Sébastopol/3/Chapitre20

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 188-192).
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XX

Vlang était enchanté de sa mission. Il courut vivement se préparer, et tout habillé, il vint aider Volodia et le suppliait de prendre un lit de camp, une pelisse et de vieux numéros de la revue les Annales de la Patrie, une bouillotte à alcool et autres objets inutiles. Le capitaine conseilla à Volodia de lire d’abord dans le Manuel[1] le tir à mortier et d’y prendre tout de suite la copie des tableaux. Volodia se mit aussitôt au travail, et à son étonnement et à sa joie, il remarqua que le sentiment de la peur du danger et encore plus celui d’être un poltron, l’inquiétaient encore un peu, mais étaient moins aigus que la veille. La cause en tenait d’une part à l’influence du jour et de l’activité, de l’autre et principalement à ce que la peur, comme tout sentiment très vif, ne peut se tenir longtemps au même degré. En un mot il avait déjà réussi à n’avoir plus peur.

Vers sept heures, dès que le soleil s’abaissa derrière la caserne Nicolas, le sergent-major entra et déclara que les hommes étaient prêts et attendaient.

— J’ai remis la liste à Vlanga, veuillez la lui demander, Votre Noblesse, dit-il.

Environ vingt soldats d’artillerie, l’épée au ceinturon, se tenaient debout à l’angle de la maison. Volodia, avec le junker, s’approcha d’eux. « Faut-il leur faire un petit discours, ou dire tout simplement : Bonjour, enfants ! ou ne rien dire du tout ? » pensa-t-il. « Et pourquoi ne pas dire : Bonjour, enfants ! Oui, il faut même dire cela. » Et hardiment, il cria de sa petite voix sonore : « Bonjour, mes enfants ! » Les soldats répondirent joyeusement. Sa voix fraîche, jeune, sonnait agréablement aux oreilles de chacun. Volodia marchait bravement devant les soldats et bien que son cœur battît comme s’il venait de faire une course de plusieurs verstes, son allure était légère, son visage gai. Tout près du mamelon de Malakoff, en gravissant la colline, il remarqua que Vlang, qui ne le lâchait pas d’une semelle, si courageux à la maison, s’effacait sans cesse et penchait la tête, comme si toutes les bombes et tous les obus qui sifflaient fréquemment volaient droit sur lui. Quelques-uns des soldats faisaient la même chose, et en général sur la plupart des visages s’exprimait sinon la peur, du moins l’inquiétude. Ce fait tranquillisait tout à fait Volodia et l’encourageait.

« Alors, voilà, je suis sur le mamelon de Malakoff que je m’imaginais mille fois plus terrible ! Et je puis marcher sans saluer les boulets et j’ai même beaucoup moins peur que les autres ! Alors je ne suis pas poltron ! » pensait-il avec plaisir et même avec un certain enthousiasme dans la satisfaction de soi-même.

Cependant, ce sentiment était bientôt ébranlé par un spectacle qu’il aperçut au crépuscule dans la batterie de Kornilov pendant qu’il cherchait le chef du bastion. Quatre matelots, près du parapet, tenaient par les jambes et par les bras le cadavre ensanglanté d’un homme sans chaussures et sans capote et le balançaient avec l’intention de le lancer par-dessus le parapet. (Deux jours après le bombardement on n’avait pas encore réussi à enlever tous les cadavres et on les jetait dans le fossé pour qu’ils ne gênassent pas la batterie.) Volodia resta un moment pétrifié en voyant comment le cadavre frappait sur le sommet du parapet et de là roulait dans le fossé. Mais par bonheur, il rencontra ici même le chef du bastion qui lui donna des ordres et un guide pour le conduire à la batterie et au blindage réservé aux servants.

Nous ne raconterons pas combien d’autres dangers et déceptions éprouva ce même soir notre héros. Au lieu de trouver ici le tir qu’il avait pratiqué dans le champ de Volkovo, dans toutes les conditions d’exactitude et d’ordre qu’il espérait, au lieu de cela, il trouvait deux mortiers brisés, dont l’un était criblé par un obus dans l’âme du canon, l’autre gisant sur les débris d’une plate-forme détruite. Nous ne raconterons pas comment, jusqu’au matin, il ne put obtenir d’ouvriers pour réparer la plate-forme, comment aucune charge n’était du poids indiqué dans le « Manuel », comment furent blessés deux soldats de son détachement, et comment il fut vingt fois à un doigt de la mort. Heureusement on désigna pour l’aider, comme chef de pièce, un marin d’une taille énorme, qui était auprès du mortier depuis le commencement du siège et le convainquit qu’on pouvait tirer, puis le conduisit, avec une lanterne, dans la nuit, à travers le bastion comme à travers son potager, et promit d’arranger tout pour le lendemain. Le blindage où le conduisit son guide était un trou allongé de deux sagènes cubes[2] et protégé par des poutres de chêne d’une archine[3] de diamètre. Il s’y logea avec tous ses soldats.

Vlang, dès qu’il aperçut une petite porte basse, du blindage, haute d’une archine, accourut le premier et faillit s’écraser sur le sol pierreux. Il s’installa dans une cour d’où il ne sortit plus. Quand tous les soldats se furent installés le long des murs, sur le sol, quelques-uns allumant leurs pipes, Volodia dressa son lit de camp dans un coin, alluma une chandelle et allongé sur le lit, fuma une cigarette. Au-dessus du blindage s’entendaient des coups ininterrompus mais sourds, à l’exception d’un canon voisin du blindage, et qui l’ébranlait par un tonnerre. Dans le blindage même régnait le calme, seulement les soldats encore intimidés par le nouvel officier, causaient de temps en temps, se demandant entre eux soit de se pousser, soit de se donner du feu pour la pipe ; un rat grattait quelque part, parmi les pierres, ou Vlang, qui n’était pas encore remis et regardait autour de lui, comme un sauvage, poussait soudain un haut soupir. Volodia, sur son lit, dans le coin encombré de gens et éclairé d’une seule bougie, goûtait un sentiment de bien-être qu’il n’avait pas éprouvé depuis son enfance, quand, jouant à cache-cache il se glissait dans l’armoire ou sous la jupe de sa mère et, sans respirer, écoutait et avait peur des ténèbres, en même temps qu’il éprouvait un certain plaisir.

Il sentait un petit frisson, et aussi de la joie.

  1. Manuel des officiers d’artillerie, édité par Bézak. (Note de l’Auteur.)
  2. La sagène vaut 3 archines.
  3. L’archine vaut 0 m. 711.