Ruy Blas/Acte 4
ACTE QUATRIÈME.
DON CÉSAR.
RUY BLAS.
DON CÉSAR.
DON SALLUSTE.
DON GURITAN.
UN LAQUAIS.
UNE DUÈGNE.
UN PAGE.
UN ALCADE.
DES ALGUAZILS.
DEUX MUETS.
Scène PREMIÈRE.
Que faire ? — Elle d’abord ! elle avant tout ! — rien qu’elle !
Dût-on voir sur un mur rejaillir ma cervelle,
Dût le gibet me prendre ou l’enfer me saisir
Il faut que je la sauve ! — oui ! mais y réussir ?
Comment faire ? donner mon sang, mon cœur, mon âme,
Ce n’est rien, c’est aisé. Mais rompre cette trame !
Deviner… — deviner ! car il faut deviner ! —
Ce que cet homme a pu construire et combiner !
Il sort soudain de l’ombre et puis il s’y replonge,
Et là, seul dans sa nuit, que fait-il ? — Quand j’y songe,
Dans le premier moment je l’ai prié pour moi !
Je suis un lâche, et puis c’est stupide ! — eh bien quoi !
C’est un homme méchant. — Mais que je m’imagine
— La chose a sans nul doute une ancienne origine, —
Que lorsqu’il tient sa proie et la mâche à moitié,
Ce démon va lâcher la reine, par pitié
Pour son valet ! Peut-on fléchir les bêtes fauves ?
— Mais, misérable, il faut pourtant que tu la sauves !
C’est toi qui l’as perdue ! à tout prix ! il le faut !
— C’est fini. Me voilà retombé ! De si haut !
Si bas ! j’ai donc rêvé ! — Ho ! je veux qu’elle échappe !
Mais lui ! par quelle porte, ô Dieu, par quelle trappe,
Par où va-t-il venir, l’homme de trahison ?
Dans ma vie et dans moi, comme en cette maison,
Il est maître. Il en peut arracher les dorures.
Il a toutes les clefs de toutes les serrures.
Il peut entrer, sortir, dans l’ombre s’approcher,
Et marcher sur mon cœur comme sur ce plancher.
— Oui, c’est que je rêvais ! Le sort trouble nos têtes
Dans la rapidité des choses sitôt faites. —
Je suis fou. Je n’ai plus une idée en son lieu.
Ma raison, dont j’étais si vain, mon Dieu ! mon Dieu !
Prise en un tourbillon d’épouvante et de rage,
N’est plus qu’un pauvre jonc tordu par un orage !
Que faire ? Pensons bien. D’abord empêchons-la
De sortir du palais. — Oh oui, le piége est là.
Sans doute. Autour de moi tout est nuit, tout est gouffre.
Je sens le piége, mais je ne vois pas. — Je souffre !
C’est dit. Empêchons-la de sortir du palais.
Faisons-la prévenir sûrement, sans délais. —
Par qui ? — je n’ai personne !
C’est un homme loyal ! oui !
Va chez don Guritan, et fais-lui de ma part
Mes excuses, et puis dis-lui que sans retard
Il aille chez la reine et qu’il la prie en grâce,
En mon nom comme au sien, quoi qu’on dise ou qu’on fasse,
De ne point s’absenter du palais de trois jours.
Quoi qu’il puisse arriver. De ne point sortir. Cours !
Ah !
Qu’il donne ce mot à la reine, et qu’il veille !
— « Croyez don Guritan, faites ce qu’il conseille ! »
Quant à ce duel, dis-lui que j’ai tort, que je suis
À ses pieds, qu’il me plaigne et que j’ai des ennuis,
Qu’il porte chez la reine à l’instant mes suppliques,
Et que je lui ferai des excuses publiques.
Qu’elle est en grand péril. Qu’elle ne sorte point.
Quoi qu’il arrive. Au moins trois jours. — De point en point
Fais tout. Va, sois discret, ne laisse rien paraître.
Je vous suis dévoué. Vous êtes un bon maître.
Cours, mon bon petit page. As-tu bien tout compris ?
Oui, monseigneur, soyez tranquille.
Se calment. Cependant, comme dans la folie,
Je sens confusément des choses que j’oublie.
Oui, le moyen est sûr. Don Guritan… ! — mais moi ?
Faut-il attendre ici don Salluste ? Pourquoi ?
Non. Ne l’attendons pas. Cela le paralyse
Tout un grand jour. Allons prier dans quelque église.
Sortons. J’ai besoin d’aide, et Dieu m’inspirera !
Je sors. Dans un instant un homme ici viendra.
— Par une entrée à lui. — Dans la maison, peut-être,
Vous le verrez agir comme s’il était maître.
Laissez-le faire. Et si d’autres viennent…
Vous laisserez entrer ! —
Allons ?
Scène DEUXIÈME.
Tant pis ! c’est moi !
Pardon ! ne faites pas attention, je passe.
Vous parliez entre vous. Continuez, de grâce.
J’entre un peu brusquement, messieurs, j’en suis fâché !
— Personne ! — sur le toit tout à l’heure perché,
J’ai cru pourtant ouïr un bruit de voix. — Personne !
Fort bien. Recueillons-nous. La solitude est bonne.
— Ouf ! que d’événements ! — J’en suis émerveillé
Comme l’eau qu’il secoue aveugle un chien mouillé.
Primo, ces alguazils qui m’ont pris dans leurs serres ;
Puis cet embarquement absurde ; ces corsaires ;
Et cette grosse ville où l’on m’a tant battu ;
Et les tentations faites sur ma vertu
Par cette femme jaune ; et mon départ du bagne ;
Mes voyages ; enfin, mon retour en Espagne !
Puis, quel roman ! le jour où j’arrive, c’est fort,
Ces mêmes alguazils rencontrés tout d’abord !
Leur poursuite enragée et ma fuite éperdue ;
Je saute un mur ; j’avise une maison perdue
Dans les arbres, j’y cours ; personne ne me voit ;
Je grimpe allègrement du hangard sur le toit ;
Enfin, je m’introduis dans le sein des familles
Par une cheminée où je mets en guenilles
Mon manteau le plus neuf qui sur mes chausses pend !…
— Pardieu ! monsieur Salluste est un grand sacripant !
— Mon pourpoint m’a suivi dans mes malheurs. Il lutte !
Mais ma jambe a souffert diablement dans ma chute !
— Ce manteau me paraît plus décent que le mien.
C’est égal, me voilà revenu. Tout va bien.
Ah ! mon très-cher cousin, vous voulez que j’émigre
Dans cette Afrique où l’homme est la souris du tigre !
Mais je vais me venger de vous, cousin damné,
Épouvantablement, quand j’aurai déjeûné.
J’irai, sous mon vrai nom, chez vous, traînant ma queue,
D’affreux vauriens sentant le gibet d’une lieue,
Et je vous livrerai vivant aux appétits
De tous mes créanciers — suivis de leurs petits.
Voyons d’abord où m’ont jeté ses perfidies.
Maison mystérieuse et propre aux tragédies.
Portes closes, volets barrés, un vrai cachot.
Dans ce charmant logis on entre par en haut,
Juste comme le vin entre dans les bouteilles.
— C’est bien bon, du bon vin ! —
Cabinet sans issue où tout est clos aussi !
Personne ! — Où diable suis-je ? — Au fait j’ai réussi
À fuir les alguazils. Que m’importe le reste ?
Vais-je pas m’effarer et prendre un air funeste
Pour n’avoir jamais vu de maison faite ainsi ?
Ah çà ! mais — je m’ennuie horriblement ici.
Voyons, ceci m’a l’air d’une bibliothèque.
Justement. — Un pâté, du vin, une pastèque.
C’est un encas complet. Six flacons bien rangés !
Diable ! sur ce logis j’avais des préjugés.
C’est d’un bon choix. — Allons ! l’armoire est honorable.
Lisons d’abord ceci.
De ce fameux poëte appelé le soleil !
Xérès-des-Chevaliers n’a rien de plus vermeil.
Quel livre vaut cela ? Trouvez-moi quelque chose
De plus spiritueux !
Mangeons.
Ils ont perdu ma trace.
Quant au maître du lieu, s’il survient… —
— Pourvu qu’il n’aille pas me chasser ! Mangeons vite.
Mon dîner fait, j’irai visiter la maison.
Mais qui peut l’habiter ? peut-être un bon garçon.
Ceci peut ne cacher qu’une intrigue de femme.
Bah ! quel mal fais-je ici ? qu’est-ce que je réclame ?
Rien, — l’hospitalité de ce digne mortel,
À la manière antique,
En embrassant l’autel.
D’abord, ceci n’est point le vin d’un méchant homme.
Et puis, c’est convenu, si l’on vient, je me nomme.
Ah ! vous endiablerez, mon vieux cousin maudit !
Quoi, ce bohémien ? ce galeux ? ce bandit ?
Ce Zafari ? ce gueux ? ce va-nu-pieds… ? — Tout juste !
Don César De Bazan, cousin de don Salluste ?
Oh ! la bonne surprise ! et dans Madrid, quel bruit !
Quand est-il revenu ? ce matin ? cette nuit ?
Quel tumulte partout en voyant cette bombe,
Ce grand nom oublié qui tout à coup retombe !
Don César De Bazan ! oui, messieurs, s’il vous plaît !
Personne n’y pensait, personne n’en parlait,
Il n’était donc pas mort ? il vit, messieurs, mesdames !
Les hommes diront : Diable ! — Oui-dà ! diront les femmes.
Doux bruit qui vous reçoit rentrant dans vos foyers,
Mêlé de l’aboiement de trois cents créanciers !
Quel beau rôle à jouer ! — Hélas ! l’argent me manque.
On vient. — Sans doute on va comme un vil saltimbanque
M’expulser. — C’est égal, ne fais rien à demi,
César !
Scène TROISIÈME.
Qui venez-vous chercher céans, l’ami ?
Il faut beaucoup d’aplomb, le péril est extrême.
Don César de Bazan.
Don César ! c’est moi-même !
Voilà du merveilleux !
Don César De Bazan ?
Pardieu ! j’ai cet honneur.
César ! le vrai César ! le seul César ! le comte
De Garo…
Daignez voir si c’est là votre compte.
De l’argent ! c’est trop fort !
Mon cher…
C’est la somme que j’ai l’ordre de vous porter.
Ah ! fort bien ! je comprends.
Çà, ne dérangeons pas cette histoire admirable.
Ceci vient fort à point.
Vous faut-il des reçus ?
Non, monseigneur.
Mettez cet argent là-dessus.
De quelle part ?
Monsieur le sait bien.
Mais…
Vient de qui vous savez pour ce que vous savez.
Ah !
Chut !
Redites-la moi donc.
Cet argent…
Me vient de qui je sais…
Nous devons…
Tous les deux !!!
Être fort réservés.
C’est parfaitement clair.
Je ne comprends pas.
Bah !
Mais vous comprenez !
Peste !
Il suffit.
De l’argent qu’on reçoit, d’abord, c’est toujours clair.
Chut !
Chut !!! ne faisons pas d’indiscrétion. Diantre !
Comptez, seigneur !
Pour qui me prends-tu ?
Le beau ventre !
Mais…
Je me fie à toi.
Bons quadruples pesant sept gros trente-six grains,
Ou bons doublons au marc. L’argent, en croix-maries.
Voici que mon roman, couronnant ses féeries,
Meurt amoureusement sur un gros million.
Ô délices ! je mords à même un galion !
Et maintenant, j’attends vos ordres.
Pour quoi faire ?
Afin d’exécuter, vite et sans qu’on diffère,
Ce que je ne sais pas et ce que vous savez.
De très-grands intérêts…
Oui, publics et privés !!!
Veulent que tout cela se fasse à l’instant même.
Je dis ce qu’on m’a dit de dire.
Fidèle serviteur !
Pour ne rien retarder,
Mon maître à vous me donne afin de vous aider.
C’est agir congrument. Faisons ce qu’il désire.
Je veux être pendu si je sais que lui dire.
Approche, galion, et d’abord —
bois-moi ça !
Quoi, seigneur !
Bois-moi ça !
Du vin d’Oropesa !
Causons.
Il a déjà la prunelle allumée.
L’homme, mon cher ami, n’est que de la fumée
Noire, et qui sort du feu des passions. Voilà.
C’est bête comme tout, ce que je te dis là.
Et d’abord la fumée, au ciel bleu ramenée,
Se comporte autrement dans une cheminée.
Elle monte gaîment, et nous dégringolons.
L’homme n’est qu’un plomb vil.
Ne valent pas le chant d’un ivrogne qui passe.
Vois-tu, soyons prudents. Trop chargé, l’essieu casse.
Le mur sans fondement s’écroule subito.
Mon cher, raccroche-moi le col de mon manteau.
Seigneur, je ne suis pas valet de chambre.
Il sonne !
Le maître va peut-être arriver en personne.
Je suis pris.
Remettez l’agrafe à monseigneur.
Je suis chez Belzébuth, ma parole d’honneur !
Ma foi, laissons-nous faire, et prenons ce qui s’offre.
Donc je vais remuer les écus à plein coffre.
J’ai de l’argent ! que vais-je en faire ?
Attends, pardon !
Voyons, — si je payais mes créanciers ? — fi donc !
— Du moins, pour les calmer, âmes à s’aigrir promptes,
Si je les arrosais avec quelques à-comptes ?
— À quoi bon arroser ces vilaines fleurs-là ?
Où diable mon esprit va-t-il chercher cela ?
Rien n’est tel que l’argent pour vous corrompre un homme,
Et, fût-il descendant d’Annibal qui prit Rome,
L’emplir jusqu’au goulot de sentiments bourgeois !
Que dirait-on ? me voir payer ce que je dois !
Ah !
Que m’ordonnez-vous ?
Bois en m’attendant.
Oui !
Voici ce qu’il faut faire ! Emplis tes poches d’or.
Dans la ruelle, au bout de la place-Mayor,
Entre au numéro neuf. Une maison étroite.
Beau logis, si ce n’est que la fenêtre à droite
A sur le cristallin une taie en papier.
Maison borgne ?
En montant l’escalier. Prends-y garde.
Une échelle ?
À peu près. C’est plus roide. — En haut loge une belle
Facile à reconnaître, un bonnet de six sous
Avec de gros cheveux ébouriffés dessous,
Un peu courte, un peu rousse… — Une femme charmante !
Sois très-respectueux, mon cher, c’est mon amante !
Lucinda, qui jadis, blonde à l’œil indigo,
Chez le pape, le soir, dansait le fandango.
Compte-lui cent ducats en mon nom. — Dans un bouge,
À côté, tu verras un gros diable au nez rouge,
Coiffé jusqu’aux sourcils d’un vieux feutre fané
Où pend tragiquement un plumeau consterné,
La rapière à l’échine et la loque à l’épaule.
— Donne de notre part six piastres à ce drôle. —
Plus loin, tu trouveras un trou noir comme un four,
Un cabaret qui chante au coin d’un carrefour.
Sur le seuil boit et fume un vivant qui le hante.
C’est un homme fort doux et de vie élégante,
Un seigneur dont jamais un juron ne tomba,
Et mon ami de cœur, nommé Goulatromba.
— Trente écus ! — Et dis-lui, pour toutes patenôtres,
Qu’il les boive bien vite et qu’il en aura d’autres.
Donne à tous ces faquins ton argent le plus rond,
Et ne t’ébahis pas des yeux qu’ils ouvriront.
Après ?
Garde le reste. Et pour dernier chapitre…
Qu’ordonne monseigneur !
Casse beaucoup de pots et fais beaucoup de bruit,
Et ne rentre chez toi que demain — dans la nuit.
Suffit, mon prince.
Il est effroyablement ivre !
Ah !… — Quand tu sortiras, les oisifs vont te suivre.
Fais par ta contenance honneur à la boisson.
Sache te comporter d’une noble façon.
S’il tombe par hasard des écus de tes chausses,
Laisse tomber ; — et si des essayeurs de sauces,
Des clercs, des écoliers, des gueux qu’on voit passer,
Les ramassent, — mon cher, laisse-les ramasser.
Ne sois pas un mortel de trop farouche approche.
Si même ils en prenaient quelques-uns dans ta poche,
Sois indulgent. Ce sont des hommes comme nous.
Et puis il faut, vois-tu, c’est une loi pour tous,
Dans ce monde, rempli de sombres aventures,
Donner parfois un peu de joie aux créatures.
Tous ces gens-là seront peut-être un jour pendus !
Ayons donc les égards pour eux qui leur sont dus !
— Va-t’en.
Quand il a de l’argent, d’en faire un bon usage.
J’ai de quoi vivre au moins huit jours ! Je les vivrai.
Et, s’il me reste un peu d’argent, je l’emploierai
À des fondations pieuses. Mais je n’ose
M’y fier, car on va me reprendre la chose.
C’est méprise sans doute, et ce mal adressé
Aura mal entendu, j’aurai mal prononcé…
Scène QUATRIÈME.
Don César de Bazan !
Pour le coup !
Oh ! femelle !
Mais il faut que le diable ou Salluste s’en mêle ?
Gageons que je vais voir arriver mon cousin.
Une duègne !
C’est moi, don César, — Quel dessein ?…
D’ordinaire une vieille en annonce une jeune.
Seigneur, je vous salue, aujourd’hui jour de jeûne,
En Jésus Dieu le fils, sur qui rien ne prévaut.
À galant dénoûment commencement dévot.
Ainsi soit-il ! Bonjour.
Dieu vous maintienne en joie !
Avez-vous à quelqu’un qui jusqu’à vous m’envoie,
Donné pour cette nuit un rendez-vous secret ?
Mais j’en suis fort capable.
C’est bien vous qui venez, et pour cette nuit même,
D’adresser ce message à quelqu’un qui vous aime,
Et que vous savez bien ?
Ce doit être moi.
La dame, mariée à quelque vieux barbon,
À des ménagements sans doute est obligée,
Et de me renseigner céans on m’a chargée.
Je ne la connais pas, mais vous la connaissez.
La soubrette m’a dit les choses. C’est assez.
Sans les noms.
Hors le mien.
Reçoit un rendez-vous de l’ami de son âme,
Mais on craint de tomber dans quelque piége ; mais
Trop de précautions ne gâtent rien jamais.
Bref ! ici l’on m’envoie avoir de votre bouche
La confirmation…
Vrai Dieu ! quelle broussaille autour d’un billet doux,
Oui, c’est moi, moi, te dis-je !
Vous écrirez : Venez, au dos de cette lettre.
Mais pas de votre main, pour ne rien compromettre.
Peste ! au fait ! de ma main !
Message bien rempli !
N’ouvrez pas. Vous devez reconnaître le pli.
Pardieu !
Moi qui brûlais de voir !… jouons mon rôle !
Tu sais écrire ?…
Un signe !
Es-tu muet, mon drôle ?
Fort bien ! continuez ! des muets à présent !
— Écris-moi là : Venez.
Il est obéissant !
Vous la verrez ce soir. Est-elle bien jolie ?
Charmante !
Elle m’a pris à part au milieu du sermon.
Mais belle ! un profil d’ange avec l’œil d’un démon.
Puis aux choses d’amour elle paraît savante.
Je me contenterais fort bien de la servante !
Nous jugeons, car toujours le beau fait peur au laid,
La sultane à l’esclave et le maître au valet.
La vôtre est, à coup sûr, fort belle.
Je m’en flatte.
Je vous baise la main.
Tiens, vieille !
La jeunesse est gaie aujourd’hui !
Va.
Si vous aviez besoin… J’ai nom dame Oliva.
Couvent San-Isidro. —
Au troisième pilier en entrant dans l’église.
Vous la verrez ce soir ! monsieur, pensez à moi
Dans vos prières.
Ah !
À ne plus m’étonner. J’habite dans la lune.
Me voici maintenant une bonne fortune ;
Et je vais contenter mon cœur après ma faim.
Tout cela me paraît bien beau. — Gare la fin.
Scène CINQUIÈME.
Don César De Bazan !
L’aventure était bonne, elle devient meilleure.
Bon dîner, de l’argent, un rendez-vous, — un duel !
Je redeviens César à l’état naturel !
C’est ici, cher seigneur. Veuillez prendre la peine
D’entrer, de vous asseoir. — Comme chez vous, — sans gêne.
Enchanté de vous voir. Çà, causons un moment.
Que fait-on à Madrid ? Ah ! quel séjour charmant !
Moi, je ne sais plus rien, je pense qu’on admire
Toujours Matalobos et toujours Lindamire.
Pour moi je craindrais plus, comme péril urgent,
La voleuse de cœurs que le voleur d’argent.
Oh ! les femmes, monsieur ! Cette engeance endiablée
Me tient, et j’ai la tête à leur endroit fêlée.
Parlez, remettez-moi l’esprit en bon chemin.
Je ne suis plus vivant, je n’ai plus rien d’humain,
Je suis un être absurde, un mort qui se réveille,
Un bœuf, un hidalgo de la Castille-Vieille.
On m’a volé ma plume et j’ai perdu mes gants.
J’arrive des pays les plus extravagants.
Vous arrivez, mon cher monsieur ? Eh bien, j’arrive
Encor bien plus que vous !
De quelle illustre rive ?
De là-bas, dans le nord.
Dans le midi.
Je suis furieux !
Moi, je suis enragé !
J’ai fait douze cents lieues !
Moi, deux mille ! j’ai vu des femmes jaunes, bleues,
Noires, vertes. J’ai vu des lieux du ciel bénis,
Alger, la ville heureuse, l’aimable Tunis,
Où l’on voit, tant ces Turcs ont des façons accortes,
Force gens empaillés accrochés sur les portes.
On m’a joué, monsieur !
Et moi, l’on m’a vendu !
L’on m’a presque exilé !
L’on m’a presque pendu !
On m’envoie à Neubourg, d’une manière adroite,
Porter ces quatre mots écrits dans une boîte :
« Gardez le plus longtemps possible ce vieux fou ! »
Parfait ! qui donc cela ?
À César De Bazan !
Ah !
Tout à l’heure il m’envoie un laquais à sa place.
Pour l’excuser, dit-il ! Un dresseur de buffet !
Je n’ai point voulu voir le valet. Je l’ai fait
Chez moi mettre en prison, et je viens chez le maître.
Ce César de Bazan ! cet impudent ! ce traître !
Voyons, que je le tue ! Où donc est-il ?
C’est moi.
Vous ! — raillez-vous, monsieur ?
Je suis don César.
Encor !
Sans doute, encor !
Vous m’ennuyez beaucoup si vous vous croyez drôle.
Vous, vous m’amusez fort. Et vous m’avez tout l’air
D’un jaloux. Je vous plains énormément, mon cher.
Car le mal qui nous vient des vices qui sont nôtres
Est pire que le mal que nous font ceux des autres.
J’aimerais mieux encore, et je le dis à vous,
Être pauvre qu’avare et cocu que jaloux.
Vous êtes l’un et l’autre, au reste. Sur mon âme,
J’attends encor ce soir madame votre femme.
Ma femme !
Oui, votre femme !
Marié.
Point marié ! Monsieur prend depuis un quart d’heure
L’air d’un mari qui hurle ou d’un tigre qui pleure,
Si bien que je lui donne, avec simplicité,
Un tas de bons conseils en cette qualité !
Mais si vous n’êtes pas marié, par Hercule,
De quel droit êtes-vous à ce point ridicule ?
Savez-vous bien, monsieur, que vous m’exaspérez ?
Bah !
Que c’est trop fort !
Vrai ?
Que vous me le paierez !
Jadis on se mettait des rubans sur la tête.
Aujourd’hui, je le vois, c’est une mode honnête,
On en met sur sa botte. On se coiffe les pieds.
C’est charmant !
Nous allons nous battre !
Vous croyez ?
Vous n’êtes pas César, la chose me regarde,
Mais je vais commencer par vous.
De finir par moi.
Fat ! sur-le-champ !
Quand je tiens un bon duel, je ne le lâche pas !
Où !
Derrière le mur. Cette rue est déserte.
Pour César, je le tue ensuite !
Vraiment ?
Certe !
Bah ! l’un de nous deux mort, je vous défie après
De tuer don César.
Sortons !
Scène SIXIÈME.
Aucuns apprêts !
Que veut dire ceci ?
Quel est donc ce tapage ?
Gudiel ce matin a vu sortir le page
Et l’a suivi. — Le page allait chez Guritan. —
Je ne vois pas Ruy Blas. — Et ce page… — Satan !
C’est quelque contre-mine ! oui, quelque avis fidèle
Dont il aura chargé don Guritan pour elle !
— On ne peut rien savoir des muets ! — C’est cela !
Je n’avais pas prévu ce don Guritan-là !
Scène SEPTIÈME.
Ah ! j’en étais bien sûr ! vous voilà donc, vieux diable !
Don César !
Mais je dérange tout, pas vrai, dans ce moment ?
Je viens au beau milieu m’épater lourdement !
Tout est perdu !
Je patauge à travers vos toiles d’araignée.
Aucun de vos projets ne doit être debout.
Je m’y vautre au hasard. Je vous démolis tout.
C’est très-réjouissant.
Démon ! qu’a-t-il pu faire ?
Votre homme au sac d’argent, — qui venait pour l’affaire !
— Pour ce que vous savez ! — qui vous savez ! —
Parfait !
Eh bien ?
Je l’ai soûlé.
Mais l’argent qu’il avait ?
J’en ai fait des cadeaux à diverses personnes.
Dame ! on a des amis.
Je…
J’ai d’abord rempli mes poches, vous pensez.
Vous savez bien ? la dame !…
Oh !
Que vous connaissez. —
Don César poursuit en riant.
Qui m’envoie une duègne, affreuse compagnonne,
Dont la barbe fleurit et dont le nez trognonne…
Pourquoi ?
Si c’est bien don César qui l’attend cette nuit ?…
Ciel !
Qu’as-tu répondu ?
Que je l’attendais !
Tout n’est pas perdu peut-être !
Enfin, votre tueur, votre grand capitan,
Qui m’a dit sur le pré s’appeler — Guritan,
Qui ce matin n’a pas voulu voir, l’homme sage,
Un laquais de César lui portant un message,
Et qui venait céans m’en demander raison.
Eh bien, qu’en as-tu fait ?
J’ai tué cet oison.
Vrai ?
Vrai. Là, sous le mur, à cette heure il expire.
Es-tu sûr qu’il soit mort ?
J’en ai peur.
Allons ! bonté du ciel ! il n’a rien dérangé !
Au contraire. Pourtant, donnons-lui son congé.
Débarrassons-nous-en ! quel rude auxiliaire !
Pour l’argent, ce n’est rien.
Et vous n’avez pas vu d’autres personnes ?
Mais j’en verrai. Je veux continuer. Mon nom,
Je compte en faire éclat tout à travers la ville.
Je vais faire un scandale affreux. Soyez tranquille.
Diable !
Garde l’argent, mais quitte la maison !
Oui ? Vous me feriez suivre ! on sait votre façon.
Puis je retournerais, aimable destinée,
Contempler ton azur, ô Méditerranée !
Point.
Crois-moi.
Je sens quelqu’un en proie à votre trahison.
Toute intrigue de cour est une échelle double.
D’un côté, bras liés, morne et le regard trouble,
Monte le patient ; de l’autre, le bourreau.
— Or, vous êtes bourreau — nécessairement.
Oh !
Moi, je tire l’échelle, et patatras.
Je jure…
Je veux, pour tout gâter, rester dans l’aventure.
Je vous sais assez fort, cousin, assez subtil,
Pour pendre deux ou trois pantins au même fil.
Tiens ! j’en suis un ! Je reste !
Écoute…
Rhétorique.
Ah ! vous me faites vendre aux pirates d’Afrique !
Ah ! vous me fabriquiez ici des faux César !
Ah ! vous compromettez mon nom !
Hasard !
Mets que font les fripons pour les sots qui le mangent.
Point de hasard ! Tant pis si vos plans se dérangent !
Mais je prétends sauver ceux qu’ici vous perdez.
Je vais crier mon nom sur les toits.
Juste ! des alguazils passent sous la fenêtre.
Holà !
Tout est perdu s’il se fait reconnaître !
Scène HUITIÈME.
Vous allez consigner dans vos procès-verbaux…
Que voici le fameux voleur Matalobos !
Comment !
Je gagne tout en gagnant vingt-quatre heures.
Cet homme ose en plein jour entrer dans les demeures.
Saisissez ce voleur.
Vous mentez hardiment !
Qui donc nous appelait ?
C’est moi.
Pardieu ! c’est fort !
Paix ! je crois qu’il raisonne.
Mais je suis don César de Bazan en personne !
Don César ? — Regardez son manteau, s’il vous plaît.
Vous trouverez Salluste écrit sous le collet.
C’est un manteau qu’il vient de me voler.
C’est juste.
Et le pourpoint qu’il porte…
Oh ! le damné Salluste !
Il est au comte d’Albe, auquel il fut volé… —
Dont voici le blason !
Il est ensorcelé !
Oui, les deux châteaux d’or…
Enriquez et Gusman.
Dont les honnêtes gens portent l’argent qu’ils ont ?
Hum !
Je suis pris !
Voilà des papiers.
Oh ! pauvres billets doux sauvés dans mes traverses !
Des lettres ?… qu’est cela ? d’écritures diverses… ?
Toutes au comte d’Albe !
Oui.
Mais…
Pris ! quel bonheur !
Un homme est là qu’on vient d’assassiner, seigneur.
Quel est l’assassin ?
Lui !
Ce duel ! quelle équipée !
En entrant, il tenait à la main une épée.
La voilà.
Du sang. — Bien.
Allons, marche avec eux ?
Bonsoir, Matalobos.
Vous êtes un fier gueux !