Sébastopol/3/Chapitre23

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 203-206).
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XXIII

De ce côté de la baie, entre Inkermann et les fortifications du nord, sur le monticule du télégraphe, environ vers midi, se tenaient deux marins. L’un, un officier, regardait Sébastopol avec une lunette ; l’autre, avec un Cosaque, venait d’arriver à la grande perche.

Le soleil était clair et haut sur la baie et jetait ses rayons gais et chauds sur les vaisseaux qui se tenaient là-bas, sur les voiles qui s’agitaient et sur les canots. Un vent léger balançait à peine les feuilles des buissons de chênes rabougris, près du télégraphe ; il gonflait les voiles des canots et agitait les ondes. Sébastopol était toujours le même, avec son église inachevée, sa colonne, son quai, son boulevard verdoyant sur la colline, l’élégante construction de la bibliothèque, ses petites baies d’azur remplies de mâts, les arcs pittoresques des aqueducs et les nuages bleuâtres de la fumée de la poudre éclairés parfois des flammes rouges des coups. Sébastopol toujours le même, belle ville de fêtes, fière, bordée d’un côté de montagnes jaunes enfumées, et de l’autre par la mer bleu clair, qui brille au soleil, se voyait de l’autre côté de la baie. À l’horizon de la mer où l’on apercevait la ligne de fumée noire d’un bateau, grimpaient de longs nuages blancs, précurseurs du vent. Par toute la ligne de fortifications, surtout aux montagnes, du côté gauche, paraissaient des panaches de fumée épaisse, blanche, sans cesse éclairés par l’éclair qui brillait même dans la lumière de midi. Ces panaches s’élargissaient en prenant diverses formes, se soulevaient dans le ciel en colonnes sombres, les fumées se montraient ca et là : aux montagnes, sur les batteries de l’ennemi, dans la ville et haut dans le ciel. Les sons des coups ne s’arrêtaient pas et en roulant ébranlaient l’air…

Vers midi, les fumées se firent plus rares, l’air fut moins souvent ébranlé.

— Mais pourtant le deuxième bastion ne répond déjà plus — dit l’officier de hussards qui était à cheval. — Il est tout écrasé ! C’est terrible !

— Et Malakoff aussi, il me semble qu’à leurs trois coups n’a répondu qu’un seul, — ajouta celui qui observait à l’aide d’une lunette. — Ça me rend furieux ! Pourquoi se taisent-ils ? Voilà, ils tirent tout droit dans la batterie de Kornilov et elle ne répond pas !

— Regarde donc, je te dis que vers midi ils cessent toujours de bombarder. Voilà, aujourd’hui aussi… Allons plutôt déjeuner… Maintenant, on nous attend déjà… il n’y a rien à regarder.

— Attends ! Ne me dérange pas ! — répondit celui qui observait à travers la lunette, en regardant Sébastopol avec une obstination particulière.

— Qu’y a-t-il là-bas ? Qu’y a-t-il ?

— Un mouvement dans les tranchées. D’épaisses colonnes s’avancent.

— Mais on voit comme ça — dit le marin. — Ils marchent en colonnes. Il faut donner un signal.

— Regarde ! Regarde ! Ils sont sortis de la tranchée.

En effet, à l’œil nu on voyait les taches noires des batteries françaises descendre de la montagne dans le ravin, dans la direction du bastion. Devant ces taches se distinguaient des lignes sombres déjà tout à fait près de notre ligne. Sur les bastions, en divers endroits, comme en courant, s’enflammaient les fumées blanches des coups. Le vent apportait les sons répétés de la fusillade, comme si la pluie eût frappé sur des vitres. Les lignes noires s’avancaient de plus en plus, entourées de fumée. Les crépitements de la fusillade de plus en plus fréquents se confondaient en un bruit roulant, prolongé. La fumée se levait de plus en plus épaisse, se dispersait rapidement par toute la ligne et enfin se confondait en un nuage bleu où par ci par là brillaient des feux et des points noirs. Tous les sons se mêlaient en un fracas roulant.

— L’assaut ! s’écria l’officier, le visage pâle, en donnant la lunette au marin.

Les Cosaques galopaient sur la route, les officiers à cheval, le généralissime en voiture, avec sa suite, passaient devant. Sur chaque visage se lisaient l’angoisse terrible et l’attente.

— Ce n’est pas possible qu’on l’ait pris ! — dit l’officier qui était à cheval.

— Dieu ! Le drapeau ! Regarde ! Regarde — dit l’autre, suffoquant et rendant la lunette. — Le drapeau français est à Malakoff !

— C’est impossible !