Sébastopol/3/Chapitre21

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 193-198).
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XXI

Au bout de dix minutes, les soldats enhardis commençaient à parler. Les plus gradés, deux artificiers, se rapprochaient de la lumière et du lit de l’officier : l’un gris, vieux, avec toutes les médailles et décorations, sauf la croix de Saint-Georges, l’autre un jeune homme qui fumait les cigarettes qu’il roulait. Le tambour prit comme toujours le devoir de servir l’officier. Les bombardiers et les cavaliers étaient assis plus près, et plus loin, à l’entrée, dans l’ombre se disposaient les humbles. La conversation commençait entre eux ; le prétexte en était le bruit fait par un homme qui arrivait brusquement dans le blindage.

— Quoi, frère ! tu n’as pas pu te tenir dans la rue ? Ou peut-être les jeunes filles ne s’amusent pas assez gaiement ? — prononça une voix.

— Oh ! elles chantent de si belles chansons, que jamais dans le village on n’entendit les pareilles, — dit en riant celui qui accourait au blindage.

— Ah ! Vassine n’aime pas les bombes ! Non, il ne les aime pas ! — dit quelqu’un du groupe aristocratique.

— Quoi ! quand il le faut, c’est une autre affaire, — dit lentement la voix de Yassine. Quand il parla, tous les autres se turent. — Le vingt-quatre on a tiré comme il faut. Et quel mal y a-t-il là-dedans ? Si l’on tue pour rien, les chefs n’en diront pas merci à notre frère.

À ces paroles de Vassine, tous se mirent à rire.

— Voilà Melnikov, il reste toujours dans la cour, — dit quelqu’un.

— Envoyez-le ici, ce Melnikov ! — ajouta le vieil artificier, — autrement on le tuera pour rien.

— Qui est-ce, Melnikov ? — demanda Volodia.

— Ah ! Votre Noblesse, il y a chez nous un sot, il ne craint absolument rien, et maintenant il marche dehors tout le temps. Veuillez le voir, il ressemble à un ours.

— Il connaît un sortilège, — ajouta de l’autre coin la voix lente de Vassine.

Melnikov entra dans le blindage. C’était un homme gros (chose très rare parmi les soldats), roux, rouge, avec un énorme front bombé et des yeux saillants bleu-clair.

— Eh quoi ! As-tu peur des bombes ? — lui demanda Volodia.

— Pourquoi avoir peur des bombes ? — répondit Melnikov en se frottant et se grattant. Je sais que je ne serai pas tué d’une bombe.

— Alors, tu voudrais vivre ici ?

— Oui, je voudrais, c’est très amusant, — fit-il tout à coup, en éclatant de rire.

— Oh ! alors, il faut te prendre à la sortie. Veux-tu, je le dirai au général, — dit Volodia, bien qu’il ne connût ici aucun général.

— Comment donc ! Certainement. Je veux…

Et Melnikov se cacha derrière les autres.

— Allons, enfants, jouons aux cartes ; qui a des cartes ? — prononça sa voix oppressée.

Dans le coin le jeu commença bientôt. On entendait le bruit des coups sur le nez, les éclats de rire, l’annonce des atouts.

Volodia but le thé que lui prépara le tambour, régala ses artificiers, causa et plaisanta avec eux afin de se rendre populaire, très heureux du respect qu’on lui témoignait. Les soldats aussi, en remarquant la simplicité du chef, déliaient leurs langues. L’un racontait que le siège de Sébastopol prendrait fin bientôt, parce qu’un marin bien renseigné lui avait raconté que Constantin, frère du tzar, venait nous sauver avec la flotte « méricain », et que bientôt il y aurait un armistice de deux semaines avec le repos, et que si quelqu’un tirait alors, il paierait soixante-quinze kopeks d’amende par coup.

Vassine, que Volodia avait déjà remarqué, était un petit homme à favoris, aux grands yeux doux, et racontait, d’abord dans le silence général, puis au milieu des éclats de rire, qu’à son arrivée en congé, on avait d’abord été très content de lui, mais qu’après, son père l’avait envoyé au travail, et que, pendant ce temps, le garde forestier faisait chercher sa femme en voiture. Tout ca amusait beaucoup Volodia. Non seulement il n’avait nulle peur et n’était pas incommodé de l’exiguïté ni de l’odeur forte du blindage, mais il était vraiment gai et content.

Beaucoup de soldats ronflaient déjà. Vlang était aussi allongé sur le sol, et le vieil artificier, étendant sa capote, faisait le signe de la croix et murmurait ses prières avant de s’endormir. Volodia voulut sortir du blindage et regarder ce qui se passait dans la cour.

— Retirez les jambes ! — crièrent les soldats, dès qu’il se leva, et pour lui laisser le passage les jambes se serrèrent.

Vlang, qui semblait dormir, leva tout à coup la tête, et saisit Volodia par le pan de son manteau.

— Voyons, ne sortez pas ! Est-ce possible ? — disait-il d’un ton convaincu et avec des larmes. — Vous ne savez pas encore. Là-bas des boulets tombent sans cesse ; ici, c’est mieux.

Mais, malgré les supplications de Vlang, Volodia sortit du blindage et s’assit au seuil où déjà était Melnikov.

L’air était pur et frais, — surtout après le blindage — la nuit était claire et calme… À travers le grondement des canons, on entendait le bruit des roues et des chariots qui amenaient les gabions, et les conversations des hommes qui travaillaient à la poudrerie. Au-dessus de la tête, le ciel haut, étoilé, que sillonnaient sans cesse les traces enflammées des bombes ; à gauche, un trou d’une archine conduisant à l’autre blindage, d’où l’on apercevait les jambes et les dos des marins qui y logeaient, et d’où l’on entendait leurs voix ; en face on voyait le monticule de la poudrière, devant laquelle passaient et repassaient des hommes courbés, et sur le monticule, sous la pluie de balles et d’obus qui sifflaient sans cesse en cet endroit, se montrait une haute figure, en capote noire, les mains dans les poches et qui piétinait la terre que d’autres y apportaient dans des sacs. Souvent la bombe tombait et éclatait très près de la poudrière. Les soldats qui portaient la terre s’inclinaient, s’écartaient, et la figure noire ne se mouvait pas, piétinait tranquillement la terre, et restait à la même place, toujours dans la même position.

— Quel est cet homme noir ? — demanda Volodia à Melnikov.

— Je ne sais pas, j’irai regarder.

— N’y va pas, ce n’est pas nécessaire.

Mais Melnikov, sans l’écouter, se leva, s’approcha de l’homme noir, et très longtemps, de même indifférent et immobile, restait près de lui.

— C’est un chef de la poudrière, Votre Noblesse, — dit-il en revenant. — La bombe a troué la poudrière, alors les soldats la recouvrent de terre.

Parfois les obus tombaient tout droit, semblait-il, sur la porte du blindage ; alors Volodia se serrait dans l’angle, et de nouveau levait la tête pour regarder s’il ne tombait pas quelque chose ici. Malgré que Vlang, de l’intérieur du blindage, suppliât parfois Volodia de retourner, celui-ci resta près de trois heures sur le seuil, trouvant du plaisir à défier le sort et à observer la chute des bombes. À la fin de la soirée, il savait déjà combien de canons tiraient, et d’où, et où tombaient leurs charges.