Ruy Blas/Acte 1
ACTE PREMIER.
DON SALLUSTE.
RUY BLAS.
DON SALLUSTE DE BAZAN.
DON CÉSAR DE BAZAN.
LE MARQUIS DEL BASTO.
LE MARQUIS DE SANTA-CRUZ.
LE COMTE D’ALBE
GUDIEL.
UN HUISSIER DE COUR.
LA REINE.
SEIGNEURS, DAMES, DUÈGNES, PAGES.
Scène PREMIÈRE.
Ruy Blas, fermez la porte, — ouvrez cette fenêtre.
Ils dorment encore tous ici, — le jour va naître.
Ah ! C’est un coup de foudre !… — oui, mon règne est passé,
Gudiel ! — renvoyé, disgracié, chassé ! —
Ah ! tout perdre en un jour ! — L’aventure est secrète
Encor, n’en parle pas. — Oui, pour une amourette,
— Chose, à mon âge, sotte et folle, j’en conviens ! —
Avec une suivante, une fille de rien !
Séduite, beau malheur ! parce que la donzelle
Est à la reine, et vient de Neubourg avec elle,
Que cette créature a pleuré contre moi,
Et traîné son enfant dans les chambres du roi ;
Ordre de l’épouser. Je refuse. On m’exile !
On m’exile ! Et vingt ans d’un labeur difficile,
Vingt ans d’ambition, de travaux nuit et jour ;
Le président haï des alcades de cour,
Dont nul ne prononçait le nom sans épouvante ;
Le chef de la maison de Bazan, qui s’en vante ;
Mon crédit, mon pouvoir, tout ce que je rêvais,
Tout ce que je faisais et tout ce que j’avais :
Charge, emplois, honneurs, tout en un instant s’écroule
Au milieu des éclats de rire de la foule !
Nul ne le sait encor, monseigneur.
Demain, on le saura ! — Nous serons en chemin !
Je ne veux pas tomber, non, je veux disparaître !
— Tu m’agrafes toujours comme on agrafe un prêtre,
Tu serres mon pourpoint, et j’étouffe, mon cher ! —
Oh ! Mais je vais construire, et sans en avoir l’air,
Une sape profonde, obscure et souterraine !
— Chassé ! —
D’où vient le coup, monseigneur ?
Oh ! je me vengerai, Gudiel ! tu m’entends ?
Toi dont je suis l’élève, et qui depuis vingt ans
M’as aidé, m’as servi dans les choses passées,
Tu sais bien jusqu’où vont dans l’ombre mes pensées,
Comme un bon architecte au coup d’œil exercé
Connaît la profondeur du puits qu’il a creusé.
Je pars. Je vais aller à Finlas, en Castille,
Dans mes États, — et là, songer ! — Pour une fille !
— Toi, règle le départ, car nous sommes pressés.
Moi, je vais dire un mot au drôle que tu sais.
À tout hasard. Peut-il me servir ? Je l’ignore.
Ici jusqu’à ce soir je suis le maître encore.
Je me vengerai, va ! Comment ? Je ne sais pas ;
Mais je veux que ce soit effrayant ! — de ce pas
Va faire nos apprêts, et hâte-toi. — Silence !
Tu pars avec moi. Va.
— Ruy Blas !
Votre Excellence ?
Comme je ne dois plus coucher dans le palais,
Il faut laisser les clefs et clore les volets.
Monseigneur, il suffit.
La reine va passer, là, dans la galerie,
En allant de la messe à sa chambre d’honneur.
Dans deux heures, Ruy Blas, soyez là.
J’y serai.
Qui montre aux gens de garde un papier, et qui passe ?
Faites-lui, sans parler, signe qu’il peut monter,
Par l’escalier étroit.
Dans cette chambre où sont les hommes de police,
Voyez donc si les trois alguazils de service
Sont éveillés.
Seigneur, ils dorment.
J’aurai besoin de vous, ne vous éloignez pas.
Faites le guet afin que les fâcheux nous laissent.
Ils se sont regardés ! Est-ce qu’ils se connaissent ?
Scène Deuxième.
Ah ! vous voilà, bandit !
Oui, cousin, me voilà.
C’est grand plaisir de voir un gueux comme cela !
Je suis charmé…
Monsieur, on sait de vos histoires.
Qui sont de votre goût ?
Oui, des plus méritoires.
Don Charles de Mira l’autre nuit fut volé.
On lui prit son épée à fourreau ciselé
Et son buffle. C’était la surveille de Pâques.
Seulement, comme il est chevalier de Saint-Jacques,
La bande lui laissa son manteau.
Pourquoi ?
Eh bien ! que dites-vous de l’algarade ?
Je dis que nous vivons dans un siècle effroyable !
Qu’allons-nous devenir, bon Dieu ! Si les voleurs
Vont courtiser saint Jacque et le mettre des leurs ?
Vous en étiez !
J’étais là. Je n’ai pas touché votre don Charle.
J’ai donné seulement des conseils.
La lune étant couchée, hier, Plaza-Mayor,
Toutes sortes de gens, sans coiffe et sans semelle,
Qui hors d’un bouge affreux se ruaient pêle-mêle,
Ont attaqué le guet. — Vous en étiez !
J’ai toujours dédaigné de battre un argousin.
J’étais là. Rien de plus. Pendant les estocades,
Je marchais en faisant des vers sous les arcades.
On s’est fort assommé.
Ce n’est pas tout.
Voyons.
En France, on vous accuse, entr’autres actions,
Avec vos compagnons à toute loi rebelles,
D’avoir ouvert sans clef la caisse des gabelles.
Je ne dis pas. — La France est pays ennemi.
En Flandre, rencontrant dom Paul Barthélemy,
Lequel portait à Mons le produit d’un vignoble
Qu’il venait de toucher pour le chapitre noble,
Vous avez mis la main sur l’argent du clergé.
En Flandre ? — il se peut bien. J’ai beaucoup voyagé.
— Est-ce tout ?
Lorsque je pense à vous, à la face me monte.
Bon. Laissez-la monter.
Notre famille…
Car vous seul à Madrid connaissez mon vrai nom.
Ainsi ne parlons pas famille !
Me disait l’autre jour en sortant de l’église :
— Quel est donc ce brigand qui, là-bas, nez au vent,
Se carre, l’œil au guet et la hanche en avant,
Plus délabré que Job et plus fier que Bragance,
Drapant sa gueuserie avec son arrogance,
Et qui, froissant du poing sous sa manche en haillons,
L’épée à lourd pommeau qui lui bat les talons,
Promène, d’une mine altière et magistrale,
Sa cape en dents de scie et ses bas en spirale ?
Vous avez répondu : C’est ce cher Zafari !
Non ; j’ai rougi, monsieur !
Voilà. J’aime beaucoup faire rire les femmes.
Vous n’allez fréquentant que spadassins infâmes !
Des clercs ! des écoliers doux comme des moutons !
Partout on vous rencontre avec des Jeannetons !
Ô Lucindes d’amour ! ô douces Isabelles !
Eh bien ! sur votre compte on en entend de belles !
Quoi ! l’on vous traite ainsi, beautés à l’œil mutin,
À qui je dis le soir mes sonnets du matin !
Enfin, Matalobos, ce voleur de Galice
Qui désole Madrid malgré notre police,
Il est de vos amis !
Sans lui j’irais tout nu, ce qui serait fort laid.
Me voyant sans habit, dans la rue, en décembre,
La chose le toucha. — Ce fat parfumé d’ambre,
Le comte d’Albe, à qui l’autre mois fut volé
Son beau pourpoint de soie…
Eh bien ?
Matalobos me l’a donné.
Vous n’êtes pas honteux ?…
De mettre un bon pourpoint, brodé, passementé,
Qui me tient chaud l’hiver et me fait beau l’été.
— Voyez, il est tout neuf. —
De billets doux au comte adressés par centaines.
Souvent, pauvre, amoureux, n’ayant rien sous la dent,
J’avise une cuisine au soupirail ardent
D’où la vapeur des mets aux narines me monte ;
Je m’assieds là, j’y lis les billets doux du comte,
Et, trompant l’estomac et le cœur tour à tour,
J’ai l’odeur du festin et l’ombre de l’amour !
Don César…
Je suis un grand seigneur, c’est vrai, l’un de vos proches ;
Je m’appelle César, comte de Garofa ;
Mais le sort de folie en naissant me coiffa.
J’étais riche, j’avais des palais, des domaines,
Je pouvais largement renter les Célimènes.
Bah ! mes vingt ans n’étaient pas encore révolus
Que j’avais mangé tout ! il ne me restait plus
De mes prospérités, ou réelles, ou fausses,
Qu’un tas de créanciers hurlant après mes chausses.
Ma foi, j’ai pris la fuite et j’ai changé de nom.
À présent, je ne suis qu’un joyeux compagnon,
Zafari, que, hors vous, nul ne peut reconnaître.
Vous ne me donnez pas du tout d’argent, mon maître ;
Je m’en passe. Le soir, le front sur un pavé,
Devant l’ancien palais des comtes de Tevé,
— C’est là, depuis neuf ans, que la nuit je m’arrête, —
Je vais dormir avec le ciel bleu sur ma tête.
Je suis heureux ainsi. Pardieu, c’est un beau sort !
Tout le monde me croit dans l’Inde, au diable, — mort.
La fontaine voisine a de l’eau, j’y vais boire,
Et puis je me promène avec un air de gloire.
Mon palais, d’où jadis mon argent s’envola,
Appartient à cette heure au nonce Espinola,
C’est bien. Quand par hasard jusque-là je m’enfonce,
Je donne des avis aux ouvriers du nonce
Occupés à sculpter sur la porte un Bacchus. —
Maintenant, pouvez-vous me prêter dix écus ?
Écoutez-moi…
Voyons à présent votre style.
Je vous ai fait venir, c’est pour vous être utile
César, sans enfants, riche, et de plus votre aîné.
Je vous vois à regret vers l’abîme entraîné,
Je veux vous en tirer. Bravache que vous êtes,
Vous êtes malheureux. Je veux payer vos dettes,
Vous rendre vos palais, vous remettre à la cour,
Et refaire de vous un beau seigneur d’amour.
Que Zafari s’éteigne et que César renaisse.
Je veux qu’à votre gré vous puisiez dans ma caisse,
Sans crainte, à pleines mains, sans soin de l’avenir.
Quand on a des parents il faut les soutenir,
César, et pour les siens se montrer pitoyable…
Vous avez toujours eu de l’esprit comme un diable,
Et c’est fort éloquent ce que vous dites là.
— Continuez !
César, je ne mets à cela
Qu’une condition. — Dans l’instant je m’explique.
Prenez d’abord ma bourse.
Ah çà ! c’est magnifique !
Et je vous vais donner cinq cents ducats…
Marquis !
Dès aujourd’hui.
Quant aux conditions, ordonnez. Foi de brave !
Mon épée est à vous. Je deviens votre esclave,
Et, si cela vous plaît, j’irai croiser le fer
Avec Don Spavento, capitan de l’enfer.
Non, je n’accepte pas, don César, et pour cause,
Votre épée.
Alors quoi ? Je n’ai guère autre chose.
Vous connaissez, — et c’est en ce cas un bonheur, —
Tous les gueux de Madrid ?
Vous me faites honneur.
Vous en traînez toujours après vous une meute ;
Vous pourriez, au besoin, soulever une émeute,
Je le sais. Tout cela peut-être servira.
D’honneur ! vous avez l’air de faire un opéra.
Quelle part donnez-vous dans l’œuvre à mon génie ?
Sera-ce le poème ou bien la symphonie ?
Commandez. Je suis fort pour le charivari.
Je parle à don César et non à Zafari.
Écoute. J’ai besoin, pour un résultat sombre,
De quelqu’un qui travaille à mon côté dans l’ombre
Et qui m’aide à bâtir un grand événement.
Je ne suis pas méchant, mais il est tel moment
Où le plus délicat, quittant toute vergogne,
Doit retrousser sa manche et faire la besogne.
Tu seras riche, mais il faut m’aider sans bruit
À dresser, comme font les oiseleurs la nuit,
Un bon filet caché sous un miroir qui brille,
Un piége d’alouette ou bien de jeune fille.
Il faut, par quelque plan terrible et merveilleux,
— Tu n’es pas, que je pense, un homme scrupuleux, —
Me venger !
Vous venger ?
Oui.
De qui ?
D’une femme.
Ne m’en dites pas plus. Halte-là ! — sur mon âme,
Mon cousin, en ceci voilà mon sentiment :
Celui qui, bassement et tortueusement,
Se venge, ayant le droit de porter une lame,
Noble, par une intrigue, homme, sur une femme,
Et qui, né gentilhomme, agit en alguazil,
Celui-là, — fût-il grand de Castille, fût-il
Suivi de cent clairons sonnant des tintamarres,
Fût-il tout harnaché d’ordres et de chamarres,
Et marquis, et vicomte, et fils des anciens preux,
N’est pour moi qu’un maraud sinistre et ténébreux
Que je voudrais, pour prix de sa lâcheté vile,
Voir pendre à quatre clous au gibet de la ville !
César !…
N’ajoutez pas un mot, c’est outrageant.
Gardez votre secret, et gardez votre argent.
Oh ! je comprends qu’on vole, et qu’on tue, et qu’on pille ;
Que par une nuit noire on force une bastille,
D’assaut, la hache au poing, avec cent flibustiers ;
Qu’on égorge estafiers, geôliers et guichetiers,
Tous, taillant et hurlants, en bandits que nous sommes,
Œil pour œil, dent pour dent, c’est bien ! hommes contre hommes !
Mais doucement détruire une femme ! et creuser
Sous ses pieds une trappe ! et contre elle abuser,
Qui sait ? de son humeur peut-être hasardeuse !
Prendre ce pauvre oiseau dans quelque glu hideuse !
Oh ! plutôt qu’arriver jusqu’à ce déshonneur,
Plutôt qu’être, à ce prix, un riche et haut seigneur,
— Et je le dis ici pour Dieu qui voit mon âme, —
J’aimerais mieux, plutôt qu’être à ce point infâme,
Vil, odieux, pervers, misérable et flétri,
Qu’un chien rongeât mon crâne au pied du pilori !
Cousin !…
Tant que je trouverai, vivant ma libre vie,
Aux fontaines de l’eau, dans les champs le grand air,
À la ville un voleur qui m’habille l’hiver,
Dans mon âme l’oubli des prospérités mortes,
Et devant vos palais, monsieur, de larges portes
Où je puis, à midi, sans souci du réveil,
Dormir, la tête à l’ombre et les pieds au soleil !
— Adieu donc. — De nous deux Dieu sait quel est le juste.
Avec les gens de cour, vos pareils, don Salluste,
Je vous laisse, et je reste avec mes chenapans.
Je vis avec les loups, non avec les serpents.
Un instant…
Si c’est pour m’envoyer en prison, faites vite.
Allons, je vous croyais, César, plus endurci.
L’épreuve vous est bonne et vous a réussi ;
Je suis content de vous. Votre main, je vous prie.
Comment !
Tout ce que j’ai dit là, c’est pour vous éprouver.
Rien de plus.
La femme, le complot, cette vengeance…
Imagination ! chimère !
Et l’offre de payer mes dettes ! vision ?
Et les cinq cents ducats ! imagination ?
Je vais vous les chercher.
Quand la bouche dit oui, le regard dit peut-être.
Ruy Blas, restez ici.
À don César.
Je reviens.
Scène TROISIÈME.
Je ne me trompais pas. C’est toi, Ruy Blas ?
Zafari ! Que fais-tu dans ce palais ?
Mais je m’en vais. Je suis oiseau, j’aime l’espace.
Mais toi ? cette livrée ? est-ce un déguisement ?
Non, je suis déguisé quand je suis autrement.
Que dis-tu !
Comme en cet heureux temps de joie et de misère,
Où je vivais sans gîte, où le jour j’avais faim,
Où j’avais froid la nuit, où j’étais libre enfin !
— Quand tu me connaissais, j’étais un homme encore.
Tous deux nés dans le peuple, — hélas ! c’était l’aurore !
Nous nous ressemblions au point qu’on nous prenait
Pour frères ; nous chantions dès l’heure où l’aube naît,
Et le soir, devant Dieu, notre père et notre hôte,
Sous le ciel étoilé nous dormions côte à côte !
Oui, nous partagions tout. Puis enfin arriva
L’heure triste où chacun de son côté s’en va.
Je te retrouve, après quatre ans, toujours le même,
Joyeux comme un enfant, libre comme un bohème,
Toujours ce Zafari, riche en sa pauvreté,
Qui n’a rien eu jamais et n’a rien souhaité !
Mais moi, quel changement ! Frère, que te dirai-je ?
Orphelin, par pitié nourri dans un collège
De science et d’orgueil, de moi, triste faveur !
Au lieu d’un ouvrier on a fait un rêveur.
Tu sais, tu m’as connu. Je jetais mes pensées
Et mes vœux vers le ciel en strophes insensées.
J’opposais cent raisons à ton rire moqueur.
J’avais je ne sais quelle ambition au cœur.
À quoi bon travailler ? Vers un but invisible
Je marchais, je croyais tout réel, tout possible,
J’espérais tout du sort ! — Et puis je suis de ceux
Qui passent tout un jour, pensifs et paresseux,
Devant quelque palais regorgeant de richesses,
À regarder entrer et sortir des duchesses. —
Si bien qu’un jour, mourant de faim sur le pavé,
J’ai ramassé du pain, frère, où j’en ai trouvé :
Dans la fainéantise et dans l’ignominie.
Oh ! quand j’avais vingt ans, crédule à mon génie,
Je me perdais, marchant pieds nus dans les chemins,
En méditations sur le sort des humains ;
J’avais bâti des plans sur tout, — une montagne
De projets ; — je plaignais le malheur de l’Espagne ;
Je croyais, pauvre esprit, qu’au monde je manquais… —
Ami, le résultat, tu le vois : — un laquais !
Oui, je le sais, la faim est une porte basse :
Et, par nécessité, lorsqu’il faut qu’il y passe,
Le plus grand est celui qui se courbe le plus.
Mais le sort a toujours son flux et son reflux.
Espère.
Le marquis de Finlas est mon maître.
Je le connais. — Tu vis dans ce palais, peut-être ?
Non, avant ce matin et jusqu’à ce moment
Je n’en avais jamais passé le seuil.
Vraiment ?
Ton maître cependant pour sa charge y demeure ?
Oui, car la cour le fait demander à toute heure.
Mais il a quelque part un logis inconnu,
Où jamais en plein jour peut-être il n’est venu.
À cent pas du palais. Une maison discrète.
Frère, j’habite là. Par la porte secrète
Dont il a seul la clef, quelquefois, à la nuit,
Le marquis vient, suivi d’hommes qu’il introduit.
Ces hommes sont masqués et parlent à voix basse.
Ils s’enferment, et nul ne sait ce qui se passe.
Là, de deux noirs muets je suis le compagnon.
Je suis pour eux le maître. Ils ignorent mon nom.
Oui, c’est là qu’il reçoit, comme chef des alcades,
Ses espions ; c’est là qu’il tend ses embuscades.
C’est un homme profond qui tient tout dans sa main.
Hier, il m’a dit : — Il faut être au palais demain.
Avant l’aurore. Entrez par la grille dorée. —
En arrivant il m’a fait mettre la livrée,
Car l’habit odieux sous lequel tu me vois,
Je le porte aujourd’hui pour la première fois.
Espère !
Vivre sous cet habit qui souille et déshonore,
Avoir perdu la joie et l’orgueil, ce n’est rien.
Être esclave, être vil ; qu’importe ? — Écoute bien :
Frère ! je ne sens pas cette livrée infâme,
Car j’ai dans ma poitrine une hydre aux dents de flamme,
Qui me serre le cœur dans ses replis ardents.
Le dehors te fait peur ? si tu voyais dedans !
Que veux-tu dire ?
Fouille dans ton esprit. Cherches-y quelque chose
D’étrange, d’insensé, d’horrible et d’inouï.
Une fatalité dont on soit ébloui !
Oui, compose un poison affreux, creuse un abîme
Plus sourd que la folie et plus noir que le crime,
Tu n’approcheras pas encore de mon secret.
— Tu ne devines pas ? — Hé ! qui devinerait ? —
Zafari ! dans le gouffre où mon destin m’entraîne,
Plonge les yeux ! — Je suis amoureux de la reine !
Ciel !
Sous un dais orné du globe impérial,
Il est, dans Aranjuez ou dans l’Escurial,
— Dans ce palais, parfois, — mon frère, il est un homme
Qu’à peine on voit d’en bas, qu’avec terreur on nomme ;
Pour qui, comme pour Dieu, nous sommes égaux tous ;
Qu’on regarde en tremblant et qu’on sert à genoux ;
Devant qui se couvrir est un honneur insigne ;
Qui peut faire tomber nos deux têtes d’un signe ;
Dont chaque fantaisie est un événement ;
Qui vit, seul et superbe, enfermé gravement
Dans une majesté redoutable et profonde ;
Et dont on sent le poids dans la moitié du monde.
Eh bien ! — moi, le laquais, — tu m’entends, — Eh bien ! oui,
Cet homme-là ! le roi ! je suis jaloux de lui !
Jaloux du roi !
Puisque j’aime sa femme !
Oh ! malheureux !
Je l’attends tous les jours au passage. Je suis
Comme un fou. Ho ! sa vie est un tissu d’ennuis,
À cette pauvre femme ! — Oui, chaque nuit j’y songe ! —
Vivre dans cette cour de haine et de mensonge,
Mariée à ce roi qui passe tout son temps
À chasser ! Imbécile ! — un sot ! vieux à trente ans !
Moins qu’un homme ! à régner comme à vivre inhabile.
— Famille qui s’en va ! — Le père était débile
Au point qu’il ne pouvait tenir un parchemin.
— Oh ! si belle et si jeune, avoir donné sa main
À ce roi Charles deux ! Elle ! Quelle misère !
— Elle va tous les soirs chez les sœurs du Rosaire.
Tu sais ? en remontant la rue Ortaleza.
Comment cette démence en mon cœur s’amassa,
Je l’ignore. Mais juge ! elle aime une fleur bleue
— D’Allemagne… — Je fais chaque jour une lieue,
Jusqu’à Caramanchel, pour avoir de ces fleurs.
J’en ai cherché partout sans en trouver ailleurs.
J’en compose un bouquet ; je prends les plus jolies…
— Oh ! mais je te dis là des choses, des folies ! —
Puis à minuit, au parc royal, comme un voleur,
Je me glisse et je vais déposer cette fleur
Sur son banc favori. Même, hier, j’osai mettre
Dans le bouquet, — vraiment, plains-moi, frère ! — une lettre !
La nuit, pour parvenir jusqu’à ce banc, il faut
Franchir les murs du parc, et je rencontre en haut
Ces broussailles de fer qu’on met sur les murailles.
Un jour j’y laisserai ma chair et mes entrailles.
Trouve-t-elle mes fleurs, ma lettre ? Je ne sai.
Frère, tu le vois bien, je suis un insensé.
Diable ! ton algarade a son danger. Prends garde.
Le comte d’Onate, qui l’aime aussi, la garde
Et comme un majordome et comme un amoureux
Quel reître, une nuit, gardien peu langoureux,
Pourrait bien, frère, avant que ton bouquet se fane,
Te le clouer au cœur d’un coup de pertuisane. —
Mais quelle idée ! aimer la reine ! ah çà, pourquoi ?
Comment diable as-tu fait ?
— Oh ! mon âme au démon ! je la vendrais pour être
Un des jeunes seigneurs que, de cette fenêtre,
Je vois en ce moment, comme un vivant affront,
Entrer, la plume au feutre et l’orgueil sur le front !
Oui, je me damnerais pour dépouiller ma chaîne,
Et pour pouvoir comme eux m’approcher de la reine
Avec un vêtement qui ne soit pas honteux !
Mais, ô rage ! être ainsi, près d’elle ! devant eux !
En livrée ! un laquais ! être un laquais pour elle !
Ayez pitié de moi, mon dieu !
Ne demandais-tu pas pourquoi je l’aime ainsi,
Et depuis quand ?… — Un jour… — Mais à quoi bon ceci ?
C’est vrai, je t’ai toujours connu cette manie !
Par mille questions vous mettre à l’agonie !
Demander où ? comment ? quand ? pourquoi ? Mon sang bout !
Je l’aime follement ! Je l’aime, voilà tout !
Là ; ne te fâche pas.
Ou plutôt, va, fuis-moi. Va-t’en, frère. Abandonne
Ce misérable fou qui porte avec effroi
Sous l’habit d’un valet les passions d’un roi !
Te fuir ! — moi qui n’ai pas souffert, n’aimant personne,
Moi, pauvre grelot vide où manque ce qui sonne,
Gueux, qui vais mendiant l’amour je ne sais où,
À qui de temps en temps le destin jette un sou,
Moi, cœur éteint, dont l’âme, hélas ! s’est retirée,
Du spectacle d’hier affiche déchirée,
Vois-tu, pour cet amour dont tes regards sont pleins !
Mon frère, je t’envie autant que je te plains !
— Ruy Blas ! —
Voici l’argent :
Cette sombre figure écoutait à la porte.
Bah ! qu’importe, après tout !
Don Salluste, merci.
Vous allez suivre, alors qu’il sortira d’ici,
L’homme qui compte là de l’argent. — En silence,
Vous vous emparerez de lui. — Sans violence.
Vous l’irez embarquer, par le plus court chemin,
À Denia. —
Enfin, sans écouter sa plainte chimérique,
Vous le vendrez en mer aux corsaires d’Afrique.
Mille piastres pour vous. Faites vite à présent.
Rien n’est plus gracieux et plus divertissant
Que des écus à soi qu’on met en équilibre.
Frère, voici ta part.
Comment !
Prends ! viens ! sois libre !
Diable !
Non, mon sort est ici. Je dois y demeurer.
Bien. Suis ta fantaisie. Es-tu fou ? suis-je sage ?
Dieu le sait.
À peu près même air, même visage.
Adieu.
Ta main !
Scène QUATRIÈME.
Ruy Blas ?
Monseigneur ?
Quand vous êtes venu, je ne suis pas certain
S’il faisait jour déjà ?
J’ai remis au portier votre passe en silence,
Et puis je suis monté.
Vous étiez en manteau ?
Oui, monseigneur.
Ne vous a vu porter cette livrée encore ?
Ni personne à Madrid.
Cette porte. Quittez cet habit.
Une belle écriture, il me semble. — Écrivez :
Vous m’allez aujourd’hui servir de secrétaire.
D’abord, un billet doux, — je ne veux rien vous taire, —
Pour ma reine d’amour, pour dona Praxedis,
Ce démon que je crois venu du paradis.
— Là, je dicte. « Un danger terrible est sur ma tête.
« Ma reine seule — peut conjurer la tempête,
« En venant me trouver ce soir dans ma maison.
« Sinon, je suis perdu. Ma vie et ma raison
« Et mon cœur, je mets tout à ses pieds que je baise. »
Un danger ! la tournure, au fait, n’est pas mauvaise
Pour l’attirer chez moi. C’est que j’y suis expert.
Les femmes aiment fort à sauver qui les perd.
— Ajoutez : — « Par la porte au bas de l’avenue,
« Vous entrerez la nuit sans être reconnue.
« Quelqu’un de dévoué vous ouvrira. » — D’honneur,
C’est parfait. — Ah ! signez.
Votre nom, monseigneur ?
Non pas. Signez César. C’est mon nom d’aventure.
La dame ne pourra connaître l’écriture ?
Bah ! le cachet suffit. J’écris souvent ainsi.
Ruy Blas, je pars ce soir, et je vous laisse ici.
J’ai sur vous les projets d’un ami très sincère.
Votre état va changer, mais il est nécessaire
De m’obéir en tout. Comme en vous j’ai trouvé
Un serviteur discret, fidèle et réservé…
Monseigneur !
Je vous veux faire un destin plus large.
Où faut-il adresser la lettre ?
Je m’en charge.
Je veux votre bonheur.
« Laquais de monseigneur le marquis de Finlas,
« En toute occasion, ou secrète ou publique,
« M’engage à le servir comme un bon domestique. »
— Signez. De votre nom. La date. Bien. Donnez.
On vient de m’apporter une épée. Ah ! tenez,
Elle est sur ce fauteuil.
Il y va et prend l’épée.
Peinte et brodée au goût le plus nouveau qu’on voie.
Touchez. — Que dites-vous, Ruy Blas, de cette fleur ?
La poignée est de Gil, le fameux ciseleur,
Celui qui le mieux creuse, au gré des belles filles,
Dans un pommeau d’épée une boîte à pastilles.
Mettez-la donc. — Je veux en voir sur vous l’effet.
— Mais vous avez ainsi l’air d’un seigneur parfait !
On vient… oui. C’est bientôt l’heure où la reine passe. —
— Le marquis Del Basto ! —
Scène CINQUIÈME.
Je présente, marquis, mon cousin don César,
Comte de Garofa près de Velalcazar.
Ciel !
Taisez-vous !
Monsieur… charmé.
Saluez !
J’aimais fort madame votre mère.
Bien changé ! Je l’aurais à peine reconnu.
Dix ans d’absence !
Au fait !
Vous souvient-il, marquis ? oh ! quel enfant prodigue !
Comme il vous répandait les pistoles sans digue !
Tous les soirs danse et fête au vivier d’Apollo,
Et cent musiciens faisant rage sur l’eau !
À tous moments, galas, masques, concerts, fredaines,
Éblouissant Madrid de visions soudaines !
— En trois ans, ruiné ! — c’était un vrai lion.
— Il arrive de l’Inde avec le galion.
Seigneur…
Les Bazan sont, je crois, d’assez francs gentilshommes.
Nous avons pour ancêtre Iniguez d’Iviza.
Son petit-fils, Pedro De Bazan, épousa
Marianne De Gor. Il eut de Marianne
Jean, qui fut général de la mer Océane
Sous le roi don Philippe, et Jean eut deux garçons
Qui sur notre arbre antique ont greffé deux blasons.
Moi, je suis le marquis de Finlas ; vous, le comte
De Garofa. Tous deux se valent si l’on compte.
Par les femmes, César, notre rang est égal.
Vous êtes Aragon, moi je suis Portugal.
Votre branche n’est pas moins haute que la nôtre :
Je suis le fruit de l’une, et vous la fleur de l’autre.
Où donc m’entraîne-t-il ?
S’il est votre cousin, il est aussi le mien.
C’est vrai, car nous avons une même origine,
Monsieur De Santa-Cruz.
Don César.
Que ce n’est pas celui qu’on croyait mort.
Si fait.
Il est donc revenu ?
Des Indes.
En effet !
Vous le reconnaissez ?
Pardieu ! Je l’ai vu naître !
Le bon homme est aveugle et se défend de l’être.
Il vous a reconnu pour prouver ses bons yeux.
Touchez là, mon cousin.
Seigneur…
À Ruy Blas.
Charmé de vous revoir !
Vous le pouvez servir dans le poste où vous êtes.
Si quelque emploi de cour vaquait en ce moment,
Chez le roi, — chez la reine… —
J’y vais songer. — Et puis il est de la famille.
Vous avez tout crédit au conseil de Castille,
Je vous le recommande.
Comte de Garofa, près de Velalcazar.
Vous n’étiez pas hier au ballet d’Atalante ?
Lindamire a dansé d’une façon galante.
C’est très beau, comte d’Albe !
Un plus beau. Satin rose avec des rubans d’or.
Matalobos me l’a volé.
La reine approche !
Prenez vos rangs, messieurs.
Quand votre sort grandit, votre esprit s’amoindrit ?
Réveillez-vous, Ruy Blas. Je vais quitter Madrid.
Ma petite maison, près du pont, où vous êtes,
— Je n’en veux rien garder, hormis les clefs secrètes, —
Ruy Blas, je vous la donne, et les muets aussi.
Vous recevrez bientôt d’autres ordres. Ainsi
Faites ma volonté, je fais votre fortune.
Montez, ne craignez rien, car l’heure est opportune.
La cour est un pays où l’on va sans voir clair.
Marchez les yeux bandés ; j’y vois pour vous, mon cher !
La reine !
La reine ! ah !
Couvrez-vous donc, César. Vous êtes grand d’Espagne.
Et que m’ordonnez-vous, seigneur, présentement ?
De plaire à cette femme et d’être son amant.