Ruskin et la religion de la beauté/Partie 1/Chapitre 3

CHAPITRE III

La franchise.


L’homme qui fît de telles choses est un homme souriant jusque dans ses douleurs, sympathique jusque dans ses tyrannies, noble jusque dans ses haines. Nous l’avons vu en extase, comme un personnage de l’Angelico, dans une prairie, ébloui par les fleurs. Nous l’avons vu combattant, comme un personnage de Michel-Ange, arrêtant, de ses muscles raidis, l’effort de toute une foule. Regardons-le maintenant, comme on regarde une figure d’Holbein, au repos, si calme qu’on peut compter toutes ses rides même les plus minuscules, si ouverte qu’on peut les lire, même les plus entrecroisées. Peut-être qu’en le considérant dans sa vie privée, dans ses rapports immédiats et personnels, nous trouverons que de celui-là aussi Dante eût pu dire : « Et si le monde savait quel cœur il eut, après l’avoir beaucoup loué il le louerait plus encore.... »

Mais le monde ne l’a pas su. Inquiet de cet enthousiaste qui bataillait, on l’a taxé d’intolérance, et suffoqué par sa joie naïve de se donner en témoin des beautés et des vérités qu’il annonçait, on a crié à l’orgueil. On a appelé contradictions les ardeurs de Ruskin pour toutes les vérités qu’il a cru découvrir les unes après les autres, inconstance ses affections pour toutes les grandes œuvres, tyrannie son zèle, égoïsme sa générosité. Si l’on veut être juste à la fois et compréhensif, on appellera tout cela d’un seul mot qui explique tout Ruskin et qui est le troisième grand trait de sa physionomie : la franchise.

« Être έλεύθερος, liber ou franc, dit-il quelque part, c’est d’abord avoir appris à gouverner ses passions, et alors, certain que sa propre conduite est droite, y persister envers et contre tous, contre l’opinion, contre la douleur, contre le plaisir. Défier l’opinion de la foule, la menace de l’adversaire et la tentation du diable, tel est chez toute grande nation le sens du mot : être libre, et la seule condition pour obtenir cette liberté est indiquée dans un seul verset des Psaumes : « Je marcherai en liberté parce que j’ai cherché tes préceptes ». Cette rude franchise, quand il l’applique aux autres, lui fait perdre quelquefois toute mesure et oublier toute politesse. Comme quelqu’un lui dit que ses ouvrages l’ont beaucoup intéressé, il répond durement : « Cela m’est bien égal qu’ils vous aient intéressé ! Vous ont-ils fait du bien ? » À une dame, présidente d’une société pour l’émancipation de la femme, qui lui demande son appui, il répond en français : « Vous êtes toutes entièrement sottes dans cette matière ». À des étudiants de Glascow qui veulent l’élire recteur contre M. Fawcett et le marquis de Bute, mais qui sollicitent de lui une explication sur ses idées politiques, qui désirent savoir au moins s’il est avec M. Disraeli ou avec M. Gladstone, il écrit : « Que diable avez-vous à faire, soit avec M. Disraeli, soit avec M. Gladstone ? Vous êtes étudiants à l’Université et vous n’avez pas plus à vous occuper de politique que de chasse au rat ! Si vous aviez jamais lu dix lignes de moi, en les comprenant, vous sauriez que je ne me soucie pas plus de M. Disraeli et de M. Gladstone que de deux vieilles cornemuses, mais que je hais tout libéralisme comme je hais Beelzébuth, et que je me tiens avec Carlyle, seul désormais en Angleterre, pour Dieu et pour la Reine ! » — Tout ce qu’il pense, il le dit, sans souci de l’effet produit, sans ménagement pour ses propres admirateurs. Un révérend endetté pour avoir bâti une église à Richmond s’avise-t-il de le solliciter ?

Il lui écrit :


Brantwood, Coniston, Lancashire, le 19 mai 1886.
Monsieur,

Vous me faites rire en vous adressant à moi, qui suis précisément l’homme du monde le moins disposé à vous donner un farthing ! La première chose que je dise aux hommes et aux enfants qui se soucient de mes conseils est : « Ne faites pas de dettes ! Mourez de faim et allez au ciel, — mais n’empruntez pas. Essayez d’abord de mendier, — je ne défendrais pas, si c’était réellement nécessaire, de voler. Mais n’achetez pas de choses que vous ne puissiez payer ! »

Et de toutes les espèces de débiteurs, les pieuses gens qui bâtissent des églises sans pouvoir les payer sont les plus détestables fous, à mon avis. Ne pouvez-vous pas prêcher et prier derrière une haie ou dans une carrière de sable, ou dans une charbonnière, d’abord ?

Et de toutes les variétés d’églises qu’on bâtit ainsi sottement, les églises bâties en fer sont pour moi les plus damnables.

Et de toutes les sectes de croyants, Hindous, Turcs, idolâtres de plumes, et adorateurs de Mumbo Jumbo, de soliveaux et de feu, qui ont besoin d’églises, votre moderne secte évangélique anglaise est pour moi la plus absurde, la plus entièrement inacceptable et insupportable ! Toutes choses qu’on aurait pu trouver dans mes livres, — et toute autre secte que la vôtre l’eût fait, — avant de me donner la peine de le récrire.

Toujours, néanmoins, et en disant tout cela, votre fidèle serviteur,

John Ruskin. -----


Voilà le côté abrupt de cette franchise, où il pousse plus de ronces que d’herbes bienfaisantes et nourricières. Encore faut-il noter que le maître ne se ménage pas plus lui-même qu’il ne ménage les autres. Bien souvent, dans les Præterita il parle des « folies et des absurdités » de sa jeunesse ; il raille le style pompeux des Modern Painters et du temps où s’il avait à dire à quelqu’un que sa maison brûlait, il n’eût jamais dit : « Monsieur, votre maison brûle » , mais : « Monsieur, la demeure dans laquelle je présume que vous avez passé les plus belles années de votre vie est consumée par les flammes... » Il réimprime hardiment ses textes défectueux, tout en confessant ses erreurs, et ayant parlé de M. Gladstone avec le sans-gêne que l’on sait, sans bien le connaître, il efface d’une édition suivante les phrases violentes, mais laisse un espace blanc, en souvenir du jugement injuste, dit-il, qu’il a porté. Il se rend justice et aussi à la vanité de la littérature. En 1870, lorsque ses amis l’adjurent d’écrire au roi de Prusse pour détourner les canons allemands des cathédrales gothiques de France, qu’il admire par-dessus toutes, il s’y refuse, appelant ses amis de « vains amis qui s’imaginent qu’un écrivain a quelque pouvoir d’intercession » auprès du souverain peu sentimental de la Germanie. Toutefois, il souscrit largement pour le fonds des subsistances pour Paris, avec l’archevêque Manning, John Lubbock et Huxley. Enfin, le jour où il lui semble que la critique d’art ne peut sérieusement améliorer l’art d’un pays, ni même rendre l’impression que des œuvres médiocres, il ne songe pas un instant qu’on pourra retourner cet aveu contre lui, contre les trente volumes où il a mis sa vie, et il proclame hautement ce qu’il vient de découvrir : « Vous m’avez envoyé chercher pour vous parler d’art et je vous ai obéi en venant. Mais la principale chose que j’aie à vous dire, c’est qu’on ne doit pas parler sur l’art. Aucun vrai peintre ne parle jamais, ni n’a jamais parlé beaucoup de son art. Le plus grand ne dit rien… » C’est là une des nombreuses phrases de ses livres qui ont fait crier à la contradiction et considérer le Maître des Pierres de Venise comme un Bonghi ou un Chamberlain de l’esthétique. Et en effet il s’est contredit, parce qu’il a pensé des choses différentes sur le même sujet à différentes époques. Nous en sommes tous là, seulement nous ne les disons point. Puis nous ne commençons pas, d’ordinaire, à imprimer dès quinze ans, et ceux d’entre nous qui écrivent encore à soixante-huit ans avec toute leur vigueur d’esprit sont rares. Ruskin s’est hâté de dire ce qu’il pensait, sans retenue, et il n’a cessé de penser. Il n’a pas attendu pour écrire d’être sûr que ses idées fussent fixées, et plus tard il ne s’est point privé d’écrire quand il s’est aperçu qu’elles ne l’étaient point. Partout où il a cru voir luire une lumière nouvelle, il a marché vers elle. S’étant parfois avancé sans prudence, il a reculé sans honte, n’ayant en vue qu’une chose : la vérité. Sa faiblesse serait le lot de bien des auteurs s’ils avaient sa franchise. Chacun de nous se contre-pense ; ne le blâmons pas trop s’il s’est contredit.

Mais voici où sa franchise devient bienfaisante. C’est lorsqu’elle lui ouvre les yeux sur les misères qui environnent la tour d’ivoire du dilettante, de l’esthéticien, et sur le devoir précis où il est de sortir et de les secourir. Nous avons vu le côté de la franchise qui mène à la diatribe : voyons celui qui mène à la charité. En mars 1863, se trouvant dans les Alpes, à Mornex, au milieu de paysages reposants et splendides, Ruskin s’interroge et se demande s’il a le droit de jouir en paix de sa passion pour la nature. Il écrit à un ami : « La solitude est très grande et cependant la paix dans laquelle je vis à présent est seulement semblable à celle où je me trouverais si j’étais enterré dans une touffe d’herbe sur un champ de bataille arrosé de sang, car si peu que je relève la tête, le cri de la terre est dans mes deux oreilles… Je suis très mal et tourmenté entre le désir du repos et de la vie heureuse et le sens de ce terrible appel du crime humain à qui il faut résister et de la misère humaine qu’il faut secourir... » Alors il s’arrache aux contemplations égoïstes ; il songe qu’il y a des paysans dans les paysages et non pas seulement des paysagistes. Il ne regarde plus Turner. Il lit les économistes, les trouve absurdes dans leur satisfaction universelle, et va tenter en plein Manchester un fougueux assaut contre la théorie du « laissez faire, laissez passer... ». Il écrit sa Fors Clavigera, lettre mensuelle adressée aux travailleurs de toutes les classes, et y développe ses doctrines sociales. Mais il n’est pas de ceux qui croient avoir agi quand ils ont parlé. Il reconnaît loyalement qu’il s’est trompé en donnant des conseils au lieu de donner l’exemple. C’est alors qu’il fonde et soutient la Saint-George’s Guild ; qu’il donne à miss Octavia Hill des maisons pour l’œuvre des logements ouvriers; qu’il subventionne de tous côtés les entreprises sociales. Un jour vient où les cinq millions que lui a laissés son père ont disparu, transformés en bijoux dans les musées et en pain dans les taudis. Il prend alors ses Turner et les jette héroïquement dans le gouffre de la misère. Ceci est l’occasion d’une noble manifestation de ses admirateurs , qui se cotisent pour sauver un ou deux chefs-d’œuvre du naufrage. Ils ne sauvent pas le magnifique Napoléon de Meissonier qui ornait sa chambre et qui disparaît avec le reste. Mais tant qu’il n’a pas tout donné, il ne croit pas avoir assez fait encore, ni payé sa « rançon ». La terrible franchise qui, chez lui, prend toute liberté s’exhale en termes très vifs : « Je suis là, essayant de réformer le monde, dit-il un jour à un de ses amis dans son appartement d’Oxford, et cependant je devrais commencer par moi-même. J’essaie de faire l’œuvre d’un saint Benoît, mais il faudrait que je fusse un saint. Et cependant je suis là à vivre entre un tapis de Turquie et un Titien et à boire autant de thé — là-dessus il en prit une seconde tasse — que je puis en avaler ! »

C’est justement ce dont nous nous apercevons, lui a écrit une fois une dame de ses disciples. J’adhérerai à la compagnie de Saint-Georges quand vous y adhérerez vous-même. Par-dessus tout, vous nous recommandez de remplir nos devoirs envers notre terre natale , envers notre province, nos champs et d’y vivre, en les cultivant. Or, pardonnez mon indiscrétion, mais où sont votre maison et votre jardin ? Je sais que vous avez acheté des demeures, mais vous n’y demeurez pas. Presque chaque mois, vous datez vos lettres d’un endroit nouveau — qui est un rêve de délices pour nous, — tandis que nous autres, nous restons attachés à la maison, veillant sur les vies qui nous sont confiées. Et lorsque nous lisons vos reproches, il nous semble que nous sommes des soldats dans les tranchées de Sébastopol, recevant des ordres de leur général qui est à dîner à son club à Londres. De plus, je suis tout à fait d’accord avec vous pour détester les chemins de fer, mais je vous soupçonne d’en user et quelquefois de les prendre. Moi, je ne le fais jamais. Vous êtes, dans vos livres, comme un clergyman en chaire. Il peut invectiver la congrégration et la congrégation ne peut répondre. Mais voici qu’elle répond !…

À cette vive attaque, le prophète ne se dérobe pas. Il insère la lettre de la congréganiste récalcitrante dans le plus prochain numéro de Fors et y répond :

On m’accuse de n’avoir pas de home. C’est trop vrai. Mais c’est parce que mon père, ma mère et ma nourrice sont morts, parce que la femme dont j’espérais faire ma femme est mourante et parce que l’endroit où j’aurais rêvé de demeurer est rendu matériellement inhabitable par la violence des voisins, — c’est-à-dire par la destruction des champs dont jjavais besoin pour penser et de la lumière dont j’avais besoin pour travailler… Quant aux chemins de fer, j’en use constamment, chère madame, peu d’hommes en usent plus que moi. J’use de chaque chose qui passe à ma portée. Si le diable se tenait à mon côté en ce moment, je m’en servirais comme d’une note noire dans un tableau. La sagesse de la vie consiste à empêcher tout le mal qu’on peut et à user de celui qui est inévitable, dans le meilleur but possible. J’utilise ma maladie pour un travail que je dédaigne dans la santé ; j’utilise mes ennemis pour l’étude de la philosophie, de la bénédiclion et de la malédiction, et les chemins de fer pour tout ce qu’ils peuvent m’apporter d’aide, — attendant toujours, plein d’espoir, le moment où l’on trouvera leurs quais enterrés, comme tes anciens camps romains, — dans nos champs anglais…

L’ironie résiste mal à ce cri de douleur, mais le Maître n’a rien caché de ce qui pouvait alimenter la verve sans cesse renaissante de ses détracteurs.

Il devait porter cette éclatante et pénétrante loyauté d’observation dans les profondeurs de la conscience et du cœur, là où sont les sentiments inavoués et les doutes inexplorés, là où toute lumière blesse et où toute blessure tue. Il devait l’appliquer aux deux choses qui souffrent le moins l’analyse : la foi et l’amour. Son premier amour, il l’a disséqué dans ses Præterita en termes froids et mordants comme l’acier : « J’admire, s’écrie-t-il avec le regret d’un passionné, quelle sorte de créature je serais devenu, si à ce moment l’amour avait été avec moi au lieu d’être contre moi, si j’avais eu la joie d’un amour permis et l’encouragement incalculable de sa sympathie et de son admiration ! » mais il ajoute aussitôt loyalement envers la destinée : « De telles choses ne sont pas permises dans ce monde. Les hommes capables de la plus haute passion imaginative sont toujours secoués par elle sur des vagues furieuses. Ceux qui peuvent y trouver une eau tranquille et non brûlante sont d’une autre espèce.... » — Sa foi, il croyait la posséder encore, sinon telle qu’il l’avait puisée dans la lecture des Psaumes sous les groseilliers de Herne Hill, du moins telle que son admiration pour George Herbert et les Vaudois l’avait faite. Il se rappelait bien qu’un dimanche, à Gap, il avait « rompu le sabbat », en ascensionnant, après le service, dans les montagnes aimées. Et cette victoire de sa passion pour la nature sur ses devoirs religieux lui était demeurée un souvenir cruel. Douze ans après, il avait osé dessiner le dimanche. Puis le dégoût des étroitesses des sectes, qu’on lui avait appris à aimer, la vue de plus en plus nette des beautés esthétiques du catholicisme qu’on lui avait appris à abhorrer, les doutes que la science sème sur nos chemins à tous, l’avaient plongé dans cette incertitude que Mallock, son disciple, a dépeinte dans sa New Republic : « Suis-je un croyant ? Non, car je suis un sceptique aussi. Autrefois je pouvais prier chaque matin et j’allais à mon travail de la journée, raffermi et réconforté. Mais maintenant je ne peux plus prier. Vous avez emporté mon Seigneur et je ne sais où vous l’avez mis.... » C’est au plus dur moment de cette torture incessante, mais inavouée, que, par un étrange hasard, l’amour vint le forcer à voir clair en lui-même et à faire de sa franchise l’usage qu’il redoutait le plus. Il était à Oxford. Une jeune femme pour laquelle son attachement était connu et qui passait même pour sa fiancée, se mourait. Elle avait des sentiments religieux qui s’étaient ravivés durant les dernières années de son existence et, depuis longtemps déjà, elle ne voulait plus songer au mariage projeté avec « l’incrédule ». Il demanda à la revoir. Mourante, elle lui fit faire, à son tour, cette question : « Êtes-vous au moins encore assez croyant pour dire que vous aimez Dieu plus que moi? » — Il regarda attentivement à l’horizon de sa pensée. Comme le marin durant une traversée obscure, il ne voyait briller aucun feu de salut, ni sur les rives du Presbytérianisme qu’il venait de quitter, ni sur celles du « Christianisme catholique[1] » où il allait aborder quelques années plus tard. Loyalement, héroïquement, il répondit : Non ! Et la porte resta fermée sur lui.

L’homme qui se dénonce à lui-même si franchement ses propres faiblesses n’hésite pas à se réjouir de son œuvre, quand il la croit bonne. Et c’est encore de la modestie, sinon comme l’entend l’hypocrisie mondaine, du moins comme on peut l’entendre avec lui. Pour Ruskin, en effet, la modestie ne consiste nullement à douter de sa propre capacité ou à hésitera soutenir son opinion, mais à bien comprendre la relation qu’il y a entre ce dont on est capable et ce dont les autres sont capables, à mesurer exactement, et sans l’exagérer, sa propre valeur. « Car modestie est la vertu des modes ou limites, Arnolfo reste modeste en disant qu’il peut bâtir un beau dôme à Florence. Dürer aussi en écrivant à quelqu’un qui a trouvé une faute dans son œuvre : « Cela ne peut pas être mieux fait », car il le voyait clairement, et dire autrement eût été manquer de franchise. La personne vraiment modeste admire d’abord les autres avec ses yeux pleins d’émerveillement ; elle est si enchantée d’admirer les œuvres des autres qu’elle ne prend pas le temps de se lamenter sur les siennes ; et ainsi, connaissant le doux sentiment du contentement, sans tache, elle ne craint pas de se complaire à sa propre droiture comme à celle des autres, mais dit simplement : « Que ce soit de moi, ou de vous, ou de tout autre, peu importe ! Cela aussi est bien. » — En écrivant ces lignes, Ruskin a cru graver sa pensée : il a reflété sa physionomie. Car nul ne fut moins avare d’admiration, ni plus prodigue d’encouragement. Les Modern Painters furent « respectueusement » dédiés non à un prince, non à un grand écrivain, mais « aux paysagistes de l’Angleterre, par leur sincère admirateur ». — « Si vous comparez, dit très bien M. Collingwood, la carrière de Ruskin, comme critique, à celles des Jeffries et des Giffords, vous trouverez que s’il a fait des erreurs, ce furent toujours celles d’encourager trop facilement, jamais de décourager trop vite. » Ce n’est peut-être pas là un titre aux yeux de nos jeunes critiques, fort enclins à rayer d’un trait de plume la somme de toute une vie de travail chez un artiste, mais c’est une leçon pour eux. Si, par hasard, Ruskin se croyait en conscience obligé de maltraiter un artiste dont il estimait le caractère, il le maltraitait, mais en même temps il lui écrivait une lettre particulière pour lui en exprimer ses regrets et lui témoigner l’espérance que « cela ne ferait aucune différence dans leur amitié ». Ce qui lui attira cette réponse d’un de ces artistes : « Cher Ruskin, la première fois que je vous rencontrerai, je vous assommerai, mais j’espère que cela ne fera aucune différence dans notre amitié ».

L’entrain et la naïveté de ses admirations sont proverbiales. À chaque artiste nouveau qu’il étudie, à chaque œuvre importante qu’il analyse, il prescrit à ses auditeurs de se souvenir que cet artiste est le plus grand qui ait jamais vécu, cette œuvre la plus parfaite, sans lui-même se souvenir qu’il a déjà donné cette place unique à cent autres de la même espèce. Pendant un certain temps, ce fut une mode, à Oxford, parmi les profanes, de demander aux ruskiniens : « Quel est le plus grand peintre de tous les siècles, aujourd’hui ? Hier, c’était Carpaccio… » Le professeur s’enthousiasmait aussi pour les œuvres de ses élèves, leur attribuant mille mérites imaginaires, déclarant, par exemple, qu’il avait rencontré une jeune Américaine qui dessinait admirablement, si bien qu’après avoir dit jadis qu’aucune femme ne pourrait bien dessiner, il était tenté de penser que nul ne pourrait dessiner, sinon les femmes. Et le même jour, il avait découvert deux jeunes Italiens, à ce point pénétrés de l’esprit de leur art primitif, que « jamais mains semblables ne s’étaient posées sur un papier depuis Luini et Léonard… ».

Cet enthousiasme s’exhale quelquefois en éclats comiques. On conçoit quel est le dédain du maître pour l’instruction qu’on donne d’ordinaire dans les écoles populaires, pédante et dogmatique, sans souci de former l’habileté manuelle ni d’exciter le goût esthétique chez l’ouvrier. Un jour, un maçon occupé à bâtir quelque annexe à Brantwood manque d’argent et lui demande une avance. Rnskin la lui donne, puis lui présente un reçu pour qu’il le signe. Beaucoup d’hésitation et d’embarras suivent ce geste si simple, et l’ouvrier finit par dire, en son dialecte : Ah mun put ma mark ! Il ne savait pas écrire ! Alors Ruskin se lève, tend les deux mains au maçon stupéfait et lui dit : « Je suis fier de vous connaître ! Je comprends maintenant pourquoi vous êles un parfait ouvrier ! »

À certains de ces traits, inattendus et paradoxaux, on pourrait parfois s’imaginer que la physionomie du maître est un masque et son originalité une parure dont il s’enveloppe, à la façon des Esthétes, ses ennemis personnels, qu’il a très fort et très constamment blâmés. Il n’en est rien. Sa franchise, en même temps qu’elle lui inspira les plus absolues contradictions et les plus étranges violences, l’a gardé de toute affectation. Aucun homme ne vécut plus bourgeoisement de la vie de famille, de gentleman former, de voisin aimable et attentif, conservant sa glacière bien froide et sa serre bien chaude pour donner de la glace ou du raisin aux habitants du village, lorsqu’ils en ont besoin, mais ne mettant rien ni dans son costume, ni dans ses manières, ni dans sa maison, qui puisse les étonner. Aucune recherche « esthétique » de costume, de mobilier, ni d’architecture. Il n’a ni sur la tête le grand feutre de William Morris ni à la main le tournesol de Cyril et de Vivian. Il aime que chaque chose soit belle, mais avant tout appropriée à son usage : « N’employez pas des charrues d’or, ni ne reliez des livres de comptes avec de l’émail. Ne battez pas le blé avec des fléaux sculptés ; ne mettez pas de bas-reliefs sur des meules de moulin », dit-il à ses disciples. Il vit dans les meubles d’acajou de ses parents. Lorsqu’il a fait construire le moulin de Saint-Georges, à Laxey, il a songé à ce qu’il fût solide et confortable, pour remplir honnêtement son métier de moulin et n’y a mis aucun ornement. Sa propre habitation de Brantwood est simple, carrée, commode, tapissée de plantes grimpantes, mais sans aucune recherche de style. Rien n’y est de mauvais goût, mais rien n’y est affecté.

Cette simplicité souriante et cette modestie personnelle ont frappé, de tous temps, ceux qui l’ont approché, dans l’intimité. « Je vous dirai, écrit M. James Smetham à un ami — après une visite à Denmark Hill, en 1858 — qu’il a une grande maison avec une loge, un valet de chambre, un valet de pied et un cocher et de grandes salles, resplendissantes de tableaux, principalement des Turner. Son père est un beau vieux gentleman avec un gros toupet de cheveux gris, des sourcils tout hérissés et en éveil, qui a une manière confortable de venir à vous avec ses mains dans ses poches et de vous mettre à votre aise, en répondant à vos remarques : « Oui, les œuvres en prose de John sont assez bonnes ». Sa mère est une vieille dame de soixante-quinze ans, haute en couleur, digne et fort richement vêtue, qui connaît Chamonix mieux que Camberwell, évidemment une bonne vieille dame. Elle malmène « John » et soutient ses propres opinions, le contredit ouvertement ; et il reçoit tout cela avec un respect doux et une gentillesse qui font plaisir à constater. — Je voudrais pouvoir vous reproduire une bonne impression de « John » et vous donner l’idée de sa parfaite douceur et modestie. Certainement il s’emporte parfois en faisant une remarque, et en vous contredisant, mais seulement parce qu’il croit que c’est la vérité, sans aucun air de dogmatisme ou de vanité. Il est différent at home de ce qu’il est dans une conférence, devant un public mélangé, et il y a une spirituelle douceur dans l’expression à demi timide de ses yeux ; et en vous saluant comme en buvant avec un (si j’ai bien entendu) : « À votre santé ! » il avait un regard qui m’a suivi,… un regard comme mouillé de larmes… »

Mais, dans une conférence, en public, il ne charme pas moins ses auditeurs par cette espèce de magnétisme personnel, qui lui fît tant d’amis parmi les ouvriers de Londres ou les paysans de Coniston. Regardons-le monter dans la chaire d’Oxford, en 1870 par exemple. Depuis longtemps la salle est bondée, tous les coins pris d’assaut par les étudiants qui, pour l’entendre, ont déserté les autres cours, ou leurs luncheons, ou, ce qui est à peine croyable, leur cricket. Il y en a dans les fenêtres, il y en a sur les armoires. Çà et là, des dames, parfois aussi nombreuses que les étudiants, des Américaines qui ont passé l’Atlantique pour voir celui que Carlyle appelle l’ethereal Ruskin. Les portes restent ouvertes, bloquées par la foule qui reflue au dehors. Quand le maître paraît, tout Oxford l’acclame. Ceux qui ne l’ont jamais vu se hissent sur la pointe du pied et aperçoivent un homme grand et svelte qu’un cortège de disciples accompagne, comme un philosophe d’Athènes. Ce n’est peut-être pas très régulier, mais il semble occuper la chaire de l’irrégularité. Les cheveux, longs et touffus, sont blonds ; les yeux, d’un bleu lumineux, changeants comme les flots, la bouche fine, ironique, plus mobile que l’arc qui lance le trait, le teint vif, les sourcils forts. Toute la physionomie également faite pour l’enthousiasme et le sarcasme, pour refléter la passion qui consume ou la contemplation qui apaise : figure de batailleur et d’extasié. Il salue légèrement et cérémonieusement, échange des signes avec ses amis épars dans l’assistance, dispose autour de lui une foule de menues choses bizarres : des minéraux, des monnaies, des dessins, des photographies, des « diagrammes », comme il les appelle, pour servir à sa démonstration, puis il rejette sa longue robe noire de professeur et il semble que son orthodoxie universitaire s’en aille avec elle. Il apparaît vêtu d’une redingote bleue, avec des poignets blancs épais, un col entonnoir, à la Gladstone, une lourde cravate bleue, sa marque distinctive, tenue simple d’ailleurs, sans bagues ni breloques, mais d’une élégance grave et surannée.

Il parle et tout d’abord on croit qu’un clergyman s’est introduit dans la salle et fait une lecture sacrée. C’est qu’il lit en effet des passages écrits avec soin : il cadence ses phrases, balance ses périodes, contient ses mains, éteint ses regards. Peu à peu toutefois, en se relisant, il se ranime. Son exaltation lui revient comme au jour où il écrivit. Il oublie de regarder les feuilles mortes qui sont là, sur sa table, et regarde les figures vivantes des auditeurs. L’approuvent-ils jusqu’ici ? Il ne peut continuer sans le savoir. Il le leur demande, leur fait lever les mains en signe d’assentiment. Enhardi, il attaque le fond du sujet, improvise, s’arrête, montre ses diagrammes. C’est, par exemple, une tête de lion d’un sculpteur pseudo-classique, à laquelle il oppose une tête de tigre du Zoological garden, dessinée par Millais. À la vue des contrastes, on éclate de rire. Mais ce n’est point assez : il faut donner une idée pittoresque des choses. Alors le maître se livre : il perd toute retenue. S’il parle sur les oiseaux, il contrefait celui qui s’envole et celui qui se pavane. S’il explique que la gravure est l’art de l’égratignure, il imite le chat donnant un coup de griffe. L’auditoire huerait tout autre que lui, mais on sent qu’il agit sous l’empire d’une idée. Il ne déclame pas : il clame sa vérité, celle qu’il a découverte tout à l’heure : il ne se montre pas, il démontre. Il entasse les observations : il multiplie les arguments. Botanique, géologie, exégèse, philologie, tout lui est bon pour prouver sa thèse. À ce moment il ne plaide plus : il prophétise, et les gens qui prennent des notes renoncent à les coudre entre elles. Il a perdu son plan, mais il a gagné son auditoire. Cette série confuse de pensées claires et ingénieuses, intrigue et subjugue. Est-ce instinct ? Est-ce science ? Est-ce rouerie ? Est-ce génie ? On ne sait, mais on écoule et l’on suit avec joie, quoique dans des cahots perpétuels, cette route qui tourne sans cesse, et, à chaque tournant, nous fait apercevoir une vallée nouvelle, un horizon inattendu. Enfin l’on sent qu’on arrive, qu’on s’élève, la vue s’étend de plus en plus, et, au milieu des applaudissements, la conférence, commencée sur un détail microscopique, finit sur une idée générale. — De l’humble village caché au creux d’un vallon, votre guide, l’edelweiss au chapeau, vous a conduit, par mille lacets, sur quelque haut sommet d’où l’on découvre le monde…

Mais le guide, un jour, s’est arrêté au pied de ces montagnes tant de fois conquises. Et voici comment apparaît maintenant le vieillard dont la voix ne retentit plus en public, vu dans sa retraite de Brantwood adossée à des rochers et à des bois sauvages (brant-wood), au bord du lac de Coniston où il est venu vivre après la mort de ses parents, parce que rien n’y trouble ses rêves : « Ruskin, écrit Mme Thackeray Ritchie, me paraît avoir été moins pittoresque jeune homme que maintenant dans ses derniers jours. Peut-être les cheveux gris ondoyants lui vont-ils mieux que les sombres boucles, mais les yeux ardents, parlants, doivent avoir toujours été les mêmes, ainsi que les tons de cette voix délicieuse avec sa prononciation légèrement étrangère de l’« r » qui nous sembla si familière la seconde fois qu’il nous reçut à Coniston, longtemps, longtemps après notre première rencontre. Le voyant après quinze ans, je fus frappée du changement en mieux qui s’était fait en lui, de l’aspect brillant, éclatant, sauvage, qu’un homme acquiert en vivant parmi les bois et les montagnes et les pures brises… Ce soir-là, le premier que nous passâmes à Brantwood, les salles étaient éclairées par les rayons obliques du soleil couchant que reflétait le lac. Mme Severn (la cousine de Ruskin) s’assit à sa place, derrière une fontaine à thé, d’argent, tandis que le maître de la maison, tournant le dos à la fenêtre, dispensait cet aliment spirituel et temporel que peuvent seuls se figurer ceux qui ont été ses hôtes : du beau pain de froment et des gâteaux écossais en couronnes et en croissants craquants ; et une truite du lac et des fraises, telles qu’elles croissent seulement sur les pentes de Brantwood. Étaient-ce là des coupes de thé seulement ou des coupes de fantaisie, de sentiment, d’inspiration ? Et tout en croquant et en buvant à longs traits, nous prêtions l’oreille à un certain chant impossible à décrire, passant des notes graves qui le commencèrent aux vibrations les plus douces et les plus charmantes… Comment se rappeler une jolie causerie qui est finie ? Vous pouvez vous rappeler la chambre où elle eut lieu, la forme des fauteuils, mais la causerie prend des ailes et disparaît… Le texte était que les fraises doivent être mûres et douces, que là était un critérium qu’on pouvait appliquer aux qualités de chaque détail de la vie, et ce critérium, avec une certaine malice gracieuse, hospitalière, spirituelle, impitoyable, il commença de l’appliquer à une chose, à une personne et à une autre, aux toilettes, aux aliments, aux livres.... »

Ce grand charmeur a déjà ses légendes. On dit qu’un jour, étant entré par hasard chez un joaillier, à Londres, il fut reconnu et qu’on étala devant lui toutes les pierres précieuses en le priant d’en révéler les mystères. Alors debout, au milieu des acheteuses attentives, l’auteur de Deucalion parla. Il parla avec la science du nain qui ravit l’or du Rhin, mais avec le charme des ondines qui le gardaient. Il dit et le secret du rubis — en héraldique gueules — qui est la rose persane, couleur d’amour, de joie et de vie sur la terre, la fleur dont le bouton servit de modèle à l’alabastre de parfum versé par Madeleine aux pieds du Sauveur ; et le secret du saphir — en héraldique azur — qui est le type de l’amour et de la joie dans le ciel, pierre semblable au rubis, mais d’une autre couleur : « sous ses pieds était une plinthe de saphir », dit l’Écriture ; et le secret de la perle, qui est la soumission de la lumière, symbole de la patience, couleur de la colombe qui apporte la nouvelle que les eaux sont soumises — la Marguerite, en héraldique normande — le gris, couleur inférieure en blason, mais d’un grand prix, car l’humilité ouvre les portes du paradis et l’on a dit que les murs en étaient de jaspe, mais que chaque porte était formée d’une perle. Il conta leurs naissances obscures et lentes au sein de la terre ou des mers, puis se tournant vers les belles mondaines, il leur dit quelque chose comme ceci :

Est-ce sensé de mettre nos affections en ces pierres, de les aimer, de les tenir pour précieuses ? Oui, certainement, pourvu que ce soient elles que nous aimions et que nous tenions pour précieuses, elles et non nous-mêmes. Adorer une pierre noire parce qu’elle est tombée du ciel peut ne pas être tout à fait sage, mais c’est à mi-chemin de la sagesse, qui est d’adorer le ciel même. Il n’est pas tout à fait fou de penser que les pierres voient, mais il l’est tout à fait de penser que les yeux ne voient pas. Il n’est pas tout à fait fou de penser que le jour où l’on réunira les joyaux, les murs du palais seront maçonnés de vie sur eux comme sur leur pierre angulaire, mais il est fou de croire que le jour de la dissolution, les âmes du globe tomberont en poussière, avec l’émeraude, et qu’aucune spiritualité ne restera, impavide, sur les ruines. Oui, belles dames, aimez les bijoux et prenez soin d’eux, mais aimez vos âmes plus encore et prenez-en soin pour le jour où le Maître rassemblera tous ses joyaux !

Les belles clientes du joaillier écoutaient encore ces paroles que ne leur avait dites aucun de leurs danseurs : le prophète n’était plus là. Il s’était acheminé vers un grill-room, et comme, tout en lunchant, il continuait de parler, peu à peu les assistants laissèrent leurs sandwiches et leurs buns et se groupèrent autour de lui, silencieux, pour recevoir cet aliment spirituel qu’il leur dispensait.

Ainsi la légende veut qu’il n’ait pas enseigné seulement dans les synagogues, mais aussi sur les places publiques, au milieu de la vie profane et de ses soins vulgaires. Elle veut aussi qu’il apparût soudainement là où il y avait une âme d’artiste à réconforter, un enthousiasme à ne pas laisser éteindre. Un malin, au Louvre, deux lecteurs assidus de ses œuvres, mais ignorants de ses traits, se trouvaient devant les Pèlerins d’Emmaüs que l’un d’eux s’appliquait à copier. Un vieillard s’approche, lie conversation, leur parle du tableau de Rembrandt, leur avoue qu’il l’a copié lui-même autrefois, s’anime, semble rajeunir au souvenir des temps héroïques de l’art, et voici que dans ses yeux passe un éclair qui les fait frissonner… Puis il les invite à déjeuner à son hôtel et ce n’est qu’en rompant le pain qu’ils découvrent que le Maître est devant eux : Ruskin ! Et sûrement ils se disent en s’en allant, comme les pèlerins du vieux tableau qu’ils contemplaient deux heures auparavant : « Notre cœur n’était-il pas ardent quand il parlait et qu’il nous expliquait les Esthétiques saintes ? »

On conte enfin qu’une nuit, à Rome, Ruskin, rêva qu’il était devenu frère franciscain et qu’il se dévouait à cette grande communauté qu’il a célébrée dans son chapitre sur Santa Croce. Peu de temps après ce songe, comme il montait l’escalier du Pincio, il s’entendit implorer par un vieux mendiant assis sur les marches. Il lui donna son offrande et allait continuer sa route, lorsque le mendiant lui saisit la main pour la baiser. Ruskin alors se penche vivement et embrasse le vieillard. Le lendemain, il voit entrer chez lui ce loqueteux, les larmes aux yeux, qui le prie d’accepter une relique précieuse, un morceau de drap brun, ayant appartenu, assure-t-il, à la robe de saint François. N’était-ce pas le saint lui-même, dit un biographe, qui était apparu à son disciple dans l’art d’interpréter les voix de la nature ? Quoi qu’il en soit, Ruskin se rappela son rêve et courut aussitôt en pèlerinage au couvent du saint d’Assise, rêvant d’y faire de grandes choses. On était au temps des fauchaisons. Il y fit les foins.

Il ne pouvait mieux choisir son patron, et nous ne pouvons l’assimiler à un plus pur modèle. Comme saint François, Ruskin fit de jolis miracles. Il fit écouter sa philosophie non des oiseaux à la vérité, mais des femmes du monde, — ce qui est peut-être plus difficile. Il ne fit pas pousser des roses sur la neige, mais il mit dans les froides âmes britanniques ces fleurs vermeilles de l’enthousiasme qu’on est maintenant surpris d’y rencontrer. Il ne commanda pas aux saisons, mais un jour qu’il avait demandé que les peintres fissent des pommiers en fleurs, toutes les murailles de l’Academy se couvrirent de pommiers en fleurs. On le raconte ainsi du moins, et le souvenir attendri que le maître a laissé chez les uns, les sourires extasiés qu’il a semés sur les lèvres des autres, ont peut-être fait naître bien des légendes. Mais ce n’est pas un sort commun, même chez les grands hommes, que de s’envelopper vivants du voile gracieux des légendes. Les nuages ne s’assemblent d’ordinaire qu’autour des plus hauts sommets.

Peut-être le sommet de Coniston, l’Old man of Coniston, nous paraîtra-t-il plus haut encore, quand la mort aura aux nuées profanes de la fiction ajouté sa suprême et sainte obscurité. Peut-être alors les touristes innombrables, pour lesquels Ruskin changea en pains les pierres de Venise et en fleurs les joyaux de Pallas Athéné, voudront-ils voir le lieu où a vécu l’homme qui fit vivre tant d’âmes, où a brillé le feu où se sont allumés tant de flambeaux. Peut-être alors les chemins de fer qu’il a si fort combattus y amèneront-ils de toutes les parties du monde ces pèlerins de l’Esthétique. Peut-être enfin, si, comme tout le présage, le laid triomphe avec la science sa complice, et l’économie politique son alliée, nous considérerons comme un personnage fabuleux celui qui lutta seul, contre tout un monde, non pour la vérité qui a ses prophètes, non pour la justice qui a ses apôtres, non pour la religion qui a ses martyrs, mais pour celle de toutes les idées qui n’a pas eu d’autres champions et ne connaîtra peut-être plus d’autres victoires, — pour la beauté.


  1. Dans le sens le plus large. Il est évident qu’il ne s’agit pas ici de l’Église catholique romaine.