Ruy Blas/Acte 3
ACTE TROISIÈME.
RUY BLAS.
RUY BLAS.
LA REINE.
DON SALLUSTE.
DON MANUEL ARIAS.
LE COMTE DE CAMPOREAL.
LE MARQUIS DE PRIEGO.
COVADENGA.
ANTONIO UBILLA.
MONTAZGO.
UN HUISSIER DE COUR.
UN PAGE.
CONSEILLERS PRIVÉS.
Scène PREMIÈRE.
Cette fortune-là cache quelque mystère.
Il a la toison d’or. Le voilà secrétaire
Universel, ministre, et puis duc d’Olmedo !
En six mois !
On le sert derrière le rideau.
La reine !
Vit avec le tombeau de sa première femme.
Il abdique, enfermé dans son Escurial,
Et la reine fait tout !
Elle règne sur nous, et don César sur elle.
Il vit d’une façon qui n’est pas naturelle.
D’abord, quant à la reine, il ne la voit jamais.
Ils paraissent se fuir. Vous me direz non, mais
Comme depuis six mois je les guette, et pour cause,
J’en suis sûr. Puis il a le caprice morose
D’habiter, assez près de l’hôtel de Tormez,
Un logis aveuglé par des volets fermés,
Avec deux laquais noirs, gardeurs de portes closes,
Qui, s’ils n’étaient muets, diraient beaucoup de choses.
Des muets ?
Restent au logement qu’il a dans le palais.
C’est singulier.
Il est de grande race, en somme.
L’étrange, c’est qu’il veut faire son honnête homme !
— Il est cousin, — aussi Santa-Cruz l’a poussé ! —
De ce marquis Salluste écroulé l’an passé. —
Jadis, ce don César, aujourd’hui notre maître,
Était le plus grand fou que la lune eût vu naître,
C’était un drôle, — on sait des gens qui l’ont connu, —
Qui prit un beau matin son fonds pour revenu,
Qui changeait tous les jours de femmes, de carrosses,
Et dont la fantaisie avait des dents féroces
Capables de manger en un an le Pérou.
Un jour il s’en alla, sans qu’on ait su par où.
L’âge a du fou joyeux fait un sage fort rude.
Toute fille de joie en séchant devient prude.
Je le crois homme probe.
Qui se laisse éblouir à ces probités-là !
La maison de la reine, ordinaire et civile,
Coûte par an six cent soixante-quatre mille
Soixante-six ducats ! — c’est un pactole obscur
Où, certe, on doit jeter le filet à coup sûr.
Eau trouble, pêche claire.
Je vous trouve imprudents et parlant fort à l’aise.
Feu mon grand-père, auprès du comte-duc nourri,
Disait : Mordez le roi, baisez le favori. —
Messieurs, occupons-nous des affaires publiques.
Je vous ai demandé sur la caisse aux reliques
De quoi payer l’emploi d’alcade à mon neveu.
Vous, vous m’aviez promis de nommer avant peu
Mon cousin Melchior d’Elva bailli de l’Èbre.
Nous venons de doter votre fille. On célèbre
Encor sa noce. — On est sans relâche assailli…
Vous aurez votre alcade.
Et vous votre bailli.
Messieurs les conseillers de Castille, il importe,
Afin qu’aucun de nous de sa sphère ne sorte,
De bien régler nos droits et de faire nos parts.
Le revenu d’Espagne en cent mains est épars,
C’est un malheur public, il y faut mettre un terme.
Les uns n’ont pas assez, les autres trop. La ferme
Du tabac est à vous, Ubilla. L’indigo
Et le musc sont à vous, marquis de Priego.
Camporeal perçoit l’impôt des huit mille hommes,
L’almojarifazgo, le sel, mille autres sommes,
Le quint du cent de l’or, de l’ambre et du jayet.
Vous qui me regardez de cet œil inquiet,
Vous avez à vous seul, grâce à votre manège,
L’impôt sur l’arsenic et le droit sur la neige ;
Vous avez les ports secs, les cartes, le laiton,
L’amende des bourgeois qu’on punit du bâton,
La dîme de la mer, le plomb, le bois de rose !… —
Moi, je n’ai rien, messieurs. Rendez-moi quelque chose !
Oh ! le vieux diable ! il prend les profits les plus clairs.
Excepté l’Inde, il a les îles des deux mers.
Quelle envergure ! Il tient Mayorque d’une griffe
Et de l’autre il s’accroche au pic de Ténériffe !
Moi, je n’ai rien !
Il a les nègres !
Me plaindre bien plutôt. Il me faut les forêts !
Donnez-moi l’arsenic, je vous cède les nègres !
Scène DEUXIÈME.
Bon appétit ! messieurs ! —
Conseillers vertueux ! voilà votre façon
De servir, serviteurs qui pillez la maison !
Donc vous n’avez pas honte et vous choisissez l’heure,
L’heure sombre où l’Espagne agonisante pleure !
Donc vous n’avez ici pas d’autres intérêts
Que d’emplir votre poche et vous enfuir après !
Soyez flétris devant votre pays qui tombe,
Fossoyeurs qui venez le voler dans sa tombe !
— Mais voyez, regardez, ayez quelque pudeur.
L’Espagne et sa vertu, l’Espagne et sa grandeur,
Tout s’en va. — Nous avons, depuis Philippe-Quatre,
Perdu le Portugal, le Brésil, sans combattre ;
En Alsace Brisach, Steinfort en Luxembourg ;
Et toute la Comté jusqu’au dernier faubourg ;
Le Roussillon, Ormuz, Goa, cinq mille lieues
De côte, et Fernambouc, et les Montagnes-Bleues !
Mais voyez. — Du ponant jusques à l’orient,
L’Europe, qui vous hait, vous regarde en riant.
Comme si votre roi n’était plus qu’un fantôme,
La Hollande et l’Anglais partagent ce royaume ;
Rome vous trompe ; il faut ne risquer qu’à demi
Une armée en Piémont, quoique pays ami ;
La Savoie et son duc sont pleins de précipices ;
La France, pour vous prendre, attend des jours propices ;
L’Autriche aussi vous guette. — Et l’infant bavarois
Se meurt, vous le savez. — Quant à vos vice-rois,
Médina, fou d’amour, emplit Naples d’esclandres,
Vaudémont vend Milan, Leganez perd les Flandres.
Quel remède à cela ? — L’État est indigent ;
L’État est épuisé de troupes et d’argent ;
Nous avons sur la mer, où Dieu met ses colères,
Perdu trois cents vaisseaux, sans compter les galères !
Et vous osez !… — Messieurs, en vingt ans, songez-y,
Le peuple, — j’en ai fait le compte, et c’est ainsi ! —
Portant sa charge énorme et sous laquelle il ploie,
Pour vous, pour vos plaisirs, pour vos filles de joie,
Le peuple misérable, et qu’on pressure encor,
A sué quatre cent trente millions d’or !
Et ce n’est pas assez ! et vous voulez, mes maîtres !… —
Ah ! j’ai honte pour vous ! — Au dedans, routiers, reîtres,
Vont battant le pays et brûlant la moisson.
L’escopette est braquée au coin de tout buisson.
Comme si c’était peu de la guerre des princes,
Guerre entre les couvents, guerre entre les provinces,
Tous voulant dévorer leur voisin éperdu,
Morsures d’affamés sur un vaisseau perdu !
Notre église en ruine est pleine de couleuvres ;
L’herbe y croît. Quant aux grands, des aïeux, mais pas d’œuvres.
Tout se fait par intrigue et rien par loyauté.
L’Espagne est un égout où vient l’impureté
De toute nation. — Tout seigneur à ses gages
A cent coupe-jarrets qui parlent cent langages.
Génois, Sardes, Flamands. Babel est dans Madrid.
L’alguazil, dur au pauvre, au riche s’attendrit.
La nuit, on assassine et chacun crie : à l’aide !
— Hier on m’a volé, moi, près du pont de Tolède ! —
La moitié de Madrid pille l’autre moitié.
Tous les juges vendus ; pas un soldat payé.
Anciens vainqueurs du monde, Espagnols que nous sommes
Quelle armée avons-nous ? À peine six mille hommes
Qui vont pieds nus. Des gueux, des juifs, des montagnards,
S’habillant d’une loque et s’armant de poignards.
Aussi d’un régiment toute bande se double.
Sitôt que la nuit tombe, il est une heure trouble
Où le soldat douteux se transforme en larron.
Matalobos a plus de troupes qu’un baron.
Un voleur fait chez lui la guerre au roi d’Espagne.
Hélas ! les paysans qui sont dans la campagne
Insultent en passant la voiture du roi ;
Et lui, votre seigneur, plein de deuil et d’effroi,
Seul, dans l’Escurial, avec les morts qu’il foule,
Courbe son front pensif sur l’empire qui croule !
— Voilà ! — L’Europe, hélas ! écrase du talon
Ce pays qui fut pourpre et n’est plus que haillon !
L’État s’est ruiné dans ce siècle funeste,
Et vous vous disputez à qui prendra le reste !
Ce grand peuple espagnol aux membres énervés,
Qui s’est couché dans l’ombre et sur qui vous vivez,
Expire dans cet antre où son sort se termine,
Triste comme un lion mangé par la vermine !
— Charles-Quint ! dans ces temps d’opprobre et de terreur,
Que fais-tu dans ta tombe, ô puissant empereur ?
Oh ! lève-toi ! viens voir ! — Les bons font place aux pires.
Ce royaume effrayant, fait d’un amas d’empires,
Penche… Il nous faut ton bras ! au secours, Charles-Quint !
Car l’Espagne se meurt ! car l’Espagne s’éteint !
Ton globe, qui brillait dans ta droite profonde,
Soleil éblouissant qui faisait croire au monde
Que le jour désormais se levait à Madrid,
Maintenant, astre mort, dans l’ombre s’amoindrit,
Lune aux trois quarts rongée et qui décroît encore,
Et que d’un autre peuple effacera l’aurore !
Hélas ! ton héritage est en proie aux vendeurs.
Tes rayons, ils en font des piastres ! Tes splendeurs,
On les souille ! — Ô géant ! se peut-il que tu dormes ? —
On vend ton sceptre au poids ! un tas de nains difformes
Se taillent des pourpoints dans ton manteau de roi ;
Et l’aigle impérial qui, jadis, sous ta loi,
Couvrait le monde entier de tonnerre et de flamme,
Cuit, pauvre oiseau plumé, dans leur marmite infâme !
Monsieur le duc, — au nom de tous les deux, — voici
Notre démission de notre emploi.
Vous vous retirerez, avec votre famille,
Vous, en Andalousie, —
Chacun dans vos États. Soyez partis demain.
Quiconque ne veut pas marcher dans mon chemin
Peut suivre ces messieurs.
Cet homme sera grand.
Oui, s’il a le temps d’être.
Et s’il ne se perd pas à tout voir de trop près.
Il sera Richelieu !
S’il n’est Olivarez !
Un complot ! Qu’est ceci ? messieurs, que vous disais-je ?
— … « Duc d’Olmedo, veillez. Il se prépare un piège
« Pour enlever quelqu’un de très-grand de Madrid. »
— On ne nomme pas qui. Je veillerai. — L’écrit
Est anonyme. —
Allons ! qu’est-ce !
J’annonce monseigneur l’ambassadeur de France.
Ah ! d’Harcourt ! Je ne puis à présent.
Le nonce impérial dans la chambre d’honneur
Attend Votre Excellence.
À cette heure ? impossible.
Mon page ! je ne suis pour personne visible.
Le comte Guritan, qui revient de Neubourg…
Ah ! — page, enseigne-lui ma maison du faubourg.
Qu’il m’y vienne trouver demain, si bon lui semble.
Va.
Nous aurons tantôt à travailler ensemble.
Dans deux heures. Messieurs, revenez.
Scène TROISIÈME.
Oh ! merci !
Ciel !
Je n’y puis résister, duc, il faut que je serre
Cette loyale main si ferme et si sincère !
La fuir depuis six mois et la voir tout à coup !
Vous étiez là, madame ?…
J’étais là. J’écoutais avec toute mon âme !
Je ne soupçonnais pas… — Ce cabinet, madame…
Personne ne le sait. C’est un réduit obscur
Que don Philippe trois fit creuser dans ce mur,
D’où le maître invisible entend tout comme une ombre.
Là j’ai vu bien souvent Charles deux, morne et sombre,
Assister aux conseils où l’on pillait son bien,
Où l’on vendait l’État.
Et que disait-il ?
Rien.
Rien ? — Et que faisait-il ?
Mais vous ! j’entends encor votre accent qui menace.
Comme vous les traitiez d’une haute façon,
Et comme vous aviez superbement raison !
Je soulevais le bord de la tapisserie,
Je vous voyais. Votre œil, irrité sans furie,
Les foudroyait d’éclairs, et vous leur disiez tout.
Vous me sembliez seul être resté debout !
Mais où donc avez-vous appris toutes ces choses ?
D’où vient que vous savez les effets et les causes ?
Vous n’ignorez donc rien ? D’où vient que votre voix
Parlait comme devrait parler celle des rois ?
Pourquoi donc étiez-vous, comme eût été Dieu même,
Si terrible et si grand ?
Parce que je sens bien, moi qu’ils haïssent tous,
Que ce qu’ils font crouler s’écroulera sur vous !
Parce que rien n’effraie une ardeur si profonde,
Et que pour vous sauver, je sauverais le monde !
Je suis un malheureux qui vous aime d’amour.
Hélas ! je pense à vous comme l’aveugle au jour.
Madame, écoutez-moi. J’ai des rêves sans nombre.
Je vous aime de loin, d’en bas, du fond de l’ombre ;
Je n’oserais toucher le bout de votre doigt,
Et vous m’éblouissez comme un ange qu’on voit !
— Vraiment, j’ai bien souffert. Si vous saviez, madame !
Je vous parle à présent. Six mois, cachant ma flamme,
J’ai fui. Je vous fuyais et je souffrais beaucoup.
Je ne m’occupe pas de ces hommes du tout,
Je vous aime. — Ô mon dieu ! j’ose le dire en face
À votre majesté. Que faut-il que je fasse ?
Si vous me disiez : Meurs ! je mourrais. J’ai l’effroi
Dans le cœur. Pardonnez !
Jamais on ne m’a dit ces choses-là. J’écoute !
Ton âme, en me parlant, me bouleverse toute.
J’ai besoin de tes yeux, j’ai besoin de ta voix.
Oh ! c’est moi qui souffrais ! Si tu savais ! cent fois,
Cent fois, depuis six mois que ton regard m’évite…
— Mais non, je ne dois pas dire cela si vite.
Je suis bien malheureuse. Oh ! je me tais, j’ai peur !
Ô madame ! achevez ! vous m’emplissez le cœur !
Eh bien, écoute donc !
Est-ce un crime ? Tant pis. Quand le cœur se déchire,
Il faut bien laisser voir tout ce qu’on y cachait. —
Tu fuis la reine ? Eh bien, la reine te cherchait !
Tous les jours je viens là, — là, dans cette retraite, —
T’écoutant, recueillant ce que tu dis, muette,
Contemplant ton esprit qui veut, juge et résout,
Et prise par ta voix qui m’intéresse à tout.
Va, tu me sembles bien le vrai roi, le vrai maître.
C’est moi, depuis six mois, tu t’en doutes peut-être,
Qui t’ai fait, par degrés, monter jusqu’au sommet.
Où Dieu t’aurait dû mettre une femme te met.
Oui, tout ce qui me touche a tes soins. Je t’admire.
Autrefois une fleur, à présent un empire !
D’abord je t’ai vu bon, et puis je te vois grand.
Mon Dieu ! c’est à cela qu’une femme se prend !
Mon Dieu ! si je fais mal, pourquoi, dans cette tombe,
M’enfermer, comme on met en cage une colombe,
Sans espoir, sans amour, sans un rayon doré ?
— Un jour que nous aurons le temps, je te dirai
Tout ce que j’ai souffert. — Toujours seule, oubliée.
Et puis, à chaque instant, je suis humiliée.
Tiens, juge : hier encor… — Ma chambre me déplaît.
— Tu dois savoir cela, toi qui sais tout, il est
Des chambres où l’on est plus triste que dans d’autres ; —
J’en ai voulu changer. Vois quels fers sont les nôtres !
On ne l’a pas voulu. Je suis esclave ainsi ! —
Duc, il faut, — dans ce but le ciel t’envoie ici, —
Sauver l’État qui tremble, et retirer du gouffre
Le peuple qui travaille, et m’aimer, moi qui souffre.
Je te dis tout cela sans suite, à ma façon,
Mais tu dois cependant voir que j’ai bien raison.
Madame…
Reine pour tous, pour vous je ne suis qu’une femme.
Par l’amour, par le cœur, duc, je vous appartien.
J’ai foi dans votre honneur pour respecter le mien.
Quand vous m’appellerez, je viendrai. Je suis prête.
— Ô César ! un esprit sublime est dans ta tête.
Sois fier, car le génie est ta couronne à toi !
Adieu.
Scène QUATRIÈME.
De ma vie, ô mon Dieu ! cette heure est la première.
Devant moi tout un monde, un monde de lumière,
Comme ces paradis qu’en songe nous voyons,
S’entr’ouvre en m’inondant de vie et de rayons !
Partout, en moi, hors moi, joie, extase et mystère,
Et l’ivresse, et l’orgueil, et ce qui sur la terre
Se rapproche le plus de la Divinité,
L’amour dans la puissance et dans la majesté !
La reine m’aime ! ô Dieu ! c’est bien vrai, c’est moi-même.
Je suis plus que le roi puisque la reine m’aime !
Oh ! cela m’éblouit. Heureux, aimé, vainqueur !
Duc d’Olmedo, — l’Espagne à mes pieds, — j’ai son cœur !
Cet ange qu’à genoux je contemple et je nomme,
D’un mot me transfigure et me fait plus qu’un homme.
Donc je marche vivant dans mon rêve étoilé !
Oh ! oui, j’en suis bien sûr, elle m’a bien parlé.
C’est bien elle. Elle avait un petit diadème
En dentelle d’argent. Et je regardais même,
Pendant qu’elle parlait, — je crois la voir encor, —
Un aigle ciselé sur son bracelet d’or.
Elle se fie à moi, m’a-t-elle dit. — Pauvre ange !
Oh ! s’il est vrai que Dieu, par un prodige étrange,
En nous donnant l’amour, voulut mêler en nous
Ce qui fait l’homme grand à ce qui le fait doux,
Moi, qui ne crains plus rien maintenant qu’elle m’aime,
Moi, qui suis tout puissant, grâce à son choix suprême,
Moi, dont le cœur gonflé ferait envie aux rois,
Devant Dieu qui m’entend, sans peur, à haute voix,
Je le dis, vous pouvez vous confier, madame,
À mon bras comme reine, à mon cœur comme femme !
Le dévouement se cache au fond de mon amour
Pur et loyal ! — Allez, ne craignez rien ! —
Scène CINQUIÈME.
Bonjour.
Grand Dieu ! je suis perdu ! le marquis !
Que vous ne pensiez pas à moi.
En effet, me surprend.
J’étais tourné vers l’ange et le démon venait.
Eh bien ! comment cela va-t-il ?
Cette livrée ?…
Il fallait du palais me procurer l’entrée.
Avec cet habit-là l’on arrive partout.
J’ai pris votre livrée et la trouve à mon goût.
Mais j’ai peur pour vous…
Peur ! Quel est ce mot risible ?
Vous êtes exilé ?
Croyez-vous ? c’est possible.
Si l’on vous reconnaît, au palais, en plein jour ?
Ah bah ! des gens heureux, qui sont des gens de cour,
Iraient perdre leur temps, ce temps qui sitôt passe,
À se ressouvenir d’un visage en disgrâce !
D’ailleurs, regarde-t-on le profil d’un valet ?
À propos, que dit-on à Madrid, s’il vous plaît ?
Est-il vrai que, brûlant d’un zèle hyperbolique,
Ici, pour les beaux yeux de la caisse publique,
Vous exilez ce cher Priego, l’un des grands ?
Vous avez oublié que vous êtes parents.
Sa mère est Sandoval, la vôtre aussi. Que diable !
Sandoval porte d’or à la bande de sable.
Regardez vos blasons, don César. C’est fort clair.
Cela ne se fait pas entre parents, mon cher.
Les loups pour nuire aux loups font-ils les bons apôtres ?
Ouvrez les yeux pour vous, fermez-les pour les autres.
Chacun pour soi.
Monsieur De Priego, comme noble du roi,
A grand tort d’aggraver les charges de l’Espagne.
Or, il va falloir mettre une armée en campagne ;
Nous n’avons pas d’argent, et pourtant il le faut.
L’héritier bavarois penche à mourir bientôt.
Hier, le comte d’Harrach, que vous devez connaître,
Me le disait au nom de l’empereur son maître.
Si monsieur l’archiduc veut soutenir son droit,
La guerre éclatera…
Faites-moi le plaisir de fermer la croisée.
Daignez voir à quel point la guerre est malaisée.
Que faire sans argent ? Excellence, écoutez.
Le salut de l’Espagne est dans nos probités.
Pour moi, j’ai, comme si notre armée était prête,
Fait dire à l’empereur que je lui tiendrais tête…
Pardon ! ramassez-moi mon mouchoir.
— Vous disiez ?…
Le salut de l’Espagne ! — Oui, l’Espagne à nos pieds,
Et l’intérêt public demandent qu’on s’oublie.
Ah ! toute nation bénit qui la délie.
Sauvons ce peuple ! Osons être grands, et frappons !
Ôtons l’ombre à l’intrigue et le masque aux fripons !
Et d’abord ce n’est pas de bonne compagnie. —
Cela sent son pédant et son petit génie
Que de faire sur tout un bruit démesuré.
Un méchant million, plus ou moins dévoré,
Voilà-t-il pas de quoi pousser des cris sinistres !
Mon cher, les grands seigneurs ne sont pas de vos cuistres.
Ils vivent largement. Je parle sans phébus.
Le bel air que celui d’un redresseur d’abus
Toujours bouffi d’orgueil et rouge de colère !
Mais bah ! vous voulez être un gaillard populaire,
Adoré des bourgeois et des marchands d’esteufs.
C’est fort drôle. Ayez donc des caprices plus neufs.
Les intérêts publics ? Songez d’abord aux vôtres.
Le salut de l’Espagne est un mot creux que d’autres
Feront sonner, mon cher, tout aussi bien que vous.
La popularité ? c’est la gloire en gros sous.
Rôder, dogue aboyant, tout autour des gabelles ?
Charmant métier ! je sais des postures plus belles.
Vertu ? foi ? probité ? C’est du clinquant déteint.
C’était usé déjà du temps de Charles-Quint.
Vous n’êtes pas un sot ; faut-il qu’on vous guérisse
Du pathos ? Vous tétiez encor votre nourrice,
Que nous autres déjà nous avions sans pitié,
Gaîment, à coups d’épingle ou bien à coups de pié,
Crevant votre ballon au milieu des risées,
Fait sortir tout le vent de ces billevesées !
Mais pourtant, monseigneur…
Occupons-nous d’objets sérieux, maintenant.
— Vous m’attendrez demain toute la matinée,
Chez vous, dans la maison que je vous ai donnée.
La chose que je fais touche à l’événement.
Gardez pour nous servir les muets seulement.
Ayez dans le jardin, caché sous le feuillage,
Un carrosse attelé, tout prêt pour un voyage.
J’aurai soin des relais. Faites tout à mon gré.
— Il vous faut de l’argent. Je vous en enverrai. —
Monsieur, j’obéirai. Je consens à tout faire.
Mais jurez-moi d’abord qu’en toute cette affaire
La reine n’est pour rien.
De quoi vous mêlez-vous ?
Oh ! vous êtes un homme effrayant. Mes genoux
Tremblent… Vous m’entraînez vers un gouffre invisible.
Oh ! je sens que je suis dans une main terrible !
Vous avez des projets monstrueux. J’entrevoi
Quelque chose d’horrible… — Ayez pitié de moi.
Il faut que je vous dise, hélas ! jugez vous-même ! —
Vous ne le saviez pas ! cette femme, je l’aime !
Mais si. Je le savais.
Vous le saviez !
Qu’est-ce que cela fait ?
Le lâche, d’essayer sur moi cette torture !
Mais c’est que ce serait une affreuse aventure !
Seigneur Dieu tout-puissant, mon Dieu qui m’éprouvez,
Épargnez-moi, Seigneur !
Vraiment ! vous vous prenez au sérieux, mon maître.
C’est bouffon. Vers un but que seul je dois connaître,
But plus heureux pour vous que vous ne le pensez,
J’avance. Tenez-vous tranquille. Obéissez.
Je vous l’ai déjà dit et je vous le répète,
Je veux votre bonheur. Marchez, la chose est faite.
Puis, grand’chose après tout que des chagrins d’amour !
Nous passons tous par là. C’est l’affaire d’un jour.
Savez-vous qu’il s’agit du destin d’un empire ?
Qu’est le vôtre à côté ? Je veux bien tout vous dire,
Mais ayez le bon sens de comprendre aussi, vous.
Soyez de votre état. Je suis très-bon, très-doux,
Mais, que diable ! un laquais, d’argile humble ou choisie,
N’est qu’un vase où je veux verser ma fantaisie.
De vous autres, mon cher, on fait tout ce qu’on veut.
Votre maître, selon le dessein qui l’émeut,
À son gré vous déguise, à son gré vous démasque.
Je vous ai fait seigneur. C’est un rôle fantasque,
— Pour l’instant. — Vous avez l’habillement complet.
Mais, ne l’oubliez pas, vous êtes mon valet.
Vous courtisez la reine ici par aventure,
Comme vous monteriez derrière ma voiture.
Soyez donc raisonnable.
Dieu juste ! de quel crime est-ce le châtiment ?
Qu’est-ce donc que j’ai fait ? Vous êtes notre père,
Et vous ne voulez pas qu’un homme désespère !
Voilà donc où j’en suis ! — Et, volontairement,
Et sans tort de ma part, — pour voir, — uniquement
Pour voir agoniser une pauvre victime,
Monseigneur, vous m’avez plongé dans cet abîme.
Tordre un malheureux cœur plein d’amour et de foi,
Afin d’en exprimer la vengeance pour soi !
Car c’est une vengeance ! oui, la chose est certaine
Et je devine bien que c’est contre la reine !
Qu’est-ce que je vais faire ? Aller lui dire tout ?
Ciel ! devenir pour elle un objet de dégoût
Et d’horreur ! un Crispin ! un fourbe à double face !
Un effronté coquin qu’on bâtonne et qu’on chasse !
Jamais ! — Je deviens fou, ma raison se confond !
Ô mon Dieu ! voilà donc les choses qui se font !
Bâtir une machine effroyable dans l’ombre,
L’armer hideusement de rouages sans nombre,
Puis, sous la meule, afin de voir comment elle est,
Jeter une livrée, une chose, un valet,
Puis la faire mouvoir, et soudain sous la roue
Voir sortir des lambeaux teints de sang et de boue,
Une tête brisée, un cœur tiède et fumant,
Et ne pas frissonner alors qu’en ce moment
On reconnaît, malgré le mot dont on le nomme,
Que ce laquais était l’enveloppe d’un homme !
Mais il est temps encore ! oh ! monseigneur, vraiment !
L’horrible roue encor n’est pas en mouvement !
Ayez pitié de moi ! grâce ! ayez pitié d’elle !
Vous savez que je suis un serviteur fidèle !
Vous l’avez dit souvent ! voyez ! je me soumets !
Grâce !
Cet homme-là ne comprendra jamais.
C’est impatientant.
Grâce !
Abrégeons, mon maître.
Gageons que vous avez mal fermé la fenêtre.
Il vient un froid par là !
Je suis duc d’Olmédo, ministre tout-puissant !
Je relève le front sous le pied qui m’écrase.
Comment dit-il cela ? Répétez-donc la phrase.
Ruy Blas, duc d’Olmedo ? Vos yeux ont un bandeau.
Ce n’est que sur Bazan qu’on a mis Olmedo.
Je vous fais arrêter.
Je dirai qui vous êtes.
Mais…
C’est prévu. Vous prenez trop tôt l’air triomphant.
Je nierai tout !
Allons ! vous êtes un enfant.
Vous n’avez pas de preuve !
Je fais ce que je dis, et vous pouvez m’en croire.
Vous n’êtes que le gant, et moi je suis la main.
Si tu n’obéis pas, si tu n’es pas demain
Chez toi pour préparer ce qu’il faut que je fasse,
Si tu dis un seul mot de tout ce qui se passe,
Si tes yeux, si ton geste en laissent rien percer,
Celle pour qui tu crains, d’abord, pour commencer,
Par ta folle aventure, en cent lieux répandue,
Sera publiquement diffamée et perdue,
Puis, elle recevra, ceci n’a rien d’obscur,
Sous cachet, un papier, que je garde en lieu sûr,
Écrit, te souvient-il avec quelle écriture ?
Signé, tu dois savoir de quelle signature ?
Voici ce que ses yeux y liront : « — Moi Ruy Blas,
« Laquais de monseigneur le marquis de Finlas,
« En toute occasion, ou secrète, ou publique,
« M’engage à le servir comme un bon domestique. »
Il suffit. — Je ferai, monsieur, ce qu’il vous plaît.
On vient.
Monsieur le duc, je suis votre valet.