Ruy Blas/Acte 2
ACTE DEUXIÈME.
LA REINE D’ESPAGNE.
LA REINE.
RUY BLAS.
DON GURITAN.
CASILDA.
LA DUCHESSE D’ALBUQUERQUE.
UN HUISSIER DE CHAMBRE.
DUÈGNES, PAGES, GARDES.
Scène PREMIÈRE.
Il est parti pourtant ! Je devrais être à l’aise ;
Eh bien, non ! ce marquis de Finlas ! il me pèse !
Cet homme-là me hait.
N’est-il pas exilé ?
Cet homme-là me hait.
Votre majesté…
Ce marquis est pour moi comme le mauvais ange.
L’autre jour, il devait partir le lendemain,
Et, comme à l’ordinaire, il vint au baise-main.
Tous les grands s’avançaient vers le trône à la file ;
Je leur livrais ma main, j’étais triste et tranquille,
Regardant vaguement, dans le salon obscur,
Une bataille au fond peinte sur un grand mur,
Quand tout à coup, mon œil se baissant vers la table,
Je vis venir à moi cet homme redoutable !
Sitôt que je le vis, je ne vis plus que lui.
Il venait à pas lents, jouant avec l’étui
D’un poignard dont parfois j’entrevoyais la lame,
Grave, et m’éblouissant de son regard de flamme.
Soudain il se courba, souple et comme rampant… —
Je sentis sur ma main sa bouche de serpent !
Il rendait ses devoirs : — rendons-nous pas les nôtres ?
Sa lèvre n’était pas comme celle des autres.
C’est la dernière fois que je l’ai vu. Depuis,
J’y pense très-souvent. J’ai bien d’autres ennuis,
C’est égal, je me dis : — L’enfer est dans cette âme.
Devant cet homme-là je ne suis qu’une femme. —
Dans mes rêves, la nuit, je rencontre en chemin
Cet effrayant démon qui me baise la main ;
Je vois luire son œil d’où rayonne la haine ;
Et, comme un noir poison qui va de veine en veine,
Souvent, jusqu’à mon cœur qui semble se glacer,
Je sens en longs frissons courir son froid baiser !
Que dis-tu de cela ?
Purs fantômes, madame.
Au fait, j’ai des soucis bien plus réels dans l’âme.
Oh ! ce qui me tourmente, il faut le leur cacher !
Dis-moi, ces mendiants qui n’osaient approcher…
Je sais, madame, ils sont encor là, dans la place.
Tiens ! jette-leur ma bourse…
Vous qui faites l’aumône avec tant de bonté,
Ne jetterez-vous rien au comte d’Onate ?
Rien qu’un mot ! — un vieux brave ! amoureux sous l’armure !
D’autant plus tendre au cœur que l’écorce est plus dure !
Il est bien ennuyeux !
J’en conviens. — Parlez-lui !
Bonjour, comte !
La reine est charmante aujourd’hui !
Oh ! le pauvre héron ! près de l’eau qui le tente,
Il se tient. Il attrape, après un jour d’attente,
Un bonjour, un bonsoir, souvent un mot bien sec,
Et s’en va tout joyeux, cette pâture au bec.
Tais-toi !
Voir la reine, pour lui cela veut dire : — joie !
Oh ! la divine boîte !
Ah ! j’en ai la clef là.
Ce bois de calambour est exquis !
Vois : — je l’ai fait emplir de reliques, ma chère ;
Puis je vais l’envoyer à Neubourg, à mon père ;
Il sera très-content ! —
Ce que j’ai dans l’esprit, je voudrais le chasser.
Va chercher dans ma chambre un livre… — je suis folle !
Pas un livre allemand ! tout en langue espagnole.
Le roi chasse. Toujours absent. Ah ! quel ennui !
En six mois, j’ai passé douze jours près de lui.
Épousez donc un roi pour vivre de la sorte !
Je veux sortir !
Que chaque porte soit ouverte, — c’est réglé ! —
Par un des grands d’Espagne ayant droit à la clé.
Or, nul d’eux ne peut être au palais à cette heure.
Mais on m’enferme donc ! mais on veut que je meure,
Duchesse, enfin !
Et je remplis ma charge.
Non !
Une table, et jouons !
Ne bougez pas, mesdames.
Sa Majesté ne peut, suivant l’ancienne loi,
Jouer qu’avec des rois ou des parents du roi.
Eh bien ! faites venir ces parents.
Oh ! la duègne !
Dieu n’en a pas donné, madame, au roi qui règne.
La reine mère est morte. Il est seul à présent.
Qu’on me serve à goûter !
Oui, c’est très-amusant.
Casilda, je t’invite.
Oh ! respectable aïeule !
Quand le roi n’est pas là, la reine mange seule.
Ne pouvoir — Ô mon dieu ! qu’est-ce que je ferai ? —
Ni sortir, ni jouer, ni manger à mon gré !
Vraiment, je meurs depuis un an que je suis reine.
Pauvre femme ! passer tous ses jours dans la gêne,
Au fond de cette cour insipide ! et n’avoir
D’autre distraction que le plaisir de voir,
Au bord de ce marais à l’eau dormante et plate,
Un vieux comte amoureux rêvant sur une patte !
Que faire ? voyons ! cherche une idée.
En l’absence du roi, c’est vous qui gouvernez.
Faites, pour vous distraire, appeler les ministres !
Ce plaisir ! — avoir là huit visages sinistres
Me parlant de la France et de son roi caduc,
De Rome, et du portrait de monsieur l’archiduc,
Qu’on promène à Burgos, parmi des cavalcades,
Sous un dais de drap d’or porté par quatre alcades !
— Cherche autre chose.
Si je faisais monter quelque jeune écuyer ?
Casilda !
Madame ! cette cour vénérable m’assomme.
Je crois que la vieillesse arrive par les yeux,
Et qu’on vieillit plus vite à voir toujours des vieux !
Ris, folle ! — Il vient un jour où le cœur se reploie.
Comme on perd le sommeil, enfant, on perd la joie.
Mon bonheur, c’est ce coin du parc où j’ai le droit
D’aller seule.
Des piéges sont creusés derrière tous les marbres.
On ne voit rien. Les murs sont plus hauts que les arbres.
Oh ! je voudrais sortir parfois !
Madame, écoutez-moi. Parlons bas. Il n’est rien
De tel qu’une prison bien austère et bien sombre
Pour vous faire chercher et trouver dans son ombre
Ce bijou rayonnant nommé la clef des champs.
— Je l’ai ! — Quand vous voudrez, en dépit des méchants,
Je vous ferai sortir, la nuit, et par la ville,
Nous irons !
Ciel ! jamais ! tais-toi !
C’est très-facile !
Paix !
Dans ma bonne Allemagne, avec mes bons parents !
Comme, ma sœur et moi, nous courions dans les herbes !
Et puis des paysans passaient, traînant des gerbes ;
Nous leur parlions. C’était charmant. Hélas ! un soir,
Un homme vint, qui dit : — Il était tout en noir,
Je tenais par la main ma sœur, douce compagne. —
« Madame, vous allez être reine d’Espagne. »
Mon père était joyeux et ma mère pleurait.
Ils pleurent tous les deux à présent. — En secret
Je vais faire envoyer cette boîte à mon père,
Il sera bien content. — Vois, tout me désespère.
Mes oiseaux d’Allemagne, ils sont tous morts ;
On m’empêche d’avoir des fleurs de mon pays.
Jamais à mon oreille un mot d’amour ne vibre.
Aujourd’hui je suis reine. Autrefois j’étais libre !
Comme tu dis, ce parc est bien triste le soir,
Et les murs sont si hauts, qu’ils empêchent de voir.
— Oh ! l’ennui ! —
Qu’est ce bruit ?
Ce sont des lavandières
Qui passent en chantant, là-bas, dans les bruyères.
À quoi bon entendre
Les oiseaux des bois ?
L’oiseau le plus tendre
Chante dans ta voix.
Que Dieu montre ou voile
Les astres des cieux !
La plus pure étoile
Brille dans tes yeux.
Qu’avril renouvelle
Le jardin en fleur !
La fleur la plus belle
Fleurit dans ton cœur.
Cet oiseau de flamme,
Cet astre du jour,
Cette fleur de l’âme,
S’appelle l’amour !
L’amour ! — oui, celles-là sont heureuses. — Leur voix,
Leur chant me fait du mal et du bien à la fois.
Ces femmes dont le chant importune la reine,
Qu’on les chasse !
Pauvres femmes ! Je veux qu’elles passent en paix,
Madame.
Cette fenêtre-là donne sur la campagne ;
Viens, tâchons de les voir.
Ne doit pas regarder à la fenêtre.
Le beau soleil couchant qui remplit les vallons,
La poudre d’or du soir qui monte sur la route,
Les lointaines chansons que toute oreille écoute,
N’existent plus pour moi ! j’ai dit au monde adieu.
Je ne puis même voir la nature de Dieu !
Je ne puis même voir la liberté des autres !
Sortez, c’est aujourd’hui le jour des saints apôtres.
Tu me quittes ?
Madame, on veut que nous sortions.
Il faut laisser la reine à ses dévotions.
Scène DEUXIÈME.
À ses dévotions ? Dis donc à sa pensée !
Où la fuir maintenant ? seule ! ils m’ont tous laissée.
Pauvre esprit sans flambeau dans un chemin obscur !
Oh ! Cette main sanglante empreinte sur le mur !
Il s’est donc blessé ? Dieu ! — mais aussi c’est sa faute.
Pourquoi vouloir franchir la muraille si haute ?
Pour m’apporter les fleurs qu’on me refuse ici,
Pour cela, pour si peu, s’aventurer ainsi !
C’est aux pointes de fer qu’il s’est blessé sans doute.
Un morceau de dentelle y pendait. Une goutte
De ce sang répandu pour moi vaut tous mes pleurs.
Chaque fois qu’à ce banc je vais chercher les fleurs,
Je promets à mon Dieu, dont l’appui me délaisse,
De n’y plus retourner. J’y retourne sans cesse.
— Mais lui ! voilà trois jours qu’il n’est pas revenu.
— Blessé ! — qui que tu sois, ô jeune homme inconnu !
Toi qui, me voyant seule et loin de ce qui m’aime,
Sans me rien demander, sans rien espérer même,
Viens à moi, sans compter les périls où tu cours ;
Toi qui verses ton sang, toi qui risques tes jours
Pour donner une fleur à la reine d’Espagne ;
Qui que tu sois, ami dont l’ombre m’accompagne,
Puisque mon cœur subit une inflexible loi,
Sois aimé par ta mère et sois béni par moi !
— Oh ! sa lettre me brûle ! —
Don Salluste ! le sort me protège et m’accable.
En même temps qu’un ange, un spectre affreux me suit ;
Et, sans les voir, je sens s’agiter dans ma nuit,
Pour m’amener peut-être à quelque instant suprême,
Un homme qui me hait près d’un homme qui m’aime.
L’un me sauvera-t-il de l’autre ? Je ne sais.
Hélas ! mon destin flotte à deux vents opposés.
Que c’est faible une reine et que c’est peu de chose !
Prions.
Élever mon regard jusqu’à vous !
La dentelle, la fleur, la lettre, c’est du feu !
Vierge ! astre de la mer ! Vierge ! espoir du martyre !
Aidez-moi ! —
Cette lettre !
Elle est là qui m’attire.
Je ne veux plus la lire ! — Ô reine de douceur !
Vous qu’à tout affligé Jésus donne pour sœur !
Venez, je vous appelle ! —
Une dernière fois ! Après, je la déchire !
Hélas ! Depuis un mois je dis toujours cela.
« Madame, sous vos pieds, dans l’ombre, un homme est là
« Qui vous aime, perdu dans la nuit qui le voile ;
« Qui souffre, ver de terre amoureux d’une étoile ;
« Qui pour vous donnera son âme, s’il le faut ;
« Et qui se meurt en bas quand vous brillez en haut. »
Quand l’âme a soif, il faut qu’elle se désaltère,
Fût-ce dans du poison !
Je n’ai rien sur la terre.
Mais enfin il faut bien que j’aime quelqu’un, moi !
Oh ! s’il avait voulu, j’aurais aimé le roi.
Mais il me laisse aussi, — seule, — d’amour privée.
Une lettre du roi !
Du roi ! je suis sauvée !
Scène TROISIÈME.
Où suis-je ? — Qu’elle est belle ! — Oh ! pour qui suis-je ici ?
C’est un secours du Ciel !
Donnez vite !…
Monseigneur !
D’où me vient cette lettre ?
D’Aranjuez où le roi chasse.
Je lui rends grâce. Il a compris qu’en mon ennui,
J’avais besoin d’un mot d’amour qui vînt de lui !
Mais donnez donc.
Veut que ce soit d’abord moi qui l’ouvre et la lise.
Encore ! — Eh bien, lisez !
Voyons le billet doux.
« Madame, il fait grand vent et j’ai tué six loups.
« Signé, Carlos. »
Hélas !
C’est tout ?
Oui, seigneur comte.
Il a tué six loups ! comme cela vous monte
L’imagination ! Votre cœur est jaloux,
Tendre, ennuyé, malade ? — Il a tué six loups !
Si sa majesté veut ?…
Non.
C’est bien tout ?
Que faut-il donc de plus ? notre roi chasse ; en route
Il écrit ce qu’il tue avec le temps qu’il fait.
C’est fort bien.
Il écrit ? non, il dicte.
Ce n’est pas de sa main. Rien que sa signature !
Est-ce une illusion ? c’est la même écriture
Que celle de la lettre !
Oh ! qu’est-ce que cela ?
Où donc est le porteur du message ?
Il est là.
Ce jeune homme ?
— Un nouvel écuyer que sa majesté donne
À la reine. Un seigneur que de la part du roi
Monsieur De Santa-Cruz me recommande, à moi.
Son nom ?
De Garofa. S’il faut croire ce qu’on raconte,
C’est le plus accompli gentilhomme qui soit.
Bien. Je veux lui parler.
Monsieur…
Elle me parle ! Dieu ! je tremble.
Approchez, comte.
Ce jeune homme ! écuyer ! ce n’est pas là mon compte.
Vous venez d’Aranjuez ?
Oui, Madame.
Se porte bien ?
Il a dicté ceci pour moi ?
Il était à cheval, il a dicté la lettre…
À l’un des assistants.
Je n’ose demander à qui.
― Ah ! ―
Beaucoup de seigneurs étaient là rassemblés ?
Pourquoi donc suis-je émue en voyant ce jeune homme ?
Lesquels ?
Je n’ai passé là-bas que des instants fort courts.
Voilà trois jours que j’ai quitté Madrid.
Trois jours !
C’est la femme d’un autre ! ô jalousie affreuse !
― Et de qui ! ― Dans mon cœur un abîme se creuse.
Vous êtes écuyer de la reine ? Un seul mot.
Vous connaissez quel est votre service ? Il faut
Vous tenir cette nuit dans la chambre prochaine,
Afin d’ouvrir au roi, s’il venait chez la reine.
Ouvrir au roi ! moi !
Mais… il est absent.
Peut-il pas arriver à l’improviste ?
Quoi !
Qu’a-t-il ?
Comme il pâlit !
Se trouve mal…
Le grand air… le soleil… la longueur du chemin…
― Ouvrir au roi !
Il est blessé !
Blessé !
Mais vite, faisons-lui respirer quelque essence !
Un flacon que j’ai là contient une liqueur…
C’est la même dentelle !
Oh !
C’est lui !
Sur son cœur !
C’est lui !
Faites, mon Dieu, qu’en ce moment je meure !
Comment vous êtes-vous blessé ? c’est tout à l’heure ?
Non ? cela s’est rouvert en route ? Aussi pourquoi
Vous charger d’apporter le message du roi ?
Vous finirez bientôt vos questions, j’espère.
Qu’est-ce que cela fait à la reine, ma chère ?
Puisqu’il avait écrit la lettre, il pouvait bien
L’apporter, n’est-ce pas ?
Mais il n’a dit en rien
Qu’il eût écrit la lettre.
Oh !
Tais-toi !
Se trouve-t-elle mieux ?
Je renais !
Rentrons. — Qu’en son logis le comte soit conduit.
Vous savez que le roi ne vient pas cette nuit ?
Il passe la saison tout entière à la chasse.
La reine a dans l’esprit quelque chose.
Ne me rendez pas fou !
C’était bien sur son cœur !
Scène QUATRIÈME.
J’en apporterai deux de pareille longueur.
Monsieur, que signifie ?…
J’étais très-amoureux. J’habitais Alicante.
Un jeune homme, bien fait, beau comme les amours,
Regardait de fort près ma maîtresse, et toujours
Passait sous son balcon, devant la cathédrale,
Plus fier qu’un capitan sur la barque amirale.
Il avait nom Vasquez, seigneur, quoique bâtard.
Je le tuai. —
Gil, comte d’Iscola, cavalier magnifique,
Envoya chez ma belle, appelée Angélique,
Avec un billet doux, qu’elle me présenta,
Un esclave nommé Grifel de Viserta.
Je fis tuer l’esclave et je tuai le maître.
Monsieur !…
Trompé par ma beauté, fille aux tendres façons,
Pour Tirso Gamonal, un de ces beaux garçons
Dont le visage altier et charmant s’accommode
D’un panache éclatant. C’est l’époque où la mode
Était qu’on fît ferrer ses mules en or fin.
Je tuai don Tirso Gamonal.
Que veut dire cela, monsieur ?
Comte, qu’il sort de l’eau du puits quand on en tire ;
Que le soleil se lève à quatre heures demain ;
Qu’il est un lieu désert et loin de tout chemin,
Commode aux gens de cœur, derrière la chapelle ;
Qu’on vous nomme, je crois, César, et qu’on m’appelle
Don Gaspar Guritan Tassis y Guevarra,
Comte d’Onate.
Bien, monsieur. On y sera.
Un duel ! avertissons la reine.
S’il vous plaît de connaître un peu mes habitudes,
Pour votre instruction, monsieur, je vous dirai
Que je n’ai jamais eu qu’un goût fort modéré
Pour ces godelureaux, grands friseurs de moustache,
Beaux damerets sur qui l’œil des femmes s’attache,
Qui sont tantôt plaintifs et tantôt radieux,
Et qui, dans les maisons, faisant force clins d’yeux
Prenant sur les fauteuils d’adorables tournures,
Viennent s’évanouir pour des égratignures.
Mais — je ne comprends pas.
Nous sommes tous les deux épris du même bien.
L’un de nous est de trop dans ce palais. En somme,
Vous êtes écuyer, moi je suis majordome.
Droits pareils. Au surplus, je suis mal partagé,
La partie entre nous n’est pas égale : j’ai
Le droit du plus ancien, vous le droit du plus jeune.
Donc vous me faites peur. À la table où je jeûne
Voir un jeune affamé s’asseoir avec des dents
Effrayantes, un air vainqueur, des yeux ardents,
Cela me trouble fort. Quant à lutter ensemble
Sur le terrain d’amour, beau champ qui toujours tremble,
De fadaises, mon cher, je sais mal faire assaut,
J’ai la goutte ; et d’ailleurs ne suis point assez sot
Pour disputer le cœur d’aucune Pénélope
Contre un jeune gaillard si prompt à la syncope.
C’est pourquoi, vous trouvant fort beau, fort caressant,
Fort gracieux, fort tendre et fort intéressant,
Il faut que je vous tue.
Eh bien, essayez.
De Garofa, demain, à l’heure où le jour monte,
À l’endroit indiqué, sans témoin, ni valet,
Nous nous égorgerons galamment, s’il vous plaît,
Avec épée et dague, en dignes gentilshommes,
Comme il sied quand on est des maisons dont nous sommes.
Pas un mot de ceci, n’est-ce pas ? —
À demain.
Non, je n’ai pas du tout senti trembler sa main.
Être sûr de mourir et faire de la sorte,
C’est d’un brave jeune homme !
On ouvre cette porte ?
Scène CINQUIÈME.
C’est vous que je cherchais !
Qui me vaut ce bonheur ?
Oh ! Dieu, rien, ou du moins peu de chose, seigneur.
Tout à l’heure on disait, parmi d’autres paroles, —
Casilda, — vous savez que les femmes sont folles, —
Casilda soutenait que vous feriez pour moi
Tout ce que je voudrais.
Elle a raison !
J’ai soutenu que non.
Vous avez tort, madame !
Elle a dit que pour moi vous donneriez votre âme,
Votre sang…
Casilda parlait fort bien ainsi.
Et moi, j’ai dit que non.
Pour votre majesté, je suis prêt à tout faire.
Tout ?
Tout !
Vous ferez à l’instant ce que je vous dirai.
Par le saint roi Gaspar, mon patron vénéré,
Je le jure ! ordonnez. J’obéis, ou je meure !
Bien. Vous allez partir de Madrid tout à l’heure
Pour porter cette boîte en bois de calambour
À mon père, monsieur l’électeur de Neubourg.
Je suis pris !
À Neubourg ?
À Neubourg !
Six cents lieues !
Cinq cent cinquante. —
Cela peut se faner en route.
Et quand partir ?
Sur-le-champ.
Ah ! demain !
Je n’y puis consentir.
Je suis pris !
Mais…
Partez !
Quoi ?…
J’ai votre parole.
Une affaire…
Impossible.
Un objet si frivole…
Vite !
Un seul jour !
Néant.
Car…
Faites à mon gré.
Je…
Non.
Mais…
Partez !
Si…
Je vous embrasserai !
Je ne résiste plus. J’obéirai, madame.
Dieu s’est fait homme ; soit. Le diable s’est fait femme !
Une voiture en bas est là qui vous attend.
Elle avait tout prévu !
Au seigneur don César de Bazan cette lettre.
Ce duel, à mon retour il faut bien le remettre.
Je reviendrai !
Votre majesté.
Bien.
Il ne le tuera pas !