l’œil d’un visiteur. Le peintre ne voulait pas qu’on lui supprimât aucun détail ; il allait au-devant de tout, poussant l’indiscrétion assez loin. Un instant, emporté par sa fougue, il s’écria en présence d’une jolie kalaïks :

Dis-moi, jeune fille d’Athènes,
Pourquoi m’as-tu ravi mon cœur ?

Mais la jeune fille d’Athènes, qui arrivait peut-être de Circassie, le regarda d’un œil stupide. — Henri pirouetta, très décontenancé.

L’eunuque remarqua cependant que la prétendue étrangère roulait des yeux aux mouvements assez bizarres et qu’elle s’aventurait de trop près au bord de certains détails. Cela finit par taquiner ce nègre, qui se grattait la joue d’une façon inquiétante. Mme de Lupan, qui ne perdait pas de vue Duvicquet, lui lança deux ou trois phrases en anglais qui le rappelèrent au sentiment de sa situation. Les femmes, encore à demi vêtues, oubliant toute étiquette en présence de Mme de Lupan et de sa compagne, passèrent des pantalons bouffants, et une espèce de peignoir en crêpe, comme celui qu’on décrit d’ordinaire parmi les vêtements féminins d’Orient.

On se rendit dans une galerie voisine, où l’on but le moka absolument brûlant. Voulant effacer le soupçon dans l’esprit de la valetaille, le peintre s’assit au piano — un horrible piano aux sons fêlés — et joua des polkas à grande volée. La gent égyptienne hurla de plaisir. Le noir gardien remua à travers son troupeau de jolies bêtes le velours de ses yeux, et la femme de Sidi Mohammed fit courir sur les cordes vocales de son gosier comme un miaulement de chatte sauvage en ébriété amoureuse.

Cela retentit comme un signal. La troupe entière, familiarisée, au son de la musique parisienne, se dressa d’un mouvement spontané. Sous l’effet de la chaleur, l’odeur fauve des couvertures en peaux de bêtes saisissait à la gorge ; un frisson d’animalité gagna dans leur tournoiement ces lourdes croupes de femmes sur lesquelles se bossuait l’étoffe soyeuse. Duvicquet, oubliant qu’aperçu de dos il était grotesque, faisait sautiller les notes en pressant les pédales. Les fils de laiton de l’instrument désharmonisé éraflaient les nerfs des auditrices tendus ainsi que des cordes à violon. Une pensée singulière s’empara de l’artiste, qui eut alors l’idée d’installer Mme de Lupan au piano à sa place. L’enthousiasme monta, inexprimable. Duvicquet, poursuivant son projet, enlaça la belle Arroukba Mohammed, prétextant vouloir lui enseigner un mouvement de valse. Que lui murmura-t-il à l’oreille en l’entraînant vers un cabinet creusé en rotonde, où l’œil des gardiens oublia de les suivre, puisque Arroukba ne tombait pas sous leur surveillance ? Quels accents passèrent dans cet idiome à présent si corrompu, si éloigné de la source classique ? C’eût été promptement découvert si l’on avait vu Arroukba pâlir jusqu’à l’évanouissement en s’appuyant contre l’épaule d’Henri.

Quand il sentit cette puissante matérialité peser entre ses bras ; lorsque après une énergique pression, l’épiderme de la jeune femme devint brûlant, il comprit que c’en était fait d’elle. Les sens opéraient avec leur brutalité naissante dans cette créature ployant à la première caresse virile. Heureusement, la rotonde s’ouvrait assez loin de l’endroit où l’on dansait, et nul ne les vit disparaître derrière une draperie couleur de safran. Le peintre, alors, assit Arroukba sur lui, et, dans le flottant de ses vêtements, aventura sa main parmi le roulement des lignes les plus somptueuses. Cependant ses caresses ne s’émancipèrent pas immédiatement, tant il prenait de plaisir à la voir saisie, toute palpitante. Il plongeait dans le trait fixe de ses yeux, comme s’il eût voulu pousser la descente de son regard jusqu’au heurt des formes enchevêtrées d’un caractère dont il soupçonnait la bizarrerie. Il rencontrait en elle les vices inconscients de l’orientaliste abandonnée à sa fantaisie, car elle n’offrait qu’une mince résistance à ses tentatives folles. Il achevait de dénouer les glands qui serraient le vêtement en forme de gandourah autour de sa taille ; peu de chose lui restait à accomplir pour contempler à nu l’envergure de ces membres, dont le poids lui semblait peser à peine à ses genoux. Arroukba, presque grisée par les liqueurs, collait à la poitrine de Duvicquet sa tête alourdie, le laissant fourrager son corsage entr’ouvert… lorsqu’un cri étouffé les remit subitement en défiance l’un et l’autre ; l’œil à sclérotique jaune d’un Africain enveloppait le peintre au moment où sa position près d’Arroukba ne permettait aucune illusion au sujet de son sexe. — En un instant ils comprirent le danger, et Duvicquet, d’un bond, enleva la jeune femme et sauta dans une cour intérieure entourée d’un treillis. Mais alors ils se trouvèrent acculés d’une façon plus périlleuse, car aucune issue ne s’offrait à eux. Pour la consoler, il l’appelait son hiéroglyphe, son petit museau de déesse, son sérapeus, sa pyramide adorée ; je ne suis guère certain qu’il ne l’ait point qualifiée de délicieux crocodile. Cela ne l’empêchait pas de se mordiller les ongles, car il se voyait dans la position embarrassante qui consistait à tenir d’une main la traîne de sa robe, et de l’autre, une femme adorée. Seulement, il en vint à penser que les Chinois personnifiaient le bonheur avec une main pleine de riz, et il songea que les époques démentaient singulièrement les symboles.

Pendant ce temps, le harem était bouleversé. Les esclaves couraient ; on fermait les portes en fer ; deux ou trois cris de : « Attention ! Arrêtez-les ! » furent poussés. Henri déposa Arroukba dans une cuve en pierre mise à sec et resta debout, à côté, en expectative. Il tira de sa poche un petit revolver à six coups, écouta, et prit le parti de regarder à travers le treillis. Un quart d’heure se passa dans un tumulte indescriptible, les piétinements s’avançaient ou s’affaiblissaient dans l’éloignement.

Rani meh’rog ouenh’ébdek ! — Je brûle, je t’adore ! répétait Arroukba, empruntant des intonations à rendre fou l’Européen le plus blasé.

Duvicquet n’y tint pas, et, se penchant au bord de la cuve où elle se tapissait en grelottant et en jetant de petits cris, il l’embrassa. Une demi-heure s’écoula ; le bruit s’apaisait. Duvicquet se demandait s’il ne ferait pas mieux d’aborder carrément Ibrahim Bey en emportant sous son bras Arroukba demi-pâmée ; mais, après réflexion, il craignit qu’on ne la livrât à l’autorité. Arroukba le regardait dans de telles mines effarouchées qu’il se sentait littéralement aux abois ; son exaltation grandissait d’instant en instant. Ce malheureux Mohammed, possesseur de quatre femmes, aurait bien pu se donner la peine de veiller davantage sur son harem ; car, enfin, tout venait de l’imprudence de l’eunuque qui s’était complaisamment prêté à ce que, dans une promenade, Arroukba relevât son féridjé.

Duvicquet se taisait, plein d’amour, plein d’angoisse, lorsque deux petits bras serrèrent sa taille :

Rani meh’rog ouenh’ebdek ! répétait la voix d’or.

Le peintre ne put résister davantage, et, enlaçant Arroukba, baisa ses lèvres et ses seins tremblants. Soudain des cris furent poussés si près des deux fugitifs qu’il leur devenait impossible de se méprendre au sujet de la scène qui allait se passer.

Duvicquet se leva du bord de la cuve en pierre, oublia une minute Arroukba, et vint coller son œil à la fente du treillis. Là, il aperçut une demi-douzaine d’eunuques dans des attitudes de maîtres d’école, fouettant vigoureusement, à tour de bras, les hanums dont les cris se changeaient en hurlements et eussent ameuté une garnison. Il n’y avait rien à dire, le Bey usait du droit légitime de faire corriger ses houris… par les endroits où elles s’offraient le moins endommageables : c’était une question de discipline. Pour les cas de criminalités plus sérieuses, il eût été obligé de les livrer au cadi.

Stupéfait, Duvicquet faillit renverser la mince barrière de bois ; mais, à sa grande surprise, Arroukba arrivait près de lui, regardant sans effroi l’exécution de cet acte des plus ordinaires dans les mœurs domestiques du harem. Devant sa paisible attitude, il resta confondu. Ce fut elle qui lui dit tout bas :

Hada el ajar en neg’emu, enherbu, sa à. — C’est la fin, nous pourrons nous sauver tout à l’heure.

Or, le « rez-de-chaussée » de chacune de ces dames se détachait très isolément sous le bras gauche des eunuques. — Arroukba recommençait à expliquer à Henri que c’était une coutume dans la discipline du sérail, lorsque les femmes en violaient les lois. Henri n’en pouvait croire ses yeux, et il restait là, cloué, absolument stupide, comprenant vaguement que l’intendant d’Ibrahim ne se montrait si rigoureux que par suite de la découverte que l’on venait de faire de son sexe d’homme. Il n’y a pas déjà si longtemps, pensait-il, que deux ou trois des plus jeunes de cette bande-là auraient pu être exposées publiquement sur une place du Caire ou jetées à l’eau pour avoir été convaincues de conversation criminelle avec moi. Les exécutions secrètes ne sont pas abrogées. Ibrahim se montre encore un modéré parmi ce tas de sauvages ; car, enfin, le mari est toujours maître absolu quand il a acheté une jeune fille, et si elles en sont quittes pour payer de cette façon une pareille escapade, il paraît que leur désobéissance a été taxée de simple légèreté.

— Miséricorde ! songea tout à coup Duvicquet.

Qu’est donc devenue la comtesse dans cette fessée générale ?

Il n’osa pas communiquer ses craintes à Arroukba en train de le considérer jalousement. Mais il se demandait lequel de ces « inexpressibles » dont on faisait rougir la peau, pouvait bien appartenir Mme de Lupan.

Cependant les cris cessèrent. L’exécution avait eu lieu, et, malgré sa position critique, Henri se représentait comiquement le vieil Ibrahim donnant ses ordres aux « muets » :

Qu’à ces nobles seigneurs le sérail soit fermé,
Et que tout rentre enfin dans l’ordre accoutumé.

La nuit arrivant, ou plutôt le crépuscule, il s’agissait d’ouvrir une brèche dans la palissade qui les entourait. En cinq ou six coups de pied, Duvicquet eut raison des lattes qui cédèrent à sa poussée. Il fit passer Arroukba, et réussit lui-même à introduire son corps à travers l’ouverture. Une fois dans cette seconde cour intérieure vitrée, ils n’eurent qu’à soulever l’étoffe en coutil d’un rideau disposé entre plusieurs colonnettes. En trois secondes, ils descendirent une douzaine de marches, foulèrent un épais gazon, et atteignirent un mur situé environ à cinquante pas de l’escalier. Soulever Arroukba dans ses bras et lui indiquer comment elle n’aurait qu’à se laisser glisser de l’autre côté en atteignant l’arête du mur n’était qu’un jeu. Souple comme une chatte, la jeune femme ne fut pas effrayée ; elle grimpa presque en riant le long du corps de son sauveur, et se tint debout sur son épaule.

Ourani meh bul men, nek ! Je suis folle de toi ! balbutiait-elle de son mélodieux accent.

La position s’accusait si critique que Duvicquet, quelque exalté qu’il fût, à l’aveu de cette jolie créature, ne pouvait s’empêcher de trouver la moindre parole oisive en ce moment. Mais, soit qu’Arroukba eût prononcé cette phrase pour attirer une réponse, elle semblait si confuse de son silence, que Duvicquet dut faire une pause et lui donner un baiser qui, cette fois, ne laissa à la belle aucune incertitude.

Cette pause entraîna la perte de trois minutes. Or, au moment où Arroukba, à cheval en haut de la muraille, se retournait pour prendre du champ et sauter, Duvicquet eut la perception d’un signal donné. Une seule chance de salut se révéla aussitôt à sa pensée. Voyant de loin un arbre auprès d’un petit pavillon soutenu par des piliers en bois, il reconnut que le toit lui ménageait une base pour s’élancer au faîte de cette muraille. En quelques secondes, il atteignit le sommet de la légère construction, bondit à son tour sur le mur, de l’extrémité duquel il se laissa couler à terre de l’autre côté.

Arroukba l’accueillit par un cri étouffé et ils se mirent l’un et l’autre à courir. Mais au bout de quarante pas, ils reconnurent qu’on les poursuivait. Une porte ménagée dans l’enceinte qu’ils venaient d’escalader, livrait passage à cinq ou six émissaires d’Ibrahim Bey. Duvicquet, embarrassé dans ses jupes, obligé de se conformer aux petites enjambées d’Arroukba qui ne pouvait courir assez rapidement, vit qu’ils seraient perdus s’il n’intimidait les poursuiveurs. Il se retourna soudain d’un air terrible et se montra de face, le revolver au poing. Les « muets » reculèrent ; l’un d’eux essaya cependant de saisir Arroukba ; Duvicquet lâcha un coup et le blessa à la main. C’en fut assez. La valetaille jeta quatre ou cinq beuglements dans les airs et tourna les talons en hurlant. Duvicquet n’en attendit pas davantage ; il reprit Arroukba à demi affolée entre ses bras, et marcha d’un pas rapide vers une rue du Caire.

Quinze jours après, le Moniteur du Caire insérait le fait suivant :

« La ville du Caire a été émue un instant par un étrange incident. Un peintre français bien connu, M. Henri Duvicquet, ayant réussi à pénétrer à l’aide d’un travestissement, au mépris de toute pudeur, dans le sérail d’Ibrahim Bey, en a enlevé une jeune Circassienne qui se trouvait en visite chez les cadines. Ce détournement est l’objet d’une enquête sévère, car Henri Duvicquet, en résistant à une troupe de « muets » qui s’opposait au ravissement de la favorite, a tué l’un d’eux. Le consul français a fait de vains efforts pour retrouver les fugitifs. L’enquête donne à supposer qu’ils auraient gagné la Grèce à bord d’un navire en partance, où le peintre possédait des camarades. On a cependant réussi à mettre la main sur une certaine Mme de Lupan, Parisienne de mœurs hybrides, et qui, dit-on, est mêlée comme complice à ce singulier rapt. Nous donnerons ultérieurement de plus amples renseignements. »