Ruy Blas/Acte 5
ACTE CINQUIÈME.
LE TIGRE ET LE LION.
RUY BLAS.
DON SALLUSTE DE BAZAN.
LA REINE.
Scène PREMIÈRE.
C’est fini. Rêve éteint ! Visions disparues !
Jusqu’au soir au hasard j’ai marché dans les rues.
J’espère en ce moment. Je suis calme. La nuit,
On pense mieux. La tête est moins pleine de bruit.
Rien de trop effrayant sur ces murailles noires ;
Les meubles sont rangés, les clefs sont aux armoires.
Les muets sont là-haut qui dorment. La maison
Est vraiment bien tranquille. Oh ! oui, pas de raison
D’alarme. Tout va bien. Mon page est très-fidèle.
Don Guritan est sûr alors qu’il s’agit d’elle.
Ô mon dieu ! n’est-ce pas que je puis vous bénir,
Que vous avez laissé l’avis lui parvenir,
Que vous m’avez aidé, vous Dieu bon, vous Dieu juste,
À protéger cet ange, à déjouer Salluste,
Qu’elle n’a rien à craindre, hélas ! rien à souffrir,
Et qu’elle est bien sauvée, — et que je puis mourir ?
Oui, meurs maintenant, lâche ! et tombe dans l’abîme !
Meurs comme on doit mourir quand on expie un crime !
Meurs dans cette maison, vil, misérable et seul !
— Meurs avec ta livrée enfin sous ton linceul !
— Dieu ! Si ce démon vient voir sa victime morte !
Qu’il n’entre pas du moins par cette horrible porte !
— Oh ! le page a trouvé Guritan, c’est certain,
Il n’était pas encor huit heures du matin.
— Pour moi, j’ai prononcé mon arrêt, et j’apprête
Mon supplice, et je vais moi-même sur ma tête
Faire choir du tombeau le couvercle pesant.
J’ai du moins le plaisir de penser qu’à présent
Personne n’y peut rien. Ma chute est sans remède !
Elle m’aimait pourtant ! — que Dieu me soit en aide !
Je n’ai pas de courage !
Nous laisser en paix !
Dieu !
Ceci, me demandait quel jour du mois nous sommes.
Je ne sais pas. J’ai mal dans la tête. Les hommes
Sont méchants. Vous mourez, personne ne s’émeut.
Je souffre ! — Elle m’aimait ! — Et dire qu’on ne peut
Jamais rien ressaisir d’une chose passée !
Je ne la verrai plus ! — Sa main que j’ai pressée,
Sa bouche qui toucha mon front… — Ange adoré !
Pauvre ange ! — Il faut mourir, mourir désespéré !
Sa robe où tous les plis contenaient de la grâce,
Son pied qui fait trembler mon âme quand il passe,
Son œil où s’enivraient mes yeux irrésolus,
Son sourire, sa voix… — Je ne la verrai plus !
Je ne l’entendrai plus ! — Enfin c’est donc possible ?
Jamais !
Scène DEUXIÈME.
Don César !
Elle est prise !
Madame !…
César…
Qui vous a dit de venir ici ?
Toi.
Moi ? — Comment ?
J’ai reçu de vous…
Parlez donc vite !
Une lettre.
De moi ?
De votre main écrite.
Mais c’est à se briser le front contre le mur !
Mais je n’ai pas écrit, pardieu ! j’en suis bien sûr !
Lisez donc.
« Ma reine seule peut conjurer la tempête…
« En venant me trouver ce soir dans ma maison.
« Sinon, je suis perdu. »
Ce billet !
« Vous entrerez la nuit sans être reconnue.
« Quelqu’un de dévoué vous ouvrira. »
Oublié ce billet.
Allez-vous-en !
M’en aller, don César. Ô mon Dieu ! que vous êtes
Méchant ! qu’ai-je donc fait ?
Vous vous perdez !
Comment ?
Fuyez vite.
Eu le soin d’envoyer ce matin une duègne…
Dieu ! — mais, à chaque instant, comme d’un cœur qui saigne,
Je sens que votre vie à flots s’écoule et s’en va.
Partez !
Le dévoûment que mon amour rêva
M’inspire. Vous touchez à quelque instant funeste.
Vous voulez m’écarter de vos dangers ! — Je reste.
Ah ! Voilà, par exemple, une idée ! ô mon Dieu !
Rester à pareille heure et dans un pareil lieu !
La lettre est bien de vous. Ainsi…
Bonté divine !
Vous voulez m’éloigner ?
Comprenez !
Dans le premier moment vous m’écrivez, et puis…
Je ne t’ai pas écrit. Je suis un démon. Fuis !
Mais c’est toi, pauvre enfant, qui te prends dans un piége !
Mais c’est vrai ! mais l’enfer de tous côtés t’assiége !
Pour te persuader je ne trouve donc rien ?
Écoute, comprends donc, je t’aime, tu sais bien.
Pour sauver ton esprit de ce qu’il imagine,
Je voudrais arracher mon cœur de ma poitrine !
Oh ! je t’aime. Va-t’en !
Don César…
— Mais j’y songe, on a dû t’ouvrir ?
Mais oui.
Qui ?
Quelqu’un de masqué, caché par la muraille.
Masqué ! Qu’a dit cet homme ? est-il de haute taille ?
Cet homme, quel est-il ? Mais parle donc ! j’attends !
C’est moi !
Scène TROISIÈME.
Grand Dieu ! — Fuyez, madame !
Madame De Neubourg n’est plus reine d’Espagne.
Don Salluste !
De cet homme.
Et don César…
Madame, hélas ! qu’avez-vous fait ?
Je vous tiens. — Mais je vais parler, sans lui déplaire,
À votre majesté, car je suis sans colère.
Je vous trouve, — écoutez, ne faisons pas de bruit, —
Seule avec don César, dans sa chambre, à minuit.
Ce fait, — pour une reine, — étant public, — en somme
Suffit pour annuler le mariage à Rome.
Le saint-père en serait informé promptement.
Mais on supplée au fait par le consentement.
Tout peut rester secret.
Au seigneur notre roi. Je la ferai remettre
Par le grand écuyer au notaire mayor.
Ensuite, — une voiture, où j’ai mis beaucoup d’or,
Est là. — Partez tous deux sur-le-champ. Je vous aide.
Sans être inquiétés, vous pourrez par Tolède
Et par Alcantara gagner le Portugal.
Allez où vous voudrez, cela nous est égal.
Nous fermerons les yeux. — Obéissez. Je jure
Que seul en ce moment je connais l’aventure ;
Mais, si vous refusez, Madrid sait tout demain.
Ne nous emportons pas. Vous êtes dans ma main.
Voilà tout ce qu’il faut pour écrire, madame.
Je suis en son pouvoir !
Que ce consentement pour le porter au roi.
Laisse-moi faire, ami, je travaille pour toi !
Signez.
Que faire ?
Vous gagnez le bonheur si vous perdez le trône.
Tous mes gens sont restés dehors. On ne sait rien
De ceci. Tout se passe entre nous trois.
Eh bien ?
Si vous ne signez point, vous vous frappez vous-même.
Le scandale et le cloître !
Ô Dieu !
Il est digne de vous. Il est, sur mon honneur,
De fort grande maison. Presqu’un prince. Un seigneur
Ayant donjon sur roche et fief dans la campagne.
Il est duc d’Olmedo, Bazan, et grand d’Espagne…
Je m’appelle Ruy Blas, et je suis un laquais !
Ne signez pas, madame ! — Enfin ! — Je suffoquais !
Que dit-il ? don César !
Ruy Blas, et que je suis le valet de cet homme !
Je dis que c’est assez de trahison ainsi,
Et que je ne veux pas de mon bonheur ! — Merci !
— Ah vous avez eu beau me parler à l’oreille ! —
Je dis qu’il est bien temps qu’enfin je me réveille,
Quoique tout garrotté dans vos complots hideux,
Et que je n’irai pas plus loin, et qu’à nous deux,
Monseigneur, nous faisons un assemblage infâme.
J’ai l’habit d’un laquais, et vous en avez l’âme !
Cet homme est en effet mon valet.
Plus un mot.
Juste ciel !
Seulement il a parlé trop tôt.
Eh bien oui ! maintenant disons tout. Il n’importe !
Ma vengeance est assez complète de la sorte.
Qu’en pensez-vous ? Madrid va rire, sur ma foi !
Ah ! vous m’avez cassé ! je vous détrône, moi.
Ah ! vous m’avez banni ! je vous chasse, et m’en vante !
Ah ! vous m’avez pour femme offert votre suivante !
Moi, je vous ai donné mon laquais pour amant.
Vous pourrez l’épouser aussi ! certainement.
Le roi s’en va ! — Son cœur sera votre richesse !
Et vous l’aurez fait duc afin d’être duchesse !
Ah ! Vous m’avez brisé, flétri, mis sous vos pieds,
Et vous dormiez en paix, folle que vous étiez !
Je crois que vous venez d’insulter votre reine !
— Oh ! n’allez point par là, ce n’en est pas la peine,
J’ai poussé le verrou depuis longtemps déjà. —
Marquis, jusqu’à ce jour Satan te protégea,
Mais s’il veut t’arracher de mes mains, qu’il se montre !
— À mon tour ! — On écrase un serpent qu’on rencontre.
— Personne n’entrera, ni tes gens, ni l’enfer !
Je te tiens écumant sous mon talon de fer !
— Cet homme vous parlait insolemment, madame ?
Je vais vous expliquer. Cet homme n’a point d’âme,
C’est un monstre. En riant hier il m’étouffait.
Il m’a broyé le cœur à plaisir. Il m’a fait
Fermer une fenêtre, et j’étais au martyre !
Je priais ! je pleurais ! je ne peux pas vous dire.
Vous contiez vos griefs dans ces derniers moments.
Je ne répondrai pas à vos raisonnements,
Et d’ailleurs — je n’ai pas compris. — Ah ! misérable !
Vous osez, — votre reine ! une femme adorable !
Vous osez l’outrager quand je suis là ! — Tenez,
Pour un homme d’esprit, vraiment, vous m’étonnez !
Et vous vous figurez que je vous verrai faire
Sans rien dire ! — Écoutez, quelle que soit sa sphère,
Monseigneur, lorsqu’un traître, un fourbe tortueux,
Commet de certains faits rares et monstrueux,
Noble ou manant, tout homme a droit, sur son passage,
De venir lui cracher sa sentence au visage,
Et de prendre une épée, une hache, un couteau !… —
Pardieu ! j’étais laquais ! quand je serais bourreau ?
Vous n’allez pas frapper cet homme ?
D’accomplir devant vous ma fonction, madame.
Mais il faut étouffer cette affaire en ce lieu.
— C’est dit, monsieur ! allez là-dedans prier Dieu !
C’est un assassinat !
Crois-tu ?
Rien ! pas d’arme !
Une épée au moins !
Maître ! est-ce que je suis un gentilhomme, moi ?
Un duel ! fi donc ! je suis un de tes gens à toi,
Valetaille de rouge et de galons vêtue,
Un maraud qu’on châtie et qu’on fouette, — et qui tue.
Oui, je vais te tuer, monseigneur, vois-tu bien ?
Comme un infâme ! comme un lâche ! comme un chien !
Grâce pour lui !
Le démon ne peut plus être sauvé par l’ange :
Grâce !
Au meurtre ! au secours !
As-tu bientôt fini ?
Je meurs assassiné ! Démon !
Tu meurs puni !
Ciel !
Scène QUATRIÈME.
— Je n’approcherai pas. — Je parle avec franchise.
Je ne suis point coupable autant que vous croyez.
Je sens, ma trahison, comme vous la voyez,
Doit vous paraître horrible… Oh ! ce n’est pas facile
À raconter. Pourtant je n’ai pas l’âme vile.
Je suis honnête au fond. — Cet amour m’a perdu. —
Je ne me défends pas, je sais bien, j’aurais dû
Trouver quelque moyen. La faute est consommée !
— C’est égal, voyez-vous, je vous ai bien aimée.
Monsieur…
À votre majesté je vais de point en point
Tout dire. Oh ! croyez-moi, je n’ai pas l’âme vile ! —
Aujourd’hui tout le jour j’ai couru par la ville
Comme un fou. Bien souvent même on m’a regardé.
Auprès de l’hôpital que vous avez fondé,
J’ai senti vaguement, à travers mon délire,
Une femme du peuple essuyer sans rien dire
Les gouttes de sueur qui tombaient de mon front.
Ayez pitié de moi, mon Dieu ! mon cœur se rompt !
Que voulez-vous ?
Que vous me pardonniez, madame !
Jamais.
Jamais !
Bien sûr ?
Non, jamais !
Éteins-toi !
Que fait-il ?
Rien. Vous me maudissez, et moi je vous bénis.
Voilà tout.
Don César !
Que vous m’avez aimé !
Qu’avez-vous fait ? Dis-moi ! réponds-moi ! parle-moi !
César ! je te pardonne et t’aime et je te croi !
Je m’appelle Ruy Blas.
Mais qu’avez-vous fait là ? Parle, je te l’ordonne !
Ce n’est pas du poison, cette affreuse liqueur ?
Dis ?
Si ! c’est du poison. Mais j’ai la joie au cœur.
Permettez, ô mon Dieu ! justice souveraine !
Que ce pauvre laquais bénisse cette reine,
Car elle a consolé mon cœur crucifié,
Vivant par son amour, mourant, par sa pitié !
Du poison ! Dieu ! c’est moi qui l’ai tué ! Je t’aime !
Si j’avais pardonné ?…
J’aurais agi de même.
Je ne pouvais plus vivre. Adieu !
— Tout restera secret. — Je meurs.
Ruy Blas !
Merci !