Poésies de Schiller/Sémélé
SÉMÉLÉ.
Junon.
Sémélé, princesse de Thèbes.
Jupiter.
Mercure.
Scène première.
Éloignez-vous, oiseaux qui traînez le char de Junon, attendez-moi sur les cimes nébuleuses du Cithéron. (Le char et les nuages disparaissent.) Salut à toi, maison de ma colère, salut à toi, demeure ennemie, seuil abhorré ! Voici donc le lieu où Jupiter commet ses forfaits à la face du jour, où une femme, une mortelle, une créature de poussière, a l’audace d’arracher de mes bras le Dieu de la foudre et de l’enchaîner à ses baisers. Junon ! Junon ! tu es seule, abandonnée sur le trône du ciel ! l’encens fume sur tes autels et tous les genoux s’inclinent devant toi ; mais sans l’amour, qu’est-ce que l’honneur, qu’est-ce que le ciel ? Malheur ! pour humilier ton orgueil, il a fallu que Vénus sortit des ondes : son regard magique a jeté le trouble dans le cœur des hommes et des Dieux. Malheur ! pour augmenter ta honte, il a fallu qu’Hermione devint mère, et c’en est fait de ton repos.
Ne suis-je pas la reine des Dieux, la sœur de celui qui tient le tonnerre, l’épouse du puissant Jupiter ? les régions célestes n’obéissent-elles pas à mes ordres ? et la couronne olympique ne pare-t-elle pas ma tête ? Ah ! je sens ce que je suis ! Dans mes veines immortelles bouillonne mon sang royal, et mon cœur divin s’agite ! Vengeance ! vengeance ! cette femme m’offenserait-elle impunément ? Pourra-t-on impunément semer la discorde parmi les Dieux éternels dans les joyeuses assemblées de l’Olympe ? Vaine et folle créature, meurs et apprends sur les bords du Styx à distinguer la différence qui existe entre une nature divine et une misérable poussière ! Que ton armure gigantesque t’écrase ! que ton amour ambitieux t’anéantisse ! Je descends de l’Olympe armée pour la vengeance, j’ai médité de douces et trompeuses paroles, d’insidieux discours qui recèlent la punition et la mort.
Paix ! J’entends ses pas : elle vient ; elle marche à sa perte. Cache-toi, Divinité, sous un vêtement mortel. (Elle s’éloigne.)
Déjà le soleil est sur son déclin ; jeunes filles, hâtez-vous ! répandez dans la salle de doux parfums ; semez de tous côtés les roses et les narcisses ! N’oubliez pas non plus les coussins tissus d’or. Il ne vient
pas : déjà le soleil est sur son déclin.Que les Dieux soient loués, ma fille !
Ah ! suis-je éveillée ? est-ce un rêve ? Dieux ! Béroé !
Sémélé aurait-elle oublié sa vieille nourrice ?
Béroé ! par Jupiter ! laisse-moi te presser sur mon cœur… ta fille… Tu vis !… Qui t’amène d’Épidaure ici ? Dans quelle situation es-tu ? Ah ! tu es encore ma mère !
Ta mère ! c’est ainsi que tu me nommais autrefois.
Tu l’es encore, tu le seras toujours, jusqu’à ce que je sois ensevelie dans l’eau du Léthé.
Bientôt Béroé puisera l’oubli dans l’onde du Léthé ; mais la fille de Cadmus ne boira pas cette onde.
Comment, ma chère nourrice ? Tes paroles jadis n’étaient pas si obscures, si énigmatiques. L’esprit de la vieillesse parle par ta bouche ; je ne boirai pas,
dis-tu, l’eau du Léthé ?Oui, je le dis. Mais pourquoi te moquer de la vieillesse ?… Il est vrai qu’elle n’a point enlacé de Dieux comme tes cheveux blonds.
Pardonne à mon étourderie ! Comment pourrais-je me moquer de la vieillesse ? Mes cheveux ne flotteront pas toujours en blondes tresses sur mes épaules. Mais que murmurais-tu donc entre tes dents ?… un Dieu ?
Ai-je parlé d’un Dieu ? Eh bien, oui, les Dieux sont partout et les faibles hommes ont raison de les invoquer. Les Dieux sont là où tu es, Sémélé. Que me demandes-tu ?
Malicieuse femme ! Mais dis-moi ce qui t’amène d’Épidaure. Ce n’est sans doute point parce que les Dieux s’arrêtent volontiers auprès de Sémélé.
Par Jupiter ! c’est cela même. Mais quelle rougeur subite a coloré tes joues, lorsque j’ai prononcé le nom de Jupiter ? C’est cela même, ma fille. La peste fait des ravages terribles à Épidaure. Chaque souffle est empoisonné, chaque souffle donne la mort. La mère brûle son fils, le fiancé sa fiancée, les bûchers enflammés rendent les nuits resplendissantes comme le jour, et les gémissements retentissent sans cesse dans les airs. Le mal est au delà de toute expression, Jupiter est irrité contre notre pauvre peuple. En vain coule le sang des hécatombes, en vain le prêtre meurtrit ses genoux au pied de l’autel, les oreilles du Dieu sont sourdes à nos prières. Voilà pourquoi les gens de ma contrée m’ont envoyée auprès de la fille de Cadmus, afin que je tâche de détourner de nous le fléau céleste. Béroé, ont-ils dit, a beaucoup de pouvoir sur Sémélé dont elle fut la nourrice, et Sémélé a beaucoup de pouvoir sur Jupiter. Je ne sais rien de plus, je comprends encore moins ce que signifient ces paroles : Sémélé a beaucoup de pouvoir sur Jupiter.
La peste cessera demain : dis-le à ton peuple ; Jupiter m’aime, dis-tu, la peste cessera dès aujourd’hui.
Ah ! ce que la Renommée aux mille voix a répandu depuis l’Ida jusqu’à l’Hémus est donc vrai ! Jupiter t’aime ! Jupiter vient te voir dans toute la pompe qui étonne les habitants du ciel ! Laissez, ô Dieux, laissez la vieille nourrice descendre aux enfers, j’ai assez vécu. Le maître de l’Olympe vient dans sa majesté divine près d’elle, près de celle que mon sein a
nourrie !Ô Béroé, il m’est apparu comme un beau jeune homme, plus beau que les rayons de l’aurore, plus charmant que Vesper, quand il se plonge, inondé de parfums, dans les airs épurés. Sa démarche est grave et majestueuse comme celle d’Hypérion, quand le carquois, l’arc et les flèches résonnent sur son épaule. Ses vêtements lumineux sont comme les vagues de la mer soulevée par la brise de mai ; sa voix a la mélodie d’une source de cristal, elle résonne plus doucement que les cordes d’Orphée.
Ah ! ma fille ! l’enthousiasme emporte ton cœur jusque sur les cimes de l’Hélicon. Qu’il doit être beau de le voir ! qu’il doit être admirable de l’entendre, si son souvenir seul produit un tel enthousiasme ! Mais quoi ! tu me tais ce qu’il y a de plus merveilleux, tu ne me parles pas de la plus belle parure de Jupiter, de ces foudres qui retentissent à travers les nuages déchirés. Prométhée et Deucalion peuvent avoir aussi inspiré l’amour, Jupiter seul lance le tonnerre. C’est le tonnerre qu’il jette à tes pieds qui fait de toi la première femme du monde.
Comment ! que dis-tu ? il n’est pas question de tonnerre.
La plaisanterie te sied.
Nul fis de Deucalion ne fut aussi céleste que mon Jupiter ; peu m’importe le tonnerre !
Allons, de la jalousie !
Non, Béroé, par Jupiter !
Tu jures.
Par Jupiter, par mon Jupiter !
Tu jures, malheureuse !
Qu’as-tu donc, Béroé ?
Prononce encore une fois ce mot qui fait de toi la plus misérable des créatures… Ce n’était pas Jupiter…
Ce n’était pas Jupiter… Horreur !
C’est quelque fourbe rusé de l’Attique qui, sous le masque d’un Dieu, t’a ravi l’innocence, la pureté, l’honneur. (Sémélé se laisse tomber.) Oui, tombe pour ne te relever jamais, qu’une nuit éternelle te voile la lumière ! Qu’un silence éternel règne autour de toi ! Reste à jamais ici immobile comme un roc ! Oh ! honte ! honte ! tu devrais fuir le jour, dans la retraite d’Hécate. Dieux ! Dieux ! est-ce donc ainsi qu’après seize pénibles années de séparation Béroé devait revoir la fille de Cadmus ? Je venais d’Épidaure avec joie, je retournerai à Épidaure avec horreur. J’emporte le désespoir dans l’âme. Ô calamité ! ô mon peuple ! La peste peut continuer ses ravages ; elle peut amonceler les cadavres jusqu’au sommet du mont, Œta et changer la Grèce en un bûcher de morts, avant que Sémélé fléchisse la colère des Dieux. Que nous sommes trompés, moi et toi, et la Grèce et le peuple entier !
Ô ma Béroé !
Rassure-toi, mon enfant ! peut-être est-ce Jupiter, quoique ce soit bien peu probable ; peut-être cependant est-ce Jupiter, et nous allons le savoir. Il faut qu’il se découvre ou que tu le fuies à jamais, et que tu livres l’infâme à la vengeance mortelle de Thèbes. Regarde, ma chère fille, regarde ta Béroé qui prend part à tes anxiétés : ne voulons-nous pas le mettre à l’épreuve ?
Non, par les Dieux ! je ne trouverais pas…
Seras-tu moins misérable, si tu languis dans un doute cruel ?… Et si pourtant c’était lui…
Hélas ! ce n’est pas lui !
Et s’il se montrait à toi dans tout l’éclat où l’Olympe le contemple… Sémélé, tu ne te repentirais pas de l’avoir mis à l’épreuve.
Oui, il faut qu’il se découvre.
Il faut qu’il se découvre avant de reposer dans tes bras. Écoute, mon enfant, les conseils de ta fidèle nourrice ; écoute ce que l’amour m’inspire, ce que l’amour doit exécuter : dis-moi, viendra-t-il bientôt ?
Il a promis de venir avant qu’Hypérion descende dans le lit de Thétis.
En vérité ! Il l’a promis ! aujourd’hui, déjà ! (En se contenant.) Laisse-le donc venir ! et lorsque, dans l’ivresse de son amour, il étendra les bras vers toi, retire-toi en arrière, comme si tu étais frappée de la foudre. Grande sera sa surprise, et tu ne le laisseras pas longtemps dans cette surprise : tu le repousseras avec une froideur glaciale : il deviendra de plus en plus ardent ; la pudeur de la beauté est une digue qu’un torrent de pluie ébranle et que la force emporte. Alors tu commenceras à pleurer ; il pourrait voir avec calme des géants se dresser devant lui, il pourrait voir sans crainte Typhon aux cent bras entassant dans sa colère montagne sur montagne, pour atteindre au trône du Dieu de l’Olympe ; mais les larmes de la beauté subjuguent Jupiter. Tu ris : l’écolière est-elle donc plus savante que le maître ? Tu le supplies alors de t’accorder une petite, très petite grâce, qui doit mettre le sceau à son amour et à sa divinité ; il le promet par le Styx, et par le Styx il est engagé, il ne peut plus manquer à sa parole. Tu lui dis qu’il ne recevra pas un de tes baisers, jusqu’à ce qu’il se montre à la fille de Cadmus dans tout l’éclat où le voit Junon. Ne te laisse pas effrayer, si, pour éloigner de toi ce désir, il te parle des flammes qui étincellent autour de lui, des foudres qui l’environnent. Ce sont de vains fantômes ; les Dieux peuvent ménager ces apparences si imposantes : persiste dans ta demande, et Junon même te regardera avec envie.
La laide Junon, avec ses yeux de bœuf. Dans nos heures d’amour, il m’a souvent parlé des chagrins qu’elle lui cause par sa noire jalousie.
Ah ! misérable ! la mort pour cette raillerie !
Quoi ? Ma Béroé, que murmures-tu ?
Rien, mon enfant ; la noire jalousie me tourmente aussi : ah ! un regard vif, pénétrant, peut souvent être considéré comme un regard jaloux, et les yeux de bœuf ne sont pas de si vilains yeux.
Oh ! fi donc, Béroé ! les plus vilains que l’on puisse voir. Puis, ajoute à cela des joues vertes et jaunes, où l’on voit les marques visibles du venin de l’envie. J’ai pitié de Jupiter quand je pense que Junon, avec son hideux amour, ne lui fait pas grâce d’une nuit, et le poursuit sans cesse de ses soupçons : ce doit être une vraie roue d’Ixion dans le ciel.
Ne parlons plus de cela.
Comment, Béroé ! tu me réponds d’un ton si amer ? Ai-je outre-passé les bornes de la vérité et de la prudence ?
Oui, jeune femme, tu les as outre-passées : réjouis-toi, si tes yeux bleus ne te conduisent pas trop tôt dans la barque de Caron. Saturnia a aussi des temples, des autels : elle siège parmi les humains, et ne punit rien aussi sévèrement que les sots railleurs.
Qu’elle vienne donc et soit témoin de la raillerie ! Que m’importe ? Mon Jupiter garde chacun de mes cheveux, Junon ne me peut rien. Mais en voilà assez sur ce sujet ; Jupiter doit m’apparaître aujourd’hui même dans toute sa pompe, et si Saturnia devait trouver le chemin des enfers…
Une autre le trouvera avant elle, ce chemin, si les traits de Jupiter ont jamais atteint leur but. (À Sémélé.) Oui, Sémélé, elle mourra d’envie, si la fille de Cadmus s’élève, à la vue de la Grèce, en triomphe jusqu’à l’Olympe.
Penses-tu que dans la Grèce on parle de la fille de Cadmus ?
Depuis Sidon jusqu’à Athènes, on ne parlera pas d’une autre, les Dieux descendront de l’Olympe pour s’incliner devant toi ; les mortels se courberont dans un humble silence devant la fiancée du vainqueur des Géants, et, tremblant à l’écart…
Béroé !
Un marbre blanc l’annoncera aux mondes à venir, à l’éternité. Ici, dira-t-on, fut vénérée Sémélé, la plus belle des femmes ; Sémélé qui attira par ses baisers le Dieu de la foudre du haut de l’Olympe ; et sur ses ailes rapides la Renommée aux cent voix fera retentir ta gloire au delà des mers et des montagnes.
Apollon… Si seulement il venait !
Et on lui rendra des hommages divins sur des autels couverts d’holocaustes.
J’écouterai les prières, j’apaiserai sa colère par mes supplications, j’éteindrai l’ardeur de ses regards par mes larmes, je rendrai les peuples heureux.
Pauvre créature ! Non, jamais. (D’un air pensif.) Bientôt anéantie !… Mais, n’est-ce pas mal à moi ? Non, je chasse la pitié dans les enfers. (À Sémélé.) Éloigne-toi, éloigne-toi, mon enfant, afin que Jupiter ne te remarque pas ; laisse-le attendre longtemps, pour te faire désirer avec plus d’ardeur.
Béroé ! c’est le Ciel qui t’envoie. Ô bonheur ! Voir les Dieux s’incliner devant moi et les mortels dans un humble silence… Va, va : il faut que je m’éloigne d’ici.
Faible, vaniteuse femme, facile à tromper ! ses regards seront un feu dévorant ; ses baisers t’écraseront ; ses embrassements seront un orage ! Les simples mortels ne peuvent supporter la présence de celui qui lance le tonnerre… Ah !… (avec ravissement) quand son corps se fondra sous cette flamme divine, comme la neige sous un rayon du soleil ; quand le parjure, au lieu de sa douce et tendre fiancée, ne verra qu’un objet de terreur, avec quelle joie, du haut du Cithéron, je me repaîtrai de ce spectacle ! Avec quelle joie je lui crierai, en faisant trembler la foudre dans ses mains : Malheureux Saturne, ne sois pas si cruel dans tes embrassements ! (Elle sort. ― Symphonie.)
Scène II.
Fils de Maïa !
Jupiter ?
Hâte-toi, prends ton vol, va sur les bords du Scamandre, là pleure un berger sur le tombeau de son amante. Personne ne doit pleurer, lorsque Saturne aime. Rappelle la jeune fille morte à la vie.
En un clin d’œil ta volonté toute-puissante me conduira là, en un clin d’œil je reviendrai.
Attends ! Lorsque je quittai Argos, je sentis l’odeur des sacrifices qui fumaient dans mes temples, je me réjouis de me voir ainsi honoré par le peuple. Va trouver Cérès, ma sœur, dis-lui que Jupiter ordonne qu’elle multiplie dix mille fois, pendant cinquante ans, la moisson de ce peuple.
J’obéis en tremblant à ta colère, et avec joie à ta clémence. Pour les Dieux, c’est une volupté de rendre heureux les hommes, c’est une affliction de les perdre. Parle, où dois-je t’apporter leurs actions de grâces ? sera-ce ici, dans la poussière, ou là-haut, dans le séjour des Dieux ?
Ici, dans le séjour des Dieux, dans le palais de ma Sémélé. Hâte-toi. (Mercure s’éloigne.) Elle ne vient pas, comme de coutume, à ma rencontre, pour enlacer dans ses bras voluptueux le roi de l’Olympe. Pourquoi ma Sémélé ne vient-elle pas au-devant de moi ? Un silence de mort, un silence terrible règne dans ce palais solitaire, qui d’ordinaire retentit d’un bruit joyeux. Aucun vent ne souffle… Sur le Cithéron Junon est assise joyeuse et triomphante… Et Sémélé n’accourt pas à la rencontre de son Jupiter !… (Pause.) La cruelle ! aurait-elle osé pénétrer dans le sanctuaire de mon amour ? Saturnia… Cithéron… Son triomphe… Horreur ! pressentiment… Sémélé… Non, je me console… Je suis ton Jupiter, le ciel entier doit l’apprendre… Sémélé, je suis ton Jupiter… Quel vent funeste oserait souffler sur celle qui est aimée de Jupiter ? Je me ris de toute colère… Sémélé, où es-tu ? Je languis dans l’impatience de reposer ma tête sur ton sein, de calmer mes sens agités par la domination du monde, d’éloigner de moi mon sceptre, mon char, mes foudres, pour me plonger dans les jouissances de la volupté. Ô bonheur ! charme des Dieux ! douce ivresse ! Qu’est-ce que le sang d’Uranus, le nectar et l’ambroisie, le trône de l’Olympe, le sceptre doré du ciel ? Qu’est-ce que la puissance, l’éternité, l’immortalité et le Dieu même sans l’amour ? Le berger qui, sur les bords d’une onde fraîche, oublie ses troupeaux dans les embrassements de son épouse, n’envierait pas mon pouvoir. Elle s’approche… Elle vient… Ô perle de mes œuvres, femme… L’artiste qui t’a formée doit t’adorer… C’est moi qui t’ai faite, adore-moi ! Jupiter adore le Jupiter qui t’a créée ! Ah ! qui, dans le cercle entier des êtres, pourrait me condamner ? Ah ! comme je dédaigne, comme j’oublie mes mondes, mes astres étincelants, mes sphères roulantes ! Comme tout ce que les sages appellent ma grandeur harmonique me paraît mort, auprès d’une âme ! (Sémélé s’approche.)
Mon orgueil, mon trône n’est qu’une vaine poussière… Ô Sémélé ! (Il s’élance près d’elle, elle s’éloigne.) Tu fuis, tu te tais… Ah ! Sémélé, tu fuis !
Loin de moi !
Est-ce un rêve ? La nature va-t-elle s’abîmer ? Est-ce ainsi que parle Sémélé ? Quoi ! point de réponse… Mes bras avides s’étendent vers toi… jamais mon cœur n’a battu ainsi pour la fille d’Agénor… jamais il n’a tressailli si vivement sur le sein de Léda… jamais mes lèvres n’ont éprouvé cette ardeur en goûtant les baisers de Danaé.
Tais-toi, traître !
Sémélé !
Fuis !
Je suis Jupiter !
Toi, Jupiter ! Tremble ! Le Dieu puissant te redemandera d’une voix terrible le nom que tu lui as enlevé ; tu n’es pas Jupiter !
Le monde entier tourne autour de moi et me donne ce nom.
Ah ! blasphème !
Quoi ! ma bien-aimée, d’où vient ce ton de reproche ? Quel misérable a détourné de moi ton cœur ?
Mon cœur fut consacré à celui que tu singes. Souvent les hommes apparaissent sous un masque divin pour tromper la femme. Va, tu n’es pas Jupiter.
Tu doutes ! Sémélé peut-elle douter de ma divinité !
Si tu étais Jupiter ! Nul fils du néant ne doit toucher ces lèvres : mon cœur est consacré à Jupiter… Oh ! si tu étais Jupiter !…
Tu pleures ! Jupiter est là, et Sémélé pleure ! (Il se prosterne.) Parle, exige, et la nature esclave va s’incliner tremblante devant la fille de Cadmus ! Ordonne, et les fleuves suspendront leur cours et, à un signe de ma toute-puissance, l’Hélicon, le Caucase, le Xanthe, l’Athos, le Mikale, le Rhodope, le Pinde, arrachés à leur base, vont descendre dans les vallées et sauter comme des flocons de neige dans les airs assombris ! Ordonne, et les vents du nord, de l’est, vont ébranler le trident tout-puissant, renverser le trône de Poséidon ; la mer renversera ses digues et ses rivalités, l’éclair scintillera dans la nuit, les pôles et le ciel craqueront, le tonnerre retentira de tous côtés, l’Océan s’élancera contre l’Olympe, et la tempête te chantera un chant de victoire. Ordonne…
Je suis une femme, une femme mortelle. Comment le potier peut-il s’incliner devant son vase, l’artiste devant sa statue ?
Pygmalion s’incline devant son chef-d’œuvre, Jupiter adore sa Sémélé.
Lève-toi, lève-toi ! Malheur à moi, pauvre fille ! Jupiter a mon cœur, je ne puis aimer que les Dieux, et les Dieux se raillent de moi, et Jupiter me méprise.
Jupiter qui est prosterné à tes pieds !
Lève-toi ! Jupiter assis sur son trône suprême se moque, dans les bras de Junon, d’un vermisseau.
Ah ! Sémélé et Junon… Qui est ce vermisseau ?
Oh ! quel bonheur inexprimable pour la fille de Cadmus, si tu étais Jupiter ! Mais, malheur, tu n’es pas Jupiter !
Je le suis ! (Il étend la main : un arc-en-ciel brille dans la salle. La musique accompagne cette apparition.) Me connais-tu maintenant ?
Puissant est le bras de l’homme, quand les Dieux le soutiennent. Saturne t’aime ; moi, je ne puis aimer que les Dieux.
Tu doutes encore ! tu crois que mon pouvoir me vient des Dieux et non pas de moi ! Les Dieux, Sémélé, donnent aux hommes des forces bienfaisantes, mais ils ne leur donnent jamais la terreur de la puissance. La mort et la perdition sont le sceau de la divinité. Que par la mort Jupiter se révèle à toi ! (Il étend la main : tonnerre, flammes, fumée, tremblement de terre, musique.)
Retire ta main… Oh ! grâce ! grâce pour le pauvre peuple ! Saturne t’a enfanté.
Ah ! femme légère, faut-il donc, pour vaincre ton opiniâtreté, que Jupiter arrête le cours des astres et du soleil ? Jupiter le fera. Souvent un fils des Dieux a fait jaillir la flamme du sein des rochers ; mais sa force ne va pas jusqu’aux entrailles de la terre, ce pouvoir n’appartient qu’à Jupiter. (Il étend la main : le soleil disparaît. Nuit subite.)
Être tout-puissant ! Oh ! si tu pouvais aimer ! (Le jour reparaît.)
Ah ! la fille de Cadmus demande à Jupiter si Jupiter peut aimer ! Dis un mot, et il abdique sa divinité ! il se fait de chair et d’os, simple mortel, pour être aimé.
Jupiter ferait un tel sacrifice ?
Parle : que veux-tu de plus ? Apollon lui-même avouait que c’était un bonheur d’être homme parmi les hommes.
Ô Jupiter ! les femmes d’Épidaure se raillent de ta Sémélé : elles disent que c’est une folle enfant qui, chérie du maître des Dieux, ne peut rien obtenir de lui.
Honte aux femmes d’Épidaure ! Demande, demande seulement, et, par le Styx dont les Dieux esclaves reconnaissent la puissance sans bornes, si Jupiter hésite, le Dieu doit à l’instant être anéanti.
Je reconnais mon Jupiter : tu l’as juré, et le Styx t’a entendu ; permets donc que je ne t’embrasse jamais que comme…
Malheureuse, arrête !
Saturnia…
Tais-toi !
… T’embrasse.
C’en est fait : le mot est prononcé… Le Styx… Sémélé, tu as demandé la mort.
Est-ce là l’amour de Jupiter ?
Ah ! je donnerais le ciel pour t’avoir moins aimée. (La regardant avec effroi.) Tu es perdue !
Jupiter !
À présent, ô Junon, je comprends tes regards triomphants. Maudite jalousie !… Oh ! cette rose va mourir trop belle, trop précieuse pour l’Achéron…
Tu crains de me montrer ta magnificence.
Maudite soit cette magnificence qui doit t’aveugler ! Maudite soit ma grandeur qui t’anéantit ! Malédiction sur moi, qui ai fondé mon bonheur sur une fragile poussière !…
Ce sont là de vaines paroles. Jupiter, tes menaces ne m’effrayent pas.
Folle enfant, va, dis un dernier adieu à tes amis. Rien, rien ne peut plus te sauver. Vois, je suis ton Jupiter et je ne le suis plus.
Dieu jaloux… Le Styx… Tu ne m’échapperas pas.
Non, elle ne triomphera pas : qu’elle tremble ! Par l’effet de la toute-puissance, qui me fait un marchepied de la terre et du ciel, j’enchaînerai la perfide avec une chaîne de diamants au plus âpre rocher de la Thrace. Ce serment aussi… (Mercure apparaît.) Pourquoi ce vol rapide ?
Pour t’apporter les larmes de reconnaissance et les actions de grâces d’un peuple heureux.
Anéantis-le.
Jupiter !
Personne ne doit être heureux !…