Sébastopol/3/Chapitre22

< Sébastopol‎ | 3
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 199-202).
◄  XXI.
XXIII.  ►


XXII

Le lendemain 27, après un sommeil de dix heures, Volodia, frais et dispos, sortit de très bonne heure à l’entrée du blindage. Vlang aussi était avec lui, mais au premier sifflement des balles, il se jetait en arrière en toute hâte, la tête pénétrant dans l’entrée du blindage, au rire général des soldats qui pour la plupart étaient aussi dehors. Seuls, Vlang, le vieil artificier, et encore quelques-uns parurent rarement dans la tranchée ; les autres, on ne pouvait les retenir. Tous sortaient à l’air frais du matin, quittaient le blindage empesté, et malgré le bombardement aussi fort que la veille, se disposaient tantôt près de l’entrée, tantôt sous le parapet. Melnikov, depuis l’aube, se promenait dans la batterie, regardant en haut, d’un air tout à fait indifférent.

Près de l’entrée étaient assis deux vieux soldats et un jeune aux cheveux bouclés, un juif, attaché à l’infanterie. Ce soldat, soulevant une des balles qui était à terre, l’aplatit entre deux pierres, la coupa ensuite avec son couteau en forme de croix de Saint-Georges ; les autres, en bavardant, le regardaient faire.

La croix était en effet très réussie.

— Eh quoi ! Si nous restons encore un peu ici, après la paix, nous serons tous mis à la retraite, — dit l’un d’eux.

— Certainement, il ne me reste à moi que quatre ans de service, et voilà déjà cinq mois que je passe à Sébastopol.

— On a dit que ça ne comptait pas pour la retraite, — dit un autre.

À ce moment, un boulet siffla au dessus des têtes des soldats qui causaient et tomba à terre à la distance d’une archine de Melnikov qui s’approchait d’eux par la tranchée.

— On a manqué tuer Melnikov, dit l’un.

— Il ne me tuera pas, — répondit Melnikov.

— Voici pour ton courage, — dit le jeune soldat qui taillait la croix, en la lui remettant.

— Non, mon cher, ici, un mois compte pour une année. Il y avait un ordre spécial — continuait un des interlocuteurs.

— Que ne dit-on pas ! La paix faite, l’Empereur fera sûrement une revue à Varsovie, et si on ne donne pas la retraite, alors on donnera un congé illimité.

Une balle siffla juste au-dessus du groupe et tomba sur une pierre.

— Prends garde encore, avant ce soir tu auras un congé définitif — dit l’un des soldats.

Tous rirent.

Et non seulement avant le soir, mais deux heures après, deux d’entre eux avaient déjà un congé définitif, cinq étaient blessés, mais les autres continuaient à plaisanter sur le même ton.

Vers le matin, en effet, les deux mortiers étaient réparés de façon qu’on pouvait tirer. À dix heures, par ordre du chef du bastion, Volodia réunit son détachement et avec lui partit au bastion. Parmi les soldats, on ne pouvait remarquer même une ombre de ce sentiment de crainte qui s’exprimait la veille en commençant le travail. Seul, Vlang ne pouvait se vaincre : il se cachait, se courbait toujours. Vassine avait perdu un peu de son assurance, il s’agitait et se penchait sans cesse. Quant à Volodia, il était d’un enthousiasme extrême, il ne songeait pas même au danger. La joie de remplir son devoir, non seulement de n’être pas un poltron mais un brave, le sentiment du commandement et la présence de vingt soldats qui, il le savait, le regardaient avec curiosité, faisaient de lui un vrai brave. Il se vantait même de sa bravoure. Il s’en vantait devant les soldats, montait sur la banquette, et exprès, déboutonnait sa capote pour être mieux remarqué. Le chef du bastion, qui parcourait en ce moment son « exploitation » comme il disait, malgré l’habitude acquise par huit mois de courages de toutes sortes, ne pouvait s’empêcher d’admirer ce joli garçon, en manteau déboutonné, laissant voir une chemise rouge d’où sortait un cou blanc, délicat, et qui, le visage et les yeux enflammés frappait des mains et d’une petite voix sonore commandait : « Premier ! second ! » et sautait gaîment sur le parapet pour regarder où tombait son obus. À onze heures et demie la canonnade cessait des deux côtés et juste à midi commençait l’assaut du mamelon de Malakoff, du deuxième, du troisième et du cinquième bastions.