Sébastopol/2/Chapitre6

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 55-57).
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VI

Des soldats portaient des blessés sur des brancards et en soutenaient d’autres sous les bras. La rue était tout à fait sombre. Seules, rarement, par ci, par là, étaient éclairées les fenêtres de l’hôpital ou celles des officiers qui veillaient tard. Des bastions éclatait le même bruit de canons et de fusils, les mêmes feux s’enflammaient sur le ciel noir. On entendait rarement le galop du cheval d’un ordonnance, le gémissement d’un blessé, les pas et la conversation des brancardiers, les exclamations des femmes affolées et des habitants qui, sur leurs portes, regardaient la canonnade.

Parmi ces derniers étaient notre connaissance Nikita et la vieille femme du matelot, avec qui il s’était déjà réconcilié, et sa fille de dix ans, « Oh ! Seigneur ! Oh ! sainte vierge Marie ! » murmurait en soupirant la vieille, en regardant les bombes qui, comme des balles de feu, sautaient perpétuellement d’un côté et de l’autre. « Quel malheur ! Quel malheur ! Oh ! oh ! oh ! Il n’y avait rien de pareil au premier bombardement. Ah ! la maudite, où a-t-elle éclaté ! Juste au-dessus de notre maison, dans le village ! »

— Non, c’est plus loin, chez la tante Arinka. Ça tombe toujours dans son jardin, dit la fillette.

— Où est maintenant mon maître ? — fit Nikita d’une voix chantante et encore un peu ivre — Ah ! comme j’aime mon maître. Je ne sais pas moi-même, mais je l’aime tant, que si, Dieu m’en préserve ! on le tuait, croyez-moi, petite tante, je ne sais pas ce que je me ferais, je vous le jure ! C’est un si bon maître ! Est-ce qu’on peut le comparer avec ceux qui là-bas jouent aux cartes ! Ceux-là, peuh ! voilà tout, — conclut Nikita en montrant la fenêtre éclairée de la chambre du maître où en l’absence du capitaine en second, le junker Jvadtcheskï, pour fêter sa décoration, avait invité les lieutenants Ougrovitch et Neptchissetzkï qui avait une fluxion.

— Oh ! les petites étoiles ! les petites étoiles ! Elles roulent ! — dit, en rompant le silence qui avait suivi les paroles de Nikita, la petite fillette qui regardait le ciel. — Voilà ! voilà ! encore une de tombée ! Pourquoi cela ? Ah ! maman !

— On détruira tout à fait notre petite maison, fit la vieille en soupirant et sans répondre à la question de la fillette.

— Maman, quand nous sommes allés là-bas avec le petit oncle, — continua d’une voix chantante la fillette, — alors, nous avons remarqué un gros obus dans la chambre, près de l’armoire. Il a probablement percé le toit pour entrer dans la chambre… Il est si gros qu’on ne peut pas le soulever.

— Celles qui avaient des maris et de l’argent sont parties, — dit la vieille, — et ici c’était la dernière petite maison et on l’a écrasée. Voilà, voilà ! Comme il tire, le brigand ! Oh ! Seigneur ! Seigneur !

— Aussitôt que nous sommes sortis, une bombe a passé ; quand elle a éclaté, elle a soulevé de la terre et un petit morceau a failli nous tuer, moi et l’oncle.