Société Belge de librairie (p. 3-50).


ACTE PREMIER.



DON SALLUSTE.


PERSONNAGES

RUY BLAS.

DON SALLUSTE DE BAZAN.

DON CÉSAR DE BAZAN.

LE MARQUIS DEL BASTO.

LE MARQUIS DE SANTA-CRUZ.

LE COMTE D’ALBE

GUDIEL.

UN HUISSIER DE COUR.

LA REINE.

SEIGNEURS, DAMES, DUÈGNES, PAGES.


Le salon de Danaé dans le palais du roi, à Madrid. Ameublement magnifique dans le goût demi-flamand du temps de Philippe IV. À gauche, une grande fenêtre à châssis dorés et à petits carreaux. Des deux côtés, sur un pan coupé, une porte basse donnant dans quelque appartement intérieur. Au fond, une grande cloison vitrée à châssis dorés s’ouvrant par une large porte également vitrée sur une longue galerie. Cette galerie qui traverse tout le théâtre, est masquée par d’immenses rideaux qui tombent du haut en bas de la cloison vitrée. Une table, un fauteuil, et ce qu’il faut pour écrire.
Don Salluste entre par la petite porte de gauche, suivi de Ruy Blas et de Gudiel, qui porte une cassette et divers paquets qu’on dirait disposés pour un voyage. Don Salluste est vêtu de velours noir, costume de cour du temps de Charles II. La toison d’or au cou. Par-dessus l’habillement noir, un riche manteau de velours vert clair, brodé d’or et doublé de satin noir. Épée à grande coquille. Chapeau à plumes blanches. Gudiel est en noir, épée au côté. Ruy Blas est en livrée. Haut-de-chausses et justaucorps bruns. Surtout galonné, rouge et or. Tête nue. Sans épée.


Scène PREMIÈRE.

DON SALLUSTE DE BAZAN, GUDIEL, par instants RUY BLAS.
Don Salluste.

Ruy Blas, fermez la porte, — ouvrez cette fenêtre.

Ruy Blas obéit, puis, sur un signe de don Salluste, il sort par la porte du fond. Don Salluste va à la fenêtre.

Ils dorment encore tous ici, — le jour va naître.

Il se tourne brusquement vers Gudiel.

Ah ! C’est un coup de foudre !… — oui, mon règne est passé,
Gudiel ! — renvoyé, disgracié, chassé ! —
Ah ! tout perdre en un jour ! — L’aventure est secrète
Encor, n’en parle pas. — Oui, pour une amourette,
— Chose, à mon âge, sotte et folle, j’en conviens ! —
Avec une suivante, une fille de rien !
Séduite, beau malheur ! parce que la donzelle
Est à la reine, et vient de Neubourg avec elle,
Que cette créature a pleuré contre moi,
Et traîné son enfant dans les chambres du roi ;
Ordre de l’épouser. Je refuse. On m’exile !
On m’exile ! Et vingt ans d’un labeur difficile,
Vingt ans d’ambition, de travaux nuit et jour ;
Le président haï des alcades de cour,
Dont nul ne prononçait le nom sans épouvante ;
Le chef de la maison de Bazan, qui s’en vante ;
Mon crédit, mon pouvoir, tout ce que je rêvais,
Tout ce que je faisais et tout ce que j’avais :
Charge, emplois, honneurs, tout en un instant s’écroule
Au milieu des éclats de rire de la foule !

Gudiel.

Nul ne le sait encor, monseigneur.

Don Salluste.

Nul ne le sait encor, monseigneur.Mais demain !
Demain, on le saura ! — Nous serons en chemin !
Je ne veux pas tomber, non, je veux disparaître !

Il déboutonne violemment son pourpoint.

— Tu m’agrafes toujours comme on agrafe un prêtre,
Tu serres mon pourpoint, et j’étouffe, mon cher ! —

Il s’assied.

Oh ! Mais je vais construire, et sans en avoir l’air,
Une sape profonde, obscure et souterraine !
— Chassé ! —

Il se lève.
Gudiel.

Chassé ! —D’où vient le coup, monseigneur ?

Don Salluste.

Chassé ! —D’où vient le coup, monseigneur ?De la reine.
Oh ! je me vengerai, Gudiel ! tu m’entends ?
Toi dont je suis l’élève, et qui depuis vingt ans
M’as aidé, m’as servi dans les choses passées,
Tu sais bien jusqu’où vont dans l’ombre mes pensées,
Comme un bon architecte au coup d’œil exercé
Connaît la profondeur du puits qu’il a creusé.
Je pars. Je vais aller à Finlas, en Castille,
Dans mes États, — et là, songer ! — Pour une fille !
— Toi, règle le départ, car nous sommes pressés.
Moi, je vais dire un mot au drôle que tu sais.
À tout hasard. Peut-il me servir ? Je l’ignore.
Ici jusqu’à ce soir je suis le maître encore.

Je me vengerai, va ! Comment ? Je ne sais pas ;
Mais je veux que ce soit effrayant ! — de ce pas
Va faire nos apprêts, et hâte-toi. — Silence !
Tu pars avec moi. Va.

Gudiel salue et sort.
Don Salluste, appellant.

Tu pars avec moi. Va.— Ruy Blas !

Ruy Blas, se présentant à la porte du fond.

Tu pars avec moi. Va.— Ruy Blas !Votre Excellence ?

Don Salluste.

Comme je ne dois plus coucher dans le palais,
Il faut laisser les clefs et clore les volets.

Ruy Blas, s’inclinant.

Monseigneur, il suffit.

Don Salluste.

Monseigneur, il suffit.Écoutez, je vous prie.
La reine va passer, là, dans la galerie,
En allant de la messe à sa chambre d’honneur.
Dans deux heures, Ruy Blas, soyez là.

Ruy Blas.

Dans deux heures, Ruy Blas, soyez là.Monseigneur,
J’y serai.

Don Salluste, à la fenêtre.

J’y serai.Voyez-vous cet homme dans la place
Qui montre aux gens de garde un papier, et qui passe ?
Faites-lui, sans parler, signe qu’il peut monter,
Par l’escalier étroit.

Ruy Blas obéit. Don Salluste continue en lui montrant la petite porte à droite.

Par l’escalier étroit.— Avant de nous quitter,
Dans cette chambre où sont les hommes de police,
Voyez donc si les trois alguazils de service
Sont éveillés.

Ruy Blas.
Il va à la porte, l’entr’ouvre et revient.

Sont éveillés.Seigneur, ils dorment.

Don Salluste.

Sont éveillés. Seigneur, ils dorment.Parlez bas.
J’aurai besoin de vous, ne vous éloignez pas.
Faites le guet afin que les fâcheux nous laissent.

Entre don César De Bazan. Chapeau défoncé. Grande cape déguenillée qui ne laisse voir de sa toilette que des bas mal tirés et des souliers crevés. Épée de spadassin.
Au moment où il entre, lui et Ruy Blas se regardent et font en même temps, chacun de son côté, un geste de surprise.
Don Salluste, les observant, à part.

Ils se sont regardés ! Est-ce qu’ils se connaissent ?

Ruy Blas sort.



Scène Deuxième.

DON SALLUSTE, DON CÉSAR.
Don Salluste.

Ah ! vous voilà, bandit !

Don César.

Ah ! vous voilà, bandit !Oui, cousin, me voilà.

Don Salluste.

C’est grand plaisir de voir un gueux comme cela !

Don César, saluant.

Je suis charmé…

Don Salluste.

Je suis charmé…Monsieur, on sait de vos histoires.

Don César, gracieusement.

Qui sont de votre goût ?

Don Salluste.

Qui sont de votre goût ? Oui, des plus méritoires.

Don Charles de Mira l’autre nuit fut volé.
On lui prit son épée à fourreau ciselé
Et son buffle. C’était la surveille de Pâques.
Seulement, comme il est chevalier de Saint-Jacques,
La bande lui laissa son manteau.

Don César.

La bande lui laissa son manteau.Doux Jésus !
Pourquoi ?

Don Salluste.

Pourquoi ?Parce que l’ordre était brodé dessus.
Eh bien ! que dites-vous de l’algarade ?

Don César.

Eh bien ! que dites-vous de l’algarade ?Ah ! diable !
Je dis que nous vivons dans un siècle effroyable !
Qu’allons-nous devenir, bon Dieu ! Si les voleurs
Vont courtiser saint Jacque et le mettre des leurs ?

Don Salluste.

Vous en étiez !

Don César.

Vous en étiez !Eh bien — oui ! S’il faut que je parle,
J’étais là. Je n’ai pas touché votre don Charle.
J’ai donné seulement des conseils.

Don Salluste.

J’ai donné seulement des conseils.Mieux encor.
La lune étant couchée, hier, Plaza-Mayor,
Toutes sortes de gens, sans coiffe et sans semelle,
Qui hors d’un bouge affreux se ruaient pêle-mêle,
Ont attaqué le guet. — Vous en étiez !

Don César.

Ont attaqué le guet. — Vous en étiez ! Cousin,
J’ai toujours dédaigné de battre un argousin.
J’étais là. Rien de plus. Pendant les estocades,
Je marchais en faisant des vers sous les arcades.
On s’est fort assommé.

Don Salluste.

On s’est fort assommé.Ce n’est pas tout.

Don César.

On s’est fort assommé.Ce n’est pas tout.Voyons.

Don Salluste.

En France, on vous accuse, entr’autres actions,
Avec vos compagnons à toute loi rebelles,
D’avoir ouvert sans clef la caisse des gabelles.

Don César.

Je ne dis pas. — La France est pays ennemi.

Don Salluste.

En Flandre, rencontrant dom Paul Barthélemy,
Lequel portait à Mons le produit d’un vignoble
Qu’il venait de toucher pour le chapitre noble,
Vous avez mis la main sur l’argent du clergé.

Don César.

En Flandre ? — il se peut bien. J’ai beaucoup voyagé.
— Est-ce tout ?

Don Salluste.

Est-ce tout ? Don César, la sueur de la honte,
Lorsque je pense à vous, à la face me monte.

Don César.

Bon. Laissez-la monter.

Don Salluste.

Bon. Laissez-la monter.Notre famille…

Don César.

Bon. Laissez-la monter. Notre famille…Non.
Car vous seul à Madrid connaissez mon vrai nom.
Ainsi ne parlons pas famille !

Don Salluste.

Ainsi ne parlons pas famille ! Une marquise
Me disait l’autre jour en sortant de l’église :

— Quel est donc ce brigand qui, là-bas, nez au vent,
Se carre, l’œil au guet et la hanche en avant,
Plus délabré que Job et plus fier que Bragance,
Drapant sa gueuserie avec son arrogance,
Et qui, froissant du poing sous sa manche en haillons,
L’épée à lourd pommeau qui lui bat les talons,
Promène, d’une mine altière et magistrale,
Sa cape en dents de scie et ses bas en spirale ?

Don César, jetant un coup d’œil sur sa toilette.

Vous avez répondu : C’est ce cher Zafari !

Don Salluste.

Non ; j’ai rougi, monsieur !

Don César.

Non ; j’ai rougi, monsieur ! Eh bien ! La dame a ri.
Voilà. J’aime beaucoup faire rire les femmes.

Don Salluste.

Vous n’allez fréquentant que spadassins infâmes !

Don César.

Des clercs ! des écoliers doux comme des moutons !

Don Salluste.

Partout on vous rencontre avec des Jeannetons !

Don César.

Ô Lucindes d’amour ! ô douces Isabelles !
Eh bien ! sur votre compte on en entend de belles !
Quoi ! l’on vous traite ainsi, beautés à l’œil mutin,
À qui je dis le soir mes sonnets du matin !

Don Salluste.

Enfin, Matalobos, ce voleur de Galice
Qui désole Madrid malgré notre police,
Il est de vos amis !

Don César.

Il est de vos amis !Raisonnons, s’il vous plaît.
Sans lui j’irais tout nu, ce qui serait fort laid.
Me voyant sans habit, dans la rue, en décembre,
La chose le toucha. — Ce fat parfumé d’ambre,
Le comte d’Albe, à qui l’autre mois fut volé
Son beau pourpoint de soie…

Don Salluste.

Son beau pourpoint de soie…Eh bien ?

Don César.

Son beau pourpoint de soie… Eh bien ?C’est moi qui l’ai.
Matalobos me l’a donné.

Don Salluste.

Matalobos me l’a donné. L’habit du comte !
Vous n’êtes pas honteux ?…

Don César.

Vous n’êtes pas honteux ?… Je n’aurai jamais honte
De mettre un bon pourpoint, brodé, passementé,
Qui me tient chaud l’hiver et me fait beau l’été.
— Voyez, il est tout neuf. —

Il entr’ouvre son manteau, qui laisse voir un superbe pourpoint de satin rose brodé d’or.

Voyez, il est tout neuf. —Les poches en sont pleines
De billets doux au comte adressés par centaines.
Souvent, pauvre, amoureux, n’ayant rien sous la dent,
J’avise une cuisine au soupirail ardent
D’où la vapeur des mets aux narines me monte ;
Je m’assieds là, j’y lis les billets doux du comte,
Et, trompant l’estomac et le cœur tour à tour,
J’ai l’odeur du festin et l’ombre de l’amour !

Don Salluste.

Don César…

Don César.

Don César… Mon cousin, tenez, trêve aux reproches.
Je suis un grand seigneur, c’est vrai, l’un de vos proches ;

Je m’appelle César, comte de Garofa ;
Mais le sort de folie en naissant me coiffa.
J’étais riche, j’avais des palais, des domaines,
Je pouvais largement renter les Célimènes.
Bah ! mes vingt ans n’étaient pas encore révolus
Que j’avais mangé tout ! il ne me restait plus
De mes prospérités, ou réelles, ou fausses,
Qu’un tas de créanciers hurlant après mes chausses.
Ma foi, j’ai pris la fuite et j’ai changé de nom.
À présent, je ne suis qu’un joyeux compagnon,
Zafari, que, hors vous, nul ne peut reconnaître.
Vous ne me donnez pas du tout d’argent, mon maître ;
Je m’en passe. Le soir, le front sur un pavé,
Devant l’ancien palais des comtes de Tevé,
— C’est là, depuis neuf ans, que la nuit je m’arrête, —
Je vais dormir avec le ciel bleu sur ma tête.
Je suis heureux ainsi. Pardieu, c’est un beau sort !
Tout le monde me croit dans l’Inde, au diable, — mort.
La fontaine voisine a de l’eau, j’y vais boire,
Et puis je me promène avec un air de gloire.
Mon palais, d’où jadis mon argent s’envola,
Appartient à cette heure au nonce Espinola,
C’est bien. Quand par hasard jusque-là je m’enfonce,
Je donne des avis aux ouvriers du nonce
Occupés à sculpter sur la porte un Bacchus. —
Maintenant, pouvez-vous me prêter dix écus ?

Don Salluste.

Écoutez-moi…

Don César, croisant les bras.

Écoutez-moi… Voyons à présent votre style.

Don Salluste.

Je vous ai fait venir, c’est pour vous être utile
César, sans enfants, riche, et de plus votre aîné.
Je vous vois à regret vers l’abîme entraîné,
Je veux vous en tirer. Bravache que vous êtes,
Vous êtes malheureux. Je veux payer vos dettes,
Vous rendre vos palais, vous remettre à la cour,
Et refaire de vous un beau seigneur d’amour.
Que Zafari s’éteigne et que César renaisse.
Je veux qu’à votre gré vous puisiez dans ma caisse,
Sans crainte, à pleines mains, sans soin de l’avenir.
Quand on a des parents il faut les soutenir,
César, et pour les siens se montrer pitoyable…

Pendant que don Salluste parle, le visage de Don César prend une expression de plus en plus étonnée, joyeuse et confiante ; enfin il éclate.
Don César.

Vous avez toujours eu de l’esprit comme un diable,
Et c’est fort éloquent ce que vous dites là.
— Continuez !

Don Salluste.

Continuez. César, je ne mets à cela

Qu’une condition. — Dans l’instant je m’explique.
Prenez d’abord ma bourse.

Don César, empoignant la bourse, qui est pleine d’or.

Prenez d’abord ma bourse. Ah çà ! c’est magnifique !

Don Salluste.

Et je vous vais donner cinq cents ducats…

Don César, ébloui.

Et je vous vais donner cinq cents ducats… Marquis !

Don Salluste, continuant.

Dès aujourd’hui.

Don César.

Dès aujourd’hui.Pardieu, je vous suis tout acquis.
Quant aux conditions, ordonnez. Foi de brave !
Mon épée est à vous. Je deviens votre esclave,
Et, si cela vous plaît, j’irai croiser le fer
Avec Don Spavento, capitan de l’enfer.

Don Salluste.

Non, je n’accepte pas, don César, et pour cause,
Votre épée.

Don César.

Votre épée.Alors quoi ? Je n’ai guère autre chose.

Don Salluste, se rapprochant de lui et baissant la voix.

Vous connaissez, — et c’est en ce cas un bonheur, —
Tous les gueux de Madrid ?

Don César.

Tous les gueux de Madrid ?Vous me faites honneur.

Don Salluste.

Vous en traînez toujours après vous une meute ;
Vous pourriez, au besoin, soulever une émeute,
Je le sais. Tout cela peut-être servira.

Don César, éclatant de rire.

D’honneur ! vous avez l’air de faire un opéra.
Quelle part donnez-vous dans l’œuvre à mon génie ?
Sera-ce le poème ou bien la symphonie ?
Commandez. Je suis fort pour le charivari.

Don Salluste, gravement.

Je parle à don César et non à Zafari.

Baissant la voix de plus en plus.

Écoute. J’ai besoin, pour un résultat sombre,

De quelqu’un qui travaille à mon côté dans l’ombre
Et qui m’aide à bâtir un grand événement.
Je ne suis pas méchant, mais il est tel moment
Où le plus délicat, quittant toute vergogne,
Doit retrousser sa manche et faire la besogne.
Tu seras riche, mais il faut m’aider sans bruit
À dresser, comme font les oiseleurs la nuit,
Un bon filet caché sous un miroir qui brille,
Un piége d’alouette ou bien de jeune fille.
Il faut, par quelque plan terrible et merveilleux,
— Tu n’es pas, que je pense, un homme scrupuleux, —
Me venger !

Don César.

Me venger !Vous venger ?

Don Salluste.

Me venger !Vous venger ?Oui.

Don César.

Me venger !Vous venger ?Oui.De qui ?

Don Salluste.

Me venger !Vous venger ?Oui. De qui ?D’une femme.

Don César.
Il se redresse et regarde fièrement don Salluste.

Ne m’en dites pas plus. Halte-là ! — sur mon âme,

Mon cousin, en ceci voilà mon sentiment :
Celui qui, bassement et tortueusement,
Se venge, ayant le droit de porter une lame,
Noble, par une intrigue, homme, sur une femme,
Et qui, né gentilhomme, agit en alguazil,
Celui-là, — fût-il grand de Castille, fût-il
Suivi de cent clairons sonnant des tintamarres,
Fût-il tout harnaché d’ordres et de chamarres,
Et marquis, et vicomte, et fils des anciens preux,
N’est pour moi qu’un maraud sinistre et ténébreux
Que je voudrais, pour prix de sa lâcheté vile,
Voir pendre à quatre clous au gibet de la ville !

Don Salluste.

César !…

Don César.

César !…N’ajoutez pas un mot, c’est outrageant.

Il jette la bourse aux pieds de Don Salluste.

Gardez votre secret, et gardez votre argent.
Oh ! je comprends qu’on vole, et qu’on tue, et qu’on pille ;
Que par une nuit noire on force une bastille,
D’assaut, la hache au poing, avec cent flibustiers ;
Qu’on égorge estafiers, geôliers et guichetiers,
Tous, taillant et hurlants, en bandits que nous sommes,
Œil pour œil, dent pour dent, c’est bien ! hommes contre hommes !
Mais doucement détruire une femme ! et creuser
Sous ses pieds une trappe ! et contre elle abuser,

Qui sait ? de son humeur peut-être hasardeuse !
Prendre ce pauvre oiseau dans quelque glu hideuse !
Oh ! plutôt qu’arriver jusqu’à ce déshonneur,
Plutôt qu’être, à ce prix, un riche et haut seigneur,
— Et je le dis ici pour Dieu qui voit mon âme, —
J’aimerais mieux, plutôt qu’être à ce point infâme,
Vil, odieux, pervers, misérable et flétri,
Qu’un chien rongeât mon crâne au pied du pilori !

Don Salluste.

Cousin !…

Don César.

Cousin !…De vos bienfaits je n’aurai nulle envie,
Tant que je trouverai, vivant ma libre vie,
Aux fontaines de l’eau, dans les champs le grand air,
À la ville un voleur qui m’habille l’hiver,
Dans mon âme l’oubli des prospérités mortes,
Et devant vos palais, monsieur, de larges portes
Où je puis, à midi, sans souci du réveil,
Dormir, la tête à l’ombre et les pieds au soleil !
— Adieu donc. — De nous deux Dieu sait quel est le juste.
Avec les gens de cour, vos pareils, don Salluste,
Je vous laisse, et je reste avec mes chenapans.
Je vis avec les loups, non avec les serpents.

Don Salluste.

Un instant…

Don César.

Un instant…Tenez, maître, abrégeons la visite.
Si c’est pour m’envoyer en prison, faites vite.

Don Salluste.

Allons, je vous croyais, César, plus endurci.
L’épreuve vous est bonne et vous a réussi ;
Je suis content de vous. Votre main, je vous prie.

Don César.

Comment !

Don Salluste.

Comment !Je n’ai parlé que par plaisanterie.
Tout ce que j’ai dit là, c’est pour vous éprouver.
Rien de plus.

Don César.

Rien de plus.Çà, debout vous me faites rêver.
La femme, le complot, cette vengeance…

Don Salluste.

La femme, le complot, cette vengeance…Leurre !
Imagination ! chimère !

Don César.

Imagination ! chimère !À la bonne heure.
Et l’offre de payer mes dettes ! vision ?
Et les cinq cents ducats ! imagination ?

Don Salluste.

Je vais vous les chercher.

Il se dirige vers la porte du fond, et fait signe à Ruy Blas de rentrer.
Don César, à part sur le devant, et regardant don Salluste de travers.

Je vais vous les chercher.Hum ! visage de traître !
Quand la bouche dit oui, le regard dit peut-être.

Don Salluste, à Ruy Blas.

Ruy Blas, restez ici.
Ruy Blas, restez ici.À don César.
Ruy Blas, restez ici.Je reviens.

Il sort par la petite porte de gauche. Sitôt qu’il est sorti, Don César et Ruy Blas vont vivement l’un à l’autre.



Scène TROISIÈME.

DON CÉSAR, RUY BLAS.
Don César.

Ruy Blas, restez ici. Je reviens.Sur ma foi,
Je ne me trompais pas. C’est toi, Ruy Blas ?

Ruy Blas.

Je ne me trompais pas. C’est toi, Ruy Blas ? C’est toi,
Zafari ! Que fais-tu dans ce palais ?

Don César.

Zafari ! Que fais-tu dans ce palais ? J’y passe.
Mais je m’en vais. Je suis oiseau, j’aime l’espace.
Mais toi ? cette livrée ? est-ce un déguisement ?

Ruy Blas, avec amertume.

Non, je suis déguisé quand je suis autrement.

Don César.

Que dis-tu !

Ruy Blas.

Que dis-tu ! Donne-moi ta main, que je la serre
Comme en cet heureux temps de joie et de misère,

Où je vivais sans gîte, où le jour j’avais faim,
Où j’avais froid la nuit, où j’étais libre enfin !
— Quand tu me connaissais, j’étais un homme encore.
Tous deux nés dans le peuple, — hélas ! c’était l’aurore !
Nous nous ressemblions au point qu’on nous prenait
Pour frères ; nous chantions dès l’heure où l’aube naît,
Et le soir, devant Dieu, notre père et notre hôte,
Sous le ciel étoilé nous dormions côte à côte !
Oui, nous partagions tout. Puis enfin arriva
L’heure triste où chacun de son côté s’en va.
Je te retrouve, après quatre ans, toujours le même,
Joyeux comme un enfant, libre comme un bohème,
Toujours ce Zafari, riche en sa pauvreté,
Qui n’a rien eu jamais et n’a rien souhaité !
Mais moi, quel changement ! Frère, que te dirai-je ?
Orphelin, par pitié nourri dans un collège
De science et d’orgueil, de moi, triste faveur !
Au lieu d’un ouvrier on a fait un rêveur.
Tu sais, tu m’as connu. Je jetais mes pensées
Et mes vœux vers le ciel en strophes insensées.
J’opposais cent raisons à ton rire moqueur.
J’avais je ne sais quelle ambition au cœur.
À quoi bon travailler ? Vers un but invisible
Je marchais, je croyais tout réel, tout possible,
J’espérais tout du sort ! — Et puis je suis de ceux
Qui passent tout un jour, pensifs et paresseux,
Devant quelque palais regorgeant de richesses,
À regarder entrer et sortir des duchesses. —
Si bien qu’un jour, mourant de faim sur le pavé,
J’ai ramassé du pain, frère, où j’en ai trouvé :

Dans la fainéantise et dans l’ignominie.
Oh ! quand j’avais vingt ans, crédule à mon génie,
Je me perdais, marchant pieds nus dans les chemins,
En méditations sur le sort des humains ;
J’avais bâti des plans sur tout, — une montagne
De projets ; — je plaignais le malheur de l’Espagne ;
Je croyais, pauvre esprit, qu’au monde je manquais… —
Ami, le résultat, tu le vois : — un laquais !

Don César.

Oui, je le sais, la faim est une porte basse :
Et, par nécessité, lorsqu’il faut qu’il y passe,
Le plus grand est celui qui se courbe le plus.
Mais le sort a toujours son flux et son reflux.
Espère.

Ruy Blas, secouant la tête.

Espère.Le marquis de Finlas est mon maître.

Don César.

Je le connais. — Tu vis dans ce palais, peut-être ?

Ruy Blas.

Non, avant ce matin et jusqu’à ce moment
Je n’en avais jamais passé le seuil.

Don César.

Je n’en avais jamais passé le seuil.Vraiment ?

Ton maître cependant pour sa charge y demeure ?

Ruy Blas.

Oui, car la cour le fait demander à toute heure.
Mais il a quelque part un logis inconnu,
Où jamais en plein jour peut-être il n’est venu.
À cent pas du palais. Une maison discrète.
Frère, j’habite là. Par la porte secrète
Dont il a seul la clef, quelquefois, à la nuit,
Le marquis vient, suivi d’hommes qu’il introduit.
Ces hommes sont masqués et parlent à voix basse.
Ils s’enferment, et nul ne sait ce qui se passe.
Là, de deux noirs muets je suis le compagnon.
Je suis pour eux le maître. Ils ignorent mon nom.

Don César.

Oui, c’est là qu’il reçoit, comme chef des alcades,
Ses espions ; c’est là qu’il tend ses embuscades.
C’est un homme profond qui tient tout dans sa main.

Ruy Blas.

Hier, il m’a dit : — Il faut être au palais demain.
Avant l’aurore. Entrez par la grille dorée. —
En arrivant il m’a fait mettre la livrée,
Car l’habit odieux sous lequel tu me vois,
Je le porte aujourd’hui pour la première fois.

Don César, lui serrant la main.

Espère !

Ruy Blas.

Espère !Espérer ! mais tu ne sais rien encore.
Vivre sous cet habit qui souille et déshonore,
Avoir perdu la joie et l’orgueil, ce n’est rien.
Être esclave, être vil ; qu’importe ? — Écoute bien :
Frère ! je ne sens pas cette livrée infâme,
Car j’ai dans ma poitrine une hydre aux dents de flamme,
Qui me serre le cœur dans ses replis ardents.
Le dehors te fait peur ? si tu voyais dedans !

Don César.

Que veux-tu dire ?

Ruy Blas.

Que veux-tu dire ?Invente, imagine, suppose.
Fouille dans ton esprit. Cherches-y quelque chose
D’étrange, d’insensé, d’horrible et d’inouï.
Une fatalité dont on soit ébloui !
Oui, compose un poison affreux, creuse un abîme
Plus sourd que la folie et plus noir que le crime,
Tu n’approcheras pas encore de mon secret.
— Tu ne devines pas ? — Hé ! qui devinerait ? —
Zafari ! dans le gouffre où mon destin m’entraîne,
Plonge les yeux ! — Je suis amoureux de la reine !

Don César.

Ciel !

Ruy Blas.

Ciel !Sous un dais orné du globe impérial,

Il est, dans Aranjuez ou dans l’Escurial,
— Dans ce palais, parfois, — mon frère, il est un homme
Qu’à peine on voit d’en bas, qu’avec terreur on nomme ;
Pour qui, comme pour Dieu, nous sommes égaux tous ;
Qu’on regarde en tremblant et qu’on sert à genoux ;
Devant qui se couvrir est un honneur insigne ;
Qui peut faire tomber nos deux têtes d’un signe ;
Dont chaque fantaisie est un événement ;
Qui vit, seul et superbe, enfermé gravement
Dans une majesté redoutable et profonde ;
Et dont on sent le poids dans la moitié du monde.
Eh bien ! — moi, le laquais, — tu m’entends, — Eh bien ! oui,
Cet homme-là ! le roi ! je suis jaloux de lui !

Don César.

Jaloux du roi !

Ruy Blas.

Jaloux du roi !Hé oui, jaloux du roi ! sans doute,
Puisque j’aime sa femme !

Don César.

Puisque j’aime sa femme !Oh ! malheureux !

Ruy Blas.

Puisque j’aime sa femme ! Oh ! malheureux !Écoute.
Je l’attends tous les jours au passage. Je suis
Comme un fou. Ho ! sa vie est un tissu d’ennuis,
À cette pauvre femme ! — Oui, chaque nuit j’y songe ! —

Vivre dans cette cour de haine et de mensonge,
Mariée à ce roi qui passe tout son temps
À chasser ! Imbécile ! — un sot ! vieux à trente ans !
Moins qu’un homme ! à régner comme à vivre inhabile.
— Famille qui s’en va ! — Le père était débile
Au point qu’il ne pouvait tenir un parchemin.
— Oh ! si belle et si jeune, avoir donné sa main
À ce roi Charles deux ! Elle ! Quelle misère !
— Elle va tous les soirs chez les sœurs du Rosaire.
Tu sais ? en remontant la rue Ortaleza.
Comment cette démence en mon cœur s’amassa,
Je l’ignore. Mais juge ! elle aime une fleur bleue
— D’Allemagne… — Je fais chaque jour une lieue,
Jusqu’à Caramanchel, pour avoir de ces fleurs.
J’en ai cherché partout sans en trouver ailleurs.
J’en compose un bouquet ; je prends les plus jolies…
— Oh ! mais je te dis là des choses, des folies ! —
Puis à minuit, au parc royal, comme un voleur,
Je me glisse et je vais déposer cette fleur
Sur son banc favori. Même, hier, j’osai mettre
Dans le bouquet, — vraiment, plains-moi, frère ! — une lettre !
La nuit, pour parvenir jusqu’à ce banc, il faut
Franchir les murs du parc, et je rencontre en haut
Ces broussailles de fer qu’on met sur les murailles.
Un jour j’y laisserai ma chair et mes entrailles.
Trouve-t-elle mes fleurs, ma lettre ? Je ne sai.
Frère, tu le vois bien, je suis un insensé.

Don César.

Diable ! ton algarade a son danger. Prends garde.

Le comte d’Onate, qui l’aime aussi, la garde
Et comme un majordome et comme un amoureux
Quel reître, une nuit, gardien peu langoureux,
Pourrait bien, frère, avant que ton bouquet se fane,
Te le clouer au cœur d’un coup de pertuisane. —
Mais quelle idée ! aimer la reine ! ah çà, pourquoi ?
Comment diable as-tu fait ?

Ruy Blas, avec emportement.

Comment diable as-tu fait ? Est-ce que je sais, moi !
— Oh ! mon âme au démon ! je la vendrais pour être
Un des jeunes seigneurs que, de cette fenêtre,
Je vois en ce moment, comme un vivant affront,
Entrer, la plume au feutre et l’orgueil sur le front !
Oui, je me damnerais pour dépouiller ma chaîne,
Et pour pouvoir comme eux m’approcher de la reine
Avec un vêtement qui ne soit pas honteux !
Mais, ô rage ! être ainsi, près d’elle ! devant eux !
En livrée ! un laquais ! être un laquais pour elle !
Ayez pitié de moi, mon dieu !

Se rapprochant de don César.

Ayez pitié de moi, mon dieu ! Je me rappelle.
Ne demandais-tu pas pourquoi je l’aime ainsi,
Et depuis quand ?… — Un jour… — Mais à quoi bon ceci ?
C’est vrai, je t’ai toujours connu cette manie !
Par mille questions vous mettre à l’agonie !
Demander où ? comment ? quand ? pourquoi ? Mon sang bout !
Je l’aime follement ! Je l’aime, voilà tout !

Don César.

Là ; ne te fâche pas.

Ruy Blas, tombant épuisé et pâle sur le fauteuil.

Là ; ne te fâche pas.Non. Je souffre. — Pardonne.
Ou plutôt, va, fuis-moi. Va-t’en, frère. Abandonne
Ce misérable fou qui porte avec effroi
Sous l’habit d’un valet les passions d’un roi !

Don César, lui posant la main sur l’épaule.

Te fuir ! — moi qui n’ai pas souffert, n’aimant personne,
Moi, pauvre grelot vide où manque ce qui sonne,
Gueux, qui vais mendiant l’amour je ne sais où,
À qui de temps en temps le destin jette un sou,
Moi, cœur éteint, dont l’âme, hélas ! s’est retirée,
Du spectacle d’hier affiche déchirée,
Vois-tu, pour cet amour dont tes regards sont pleins !
Mon frère, je t’envie autant que je te plains !
— Ruy Blas ! —

Moment de silence. Ils se tiennent les mains serrées en se regardant tous les deux avec une expression de tristesse et d’amitié confiante.
Entre don Salluste. Il s’avance à pas lents, fixant un regard d’attention profonde sur don César et Ruy Blas, qui ne le voient pas. Il tient d’une main un chapeau et une épée qu’il dépose en entrant sur un fauteuil, et de l’autre une bourse qu’il apporte sur la table.
Don Salluste, à don César.

Ruy Blas ! —Voici l’argent :

À la voix de don Salluste, Ruy Blas se lève comme réveillé en sursaut, et se tient debout, les yeux baissés, dans l’attitude du respect.
Don César, à part, regardant don Salluste de travers.

Ruy Blas ! —Voici l’argent : Hum ! Le diable m’emporte !
Cette sombre figure écoutait à la porte.
Bah ! qu’importe, après tout !

Haut à don Salluste.

Bah ! qu’importe, après tout !Don Salluste, merci.

Il ouvre la bourse, la répand sur la table et remue avec joie les ducats qu’il range en piles sur le tapis de velours. Pendant qu’il les compte, don Salluste va au fond, en regardant derrière lui s’il n’éveille pas l’attention de don César. Il ouvre la petite porte de droite. À un signe qu’il fait, trois alguazils armés d’épées et vêtus de noir en sortent. Don Salluste leur montre mystérieusement don César. Ruy Blas se tient immobile et debout près de la table comme une statue, sans rien voir ni rien entendre.
Don Salluste, bas, aux alguazils.

Vous allez suivre, alors qu’il sortira d’ici,
L’homme qui compte là de l’argent. — En silence,
Vous vous emparerez de lui. — Sans violence.
Vous l’irez embarquer, par le plus court chemin,
À Denia. —

Il leur remet un parchemin scellé.

À Denia. —Voici l’ordre écrit de ma main. —
Enfin, sans écouter sa plainte chimérique,

Vous le vendrez en mer aux corsaires d’Afrique.
Mille piastres pour vous. Faites vite à présent.

Les trois alguazils s’inclinent et sortent.
Don César, achevant de ranger ses ducats.

Rien n’est plus gracieux et plus divertissant
Que des écus à soi qu’on met en équilibre.

Il fait deux parts égales et se tourne vers Ruy Blas.

Frère, voici ta part.

Ruy Blas.

Frère, voici ta part.Comment !

Don César, lui montrant une des deux piles d’or.

Frère, voici ta part. Comment !Prends ! viens ! sois libre !

Don Salluste, qui les observe au fond du théâtre, à part.

Diable !

Ruy Blas, secouant la tête en signe de refus.

Diable !Non. C’est le cœur qu’il faudrait délivrer.
Non, mon sort est ici. Je dois y demeurer.

Don César.

Bien. Suis ta fantaisie. Es-tu fou ? suis-je sage ?
Dieu le sait.

Il ramasse l’argent et le jette dans le sac, qu’il empoche.
Don Salluste, au fond du théâtre, à part, et les observant toujours.

Dieu le sait.À peu près même air, même visage.

Don César, à Ruy Blas.

Adieu.

Ruy Blas.

Adieu.Ta main !

Ils se serrent la main. Don César sort sans voir don Salluste, qui se tient à l’écart.



Scène QUATRIÈME.

RUY BLAS, DON SALLUSTE.
Don Salluste.

Adieu.Ta main !Ruy Blas ?

Ruy Blas, se retournant vivement.

Adieu.Ta main !Ruy Blas ?Monseigneur ?

Don Salluste.

Adieu.Ta main !Ruy Blas ?Monseigneur ?Ce matin,
Quand vous êtes venu, je ne suis pas certain
S’il faisait jour déjà ?

Ruy Blas.

s’il faisait jour déjà ? Pas encore, Excellence.
J’ai remis au portier votre passe en silence,
Et puis je suis monté.

Don Salluste.

Et puis, je suis monté.Vous étiez en manteau ?

Ruy Blas.

Oui, monseigneur.

Don Salluste.

Oui, monseigneur.Personne en ce cas au château
Ne vous a vu porter cette livrée encore ?

Ruy Blas.

Ni personne à Madrid.

Don Salluste, désignant du doigt la porte par où est sorti don César.

Ni personne à Madrid.C’est fort bien. Allez clore
Cette porte. Quittez cet habit.

Ruy Blas dépouille son surtout de livrée et le jette sur un fauteuil.

Cette porte. Quittez cet habit.Vous avez
Une belle écriture, il me semble. — Écrivez :

Il fait signe à Ruy Blas de s’asseoir à la table où sont les plumes et les écritoires. Ruy Blas obéit.

Vous m’allez aujourd’hui servir de secrétaire.
D’abord, un billet doux, — je ne veux rien vous taire, —
Pour ma reine d’amour, pour dona Praxedis,
Ce démon que je crois venu du paradis.
— Là, je dicte. « Un danger terrible est sur ma tête.
« Ma reine seule — peut conjurer la tempête,
« En venant me trouver ce soir dans ma maison.
« Sinon, je suis perdu. Ma vie et ma raison
« Et mon cœur, je mets tout à ses pieds que je baise. »

Il rit et s’interrompt.

Un danger ! la tournure, au fait, n’est pas mauvaise
Pour l’attirer chez moi. C’est que j’y suis expert.
Les femmes aiment fort à sauver qui les perd.
— Ajoutez : — « Par la porte au bas de l’avenue,
« Vous entrerez la nuit sans être reconnue.
« Quelqu’un de dévoué vous ouvrira. » — D’honneur,
C’est parfait. — Ah ! signez.

Ruy Blas.

C’est parfait. — Ah ! signez.Votre nom, monseigneur ?

Don Salluste.

Non pas. Signez César. C’est mon nom d’aventure.

Ruy Blas, après avoir obéi.

La dame ne pourra connaître l’écriture ?

Don Salluste.

Bah ! le cachet suffit. J’écris souvent ainsi.
Ruy Blas, je pars ce soir, et je vous laisse ici.
J’ai sur vous les projets d’un ami très sincère.
Votre état va changer, mais il est nécessaire
De m’obéir en tout. Comme en vous j’ai trouvé
Un serviteur discret, fidèle et réservé…

Ruy Blas, s’inclinant.

Monseigneur !

Don Salluste, continuant.

Monseigneur ! Je vous veux faire un destin plus large.

Ruy Blas, montrant le billet qu’il vient d’écrire.

Où faut-il adresser la lettre ?

Don Salluste.

Où faut-il adresser la lettre ? Je m’en charge.

S’approchant de Ruy Blas d’un air significatif.

Je veux votre bonheur.

Un silence. Il fait signe à Ruy Blas de se rasseoir à table.

Je veux votre bonheur.Écrivez : — « Moi, Ruy Blas,
« Laquais de monseigneur le marquis de Finlas,
« En toute occasion, ou secrète ou publique,
« M’engage à le servir comme un bon domestique. »

Ruy Blas obéit.

— Signez. De votre nom. La date. Bien. Donnez.

Il ploie et serre dans son portefeuille la lettre et le papier que Ruy Blas vient d’écrire.

On vient de m’apporter une épée. Ah ! tenez,
Elle est sur ce fauteuil.

Il désigne le fauteuil sur lequel il a posé l’épée et le chapeau.
Il y va et prend l’épée.

Elle est sur ce fauteuil.L’écharpe est d’une soie
Peinte et brodée au goût le plus nouveau qu’on voie.

Il lui fait admirer la souplesse du tissu.

Touchez. — Que dites-vous, Ruy Blas, de cette fleur ?
La poignée est de Gil, le fameux ciseleur,
Celui qui le mieux creuse, au gré des belles filles,
Dans un pommeau d’épée une boîte à pastilles.

Il passe au cou de Ruy Blas l’écharpe à laquelle est attachée l’épée.

Mettez-la donc. — Je veux en voir sur vous l’effet.
— Mais vous avez ainsi l’air d’un seigneur parfait !

Écoutant.

On vient… oui. C’est bientôt l’heure où la reine passe. —
— Le marquis Del Basto ! —

La porte du fond sur la galerie s’ouvre. Don Salluste détache son manteau et le jette vivement sur les épaules de Ruy Blas, au moment où le marquis Del Basto paraît ; puis il va droit au marquis, en entraînant avec lui Ruy Blas stupéfait.



Scène CINQUIÈME.

DON SALLUSTE, RUY BLAS, DON PAMFILO D’AVALOS, MARQUIS DEL BASTO. — Puis LE MARQUIS DE SANTA-CRUZ. — Puis LE COMTE D’ALBE. — Puis toute la cour.
Don Salluste, au marquis del Basto.

Le marquis Del Basto ! —Souffrez qu’à votre grâce
Je présente, marquis, mon cousin don César,
Comte de Garofa près de Velalcazar.

Ruy Blas, à part.

Ciel !

Don Salluste, bas à Ruy Blas.

Ciel !Taisez-vous !

Le Marquis Del Basto, saluant Ruy Blas.

Ciel !Taisez-vous !Monsieur… charmé.

Il lui prend la main, que Ruy Blas lui livre avec embarras.
Don Salluste, bas à Ruy Blas.

Ciel !Taisez-vous !Monsieur… charmé.Laissez-vous faire.
Saluez !

Ruy Blas salue le marquis.
Le Marquis Del Basto

Saluez !J’aimais fort madame votre mère.

Bas, à don Salluste, en lui montrant Ruy Blas.

Bien changé ! Je l’aurais à peine reconnu.

Don Salluste, bas, au marquis.

Dix ans d’absence !

Le Marquis Del Basto, de même.

Dix ans d’absence !Au fait !

Don Salluste

Dix ans d’absence ! Au fait !Le voilà revenu !
Vous souvient-il, marquis ? oh ! quel enfant prodigue !
Comme il vous répandait les pistoles sans digue !
Tous les soirs danse et fête au vivier d’Apollo,
Et cent musiciens faisant rage sur l’eau !
À tous moments, galas, masques, concerts, fredaines,
Éblouissant Madrid de visions soudaines !
— En trois ans, ruiné ! — c’était un vrai lion.
— Il arrive de l’Inde avec le galion.

Ruy Blas, avec embarras.

Seigneur…

Don Salluste, gaiement.

Seigneur…Appelez-moi cousin, car nous le sommes.
Les Bazan sont, je crois, d’assez francs gentilshommes.
Nous avons pour ancêtre Iniguez d’Iviza.
Son petit-fils, Pedro De Bazan, épousa
Marianne De Gor. Il eut de Marianne
Jean, qui fut général de la mer Océane
Sous le roi don Philippe, et Jean eut deux garçons
Qui sur notre arbre antique ont greffé deux blasons.
Moi, je suis le marquis de Finlas ; vous, le comte
De Garofa. Tous deux se valent si l’on compte.
Par les femmes, César, notre rang est égal.
Vous êtes Aragon, moi je suis Portugal.
Votre branche n’est pas moins haute que la nôtre :
Je suis le fruit de l’une, et vous la fleur de l’autre.

Ruy Blas, à part.

Où donc m’entraîne-t-il ?

Pendant que don Salluste a parlé, le marquis de Santa-Cruz, don Alvar De Bazan y Benavides, vieillard à moustache blanche et à grande perruque, s’est approché d’eux.
Le Marquis De Santa-Cruz, à don Salluste.

Où donc m’entraîne-t-il ?Vous l’expliquez fort bien.
S’il est votre cousin, il est aussi le mien.

Don Salluste.

C’est vrai, car nous avons une même origine,

Monsieur De Santa-Cruz.

Il lui présente Ruy Blas.

Monsieur De Santa-Cruz.Don César.

Le Marquis De Santa-Cruz.

Monsieur De Santa-Cruz. Don César.J’imagine
Que ce n’est pas celui qu’on croyait mort.

Don Salluste.

Que ce n’est pas celui qu’on croyait mort.Si fait.

Le Marquis De Santa-Cruz.

Il est donc revenu ?

Don Salluste.

Il est donc revenu ?Des Indes.

Le Marquis De Santa-Cruz, examinant Ruy Blas.

Il est donc revenu ? Des Indes.En effet !

Don Salluste.

Vous le reconnaissez ?

Le Marquis De Santa-Cruz.

Vous le reconnaissez ?Pardieu ! Je l’ai vu naître !

Don Salluste, bas à Ruy Blas.

Le bon homme est aveugle et se défend de l’être.
Il vous a reconnu pour prouver ses bons yeux.

Le Marquis De Santa-Cruz, tendant la main à Ruy Blas.

Touchez là, mon cousin.

Ruy Blas, s’inclinant.

Touchez là, mon cousin.Seigneur…

Le Marquis De Santa-Cruz, bas à don Salluste et lui montrant Ruy Blas.

Touchez là, mon cousin. Seigneur…On n’est pas mieux !
À Ruy Blas.
Charmé de vous revoir !

Don Salluste, bas au marquis et le prenant à part.

Charmé de vous revoir !Je vais payer ses dettes.
Vous le pouvez servir dans le poste où vous êtes.
Si quelque emploi de cour vaquait en ce moment,
Chez le roi, — chez la reine… —

Le Marquis De Santa-Cruz, bas.

Chez le roi, — chez la reine… —Un jeune homme charmant !
J’y vais songer. — Et puis il est de la famille.

Don Salluste, bas.

Vous avez tout crédit au conseil de Castille,
Je vous le recommande.

Il quitte le marquis de Santa-Cruz, et va à d’autres seigneurs auxquels il présente Ruy Blas. Parmi eux le comte d’Albe, très superbement paré.
Don Salluste lui présente Ruy Blas.

Je vous le recommande.Un mien cousin, César,
Comte de Garofa, près de Velalcazar.

Les seigneurs échangent gravement des révérences avec Ruy Blas interdit.
Don Salluste, au comte de Ribagorza.

Vous n’étiez pas hier au ballet d’Atalante ?
Lindamire a dansé d’une façon galante.

Il s’extasie sur le pourpoint du comte d’Albe.

C’est très beau, comte d’Albe !

Le Comte D’Albe.

C’est très beau, comte d’Albe ! Ah ! j’en avais encor
Un plus beau. Satin rose avec des rubans d’or.
Matalobos me l’a volé.

Un Huissier de cour, au fond du théâtre.

Matalobos me l’a volé.La reine approche !

Prenez vos rangs, messieurs.

Les grands rideaux de la galerie vitrée s’ouvrent. Les seigneurs s’échelonnent près de la porte, des gardes font la haie. Ruy Blas, haletant, hors de lui, vient sur le devant comme pour s’y réfugier. Don Salluste l’y suit.
Don Salluste, bas à Ruy Blas.

Prenez vos rangs, messieurs.Est-ce que, sans reproche,
Quand votre sort grandit, votre esprit s’amoindrit ?
Réveillez-vous, Ruy Blas. Je vais quitter Madrid.
Ma petite maison, près du pont, où vous êtes,
— Je n’en veux rien garder, hormis les clefs secrètes, —
Ruy Blas, je vous la donne, et les muets aussi.
Vous recevrez bientôt d’autres ordres. Ainsi
Faites ma volonté, je fais votre fortune.
Montez, ne craignez rien, car l’heure est opportune.
La cour est un pays où l’on va sans voir clair.
Marchez les yeux bandés ; j’y vois pour vous, mon cher !

De nouveaux gardes paraissent au fond du théâtre.
L’Huissier, à haute voix.

La reine !

Ruy Blas, à part.

La reine !La reine ! ah !

La reine, vêtue magnifiquement, paraît, entourée de dames et de pages, sous un dais de velours écarlate porté par quatre gentilshommes de chambre, tête nue. Ruy Blas, effaré, la regarde comme absorbé par cette resplendissante vision. Tous les grands d’Espagne se couvrent, le marquis Del Basto, le comte d’Albe, le marquis de Santa-Cruz, don Salluste. Don Salluste va rapidement au fauteuil, et y prend le chapeau, qu’il apporte à Ruy Blas.
Don Salluste, à Ruy Blas en lui mettant le chapeau sur la tête.

La reine ! La reine ! ah ! Quel vertige vous gagne ?
Couvrez-vous donc, César. Vous êtes grand d’Espagne.

Ruy Blas, éperdu, bas à don Salluste.

Et que m’ordonnez-vous, seigneur, présentement ?

Don Salluste, lui montrant la reine qui traverse lentement la galerie.

De plaire à cette femme et d’être son amant.

fin du premier acte.