Sébastopol/2/Chapitre7

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 58-61).
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VII

Galtzine rencontrait de plus en plus de blessés sur les brancards ou à pied, soutenus par d’autres, et parlant entre eux à voix haute.

— Quand ils sont tombés sur nous, mes frères, — dit d’une voix de basse un soldat de haute taille qui portait deux fusils derrière l’épaule, — quand ils sont tombés sur nous et ont crié : «Allah ! Allah ![1] ils grimpaient comme ça les uns sur les autres. On tue les uns et les autres grimpent derrière ; on ne pouvait rien faire. On n’en voyait pas la fin…

Mais en cet endroit du récit, Galtzine l’arrêta.

— Tu viens du bastion ?

— Parfaitement, Votre Seigneurie.

— Eh bien ! Qu’y avait-il là-bas ? Raconte.

— Ce qu’il y avait ? Leur force, Votre Seigneurie s’est approchée, a grimpé sur les remparts, et c’est fini. Ils ont tout écrasé, Votre Seigneurie.

— Comment, ils ont écrasé ? Mais vous les avez repoussés ?

— Comment ?… repoussés, quand toute sa force s’approchait. Il a écrasé tous les nôtres et on ne porte pas secours.

Le soldat se trompait puisque nous occupions la tranchée. Mais c’est une bizarrerie que chacun peut remarquer : le soldat blessé considère toujours l’affaire comme perdue et horriblement sanglante.

— Mais comment ! On a dit qu’on l’avait repoussé — dit avec dépit Galtzine. — Peut-être les a-t-on repoussés après ton départ. Y a-t-il longtemps que tu es là ?

— J’arrive tout à l’heure, Votre Seigneurie, — répondit le soldat. — C’est peu probable. La tranchée a dû rester à lui… Il a tout à fait pris le dessus.

— Eh ! Comment n’avez-vous pas honte d’avoir rendu la tranchée ? C’est terrible ! — dit Galtzine, attristé de cette indifférence.

— Que faire contre la force ? — murmura le soldat.

— Eh ! Votre Seigneurie ! — prononça alors un soldat étendu sur le brancard. — Comment ne pas se rendre quand il a écrasé presque tout ! Si nous avions eu la force, jamais de la vie nous ne nous serions rendus. Mais comme ça, que faire ? J’en ai tué un et tout d’un coup, quand on m’a frappé… Oh ! oh ! oh ! Plus doucement, frère, plus doucement. Marche donc plus doucement ! Oh ! oh ! oh ! — gémissait le blessé.

— En effet, il me semble que beaucoup trop de soldats s’en vont, — dit Galtzine en arrêtant de nouveau le même soldat de haute taille porteur de deux fusils. — Pourquoi t’éloignes-tu ? Eh ! toi, arrête !

Le soldat s’arrêta et de la main gauche leva son bonnet.

— Où vas-tu et pourquoi ? — lui cria-t-il sévèrement. — Là…

Mais à ce moment, en s’approchant tout près du soldat, il remarqua que sa main droite était enveloppée dans sa manche et ensanglantée jusqu’au coude.

— Je suis blessé, Votre Seigneurie.

— Blessé ? Par quoi ?

— Ici, probablement d’une balle, — dit le soldat en montrant son bras. — Et là, je ne peux pas même savoir, quelque chose m’a frappé dans la tête. Il s’inclina et montra ses cheveux ensanglantés collés sur la nuque.

— À qui est l’autre fusil ?

— C’est un fusil français, Votre Seigneurie. C’est moi qui l’ai pris. Je ne serais pas parti s’il n’avait pas fallu conduire ce soldat, autrement il tomberait, — ajouta-t-il en désignant le soldat qui marchait un peu en avant, appuyé sur le fusil et qui traînait et s’appuyait avec difficulté sur la jambe gauche.

Galtzine éprouva tout à coup une terrible honte pour son soupçon injuste. Il se sentit rougir, il se détourna et déjà n’interrogeait plus les blessés, ne les observait plus et se dirigeait vers l’ambulance.

S’étant frayé avec peine un passage sur le perron, parmi les blessés qui marchaient à pied et les brancards qui entraient avec des blessés ou sortaient avec des morts, Galtzine entra dans la première salle ; il regarda, et aussitôt, involontairement, se détourna et s’enfuit dans la rue : c’était trop horrible.

  1. Nos soldats, pendant la guerre contre les Turcs, s’étaient si habitués au cri des ennemis, qu’ils racontaient que les Français criaient aussi : « Allah ! » — Note de l’Auteur.