Ruskin et la religion de la beauté/Partie 2/Introduction


ses paroles




Parmi tous les étonnements que provoque en nous cette physionomie, le plus grand sans doute est celui que nous cause sa popularité. Un philosophe qui se fait lire des foules, au xixe siècle, voilà qui n’est point banal. Mais si ce philosophe se trouve être un esthéticien, et si les œuvres d’art forment le sujet ou le prétexte de ses ouvrages, le phénomène devient tout à fait surprenant. Car de tous les genres littéraires la critique d’art est, par une singulière fortune, celui peut-être que les auteurs aiment le mieux aborder, mais dont les lecteurs se défient le plus, assurés qu’ils sont, par tant et de si décisives expériences, d’y trouver le plus souvent un verbiage pédant et superficiel. Et si, pour expliquer la popularité des livres ruskiniens et leur charme auprès des femmes mêmes et des enfants, on ajoute qu’à la vérité ils ne traitent point tous de questions d’art, mais parfois aussi des plus émouvants problèmes de l’économie politique, le phénomène devient miracle, et l’explication passe en étrangeté le fait.

Pour en trouver une meilleure, écoutons ses paroles. Écoutons-les non pas encore avec l’intention d’y découvrir une pensée directrice qui y circule et les coordonne, mais d’abord, sans système, au hasard, afin de guetter selon quels procédés neufs, sous quelles formes multiples, par quels détours inaperçus, Ruskin a fait courir à cette pensée esthétique, à cette religion de la beauté, le peuple le moins artiste de la terre. Écoutons-les toutes, sans distinction : paroles de la vingtième année et paroles de la soixante-seizième année, paroles destinées à prouver, paroles destinées à dépeindre, paroles destinées à émouvoir, paroles de l’écrivain, paroles du conférencier et paroles du guide, c’est-à-dire paroles qui viennent vous trouver au coin du feu d’hiver, alternant avec les crépitements des branches dans l’âtre, paroles qui furent prononcées dans une assemblée vibrante aux impres-sions réflexes sur l’orateur, ou paroles que vous lirez seulement au pied des monuments lointains, sur les marches des campaniles ou sur les rampes des montagnes, — paroles qui instruisent, paroles qui évoquent, paroles qui entraînent, ou au contraire vous arrêtent et vous retiennent immobiles sous une voûte cachant une immensité ou sur une tombe cachant un néant… En analysant quelques-unes de ces paroles, nous comprendrons peut-être pourquoi elles furent tant écoutées.