Ruskin et la religion de la beauté/Partie 2/Chapitre 1

CHAPITRE I

L’analyse.


On dit qu’en 1851, des fermiers de l’Écosse voyant aux devantures des librairies une brochure intitulée : Notes sur la construction des bergeries, par John Ruskin, et pensant y trouver quelques utiles conseils pour procurer un logement sain à leurs moutons, donnèrent leurs deux shillings et emportèrent la brochure. Ils y trouvèrent une thèse théologique, prêchant la doctrine d’ « un seul troupeau et un seul pasteur », et se terminant par l’espoir que l’Angleterre deviendrait une nouvelle Jérusalem.

Ainsi, dès le titre d’un ouvrage de Ruskin, l’attention est en éveil et la logique en déroute. L’enseigne est splendide et incompréhensible. Quoi de plus beau que Deucalion, titre si concis qu’il sert d’adresse télégraphique à son éditeur, que la Reine de l’Air, Munera Pulveris, la Mesnie de l’Amour, la Couronne d’olivier sauvage, Sésame et les Lys, Aratra Pentelici, Ariadne Florentina, ou encore Sur le vieux chemin et Nos pères nous ont dit… ! Mais quoi de moins clair ? Est-il même possible de conjecturer ce qu’on trouvera sous ces pavillons multicolores, claquant au vent ? Et si l’on passe aux sous-titres, quel éclaircissement attendre de ceux-ci pour Sésame et les Lys : « 1° Des trésors des rois ; 2° Des jardins des reines ; 3° Le Mystère et les Arts de la vie » ? ou de celui-ci pour Hortus Inclusus : « Messages de la Forêt vers le Jardin » ? Mais parce qu’il répugne à l’esprit humain qu’un fait ou qu’un mot étrange soit sans explication, on cherche et le plus souvent on trouve. Parfois le sens du titre nous est donné dès la préface, comme dans Jusqu’à ce dernier, et parfois il faut attendre la dernière page, comme dans Munera Pulveris. Ici, il est emprunté à une ode d’Horace, et là à une parabole de l’Évangile. Le Repos de Saint-Marc est une allusion aux reliques de l’église de Venise et la Mesnie de l’Amour, essai d’ornithologie, à un vers du Roman de la Rose, où il est dit de l’Amour qu’ « il étoit tout couvert d’oisiaulx ». Tantôt il est pris dans une vieille gravure florentine du labyrinthe (Ariadne florentina) et tantôt dans un poème de Keats (A Joy for ever), Ruskin, sentant lui-même combien quelques-uns de ses titres étaient déroutants, a tenté de mettre ses lecteurs sur la voie, et, dans Fors Clavigera — série de lettres mensuelles adressées aux ouvriers, de 1871 à 1884, — il y a trois pages consacrées à cette ingrate besogne, au bout desquelles on croit soupçonner que Fors, racine de Fortune, signifie destin, que Clavi signifie à la fois la clef nécessaire pour ouvrir la porte de la vérité (Clavis), la massue d’Hercule nécessaire pour combattre le mal (Clava) et le gouvernail qui fixe la direction de la vie (Clavus) ; enfin que gera, de gero, veut dire : « qui porte ». Mais à quoi bon tant d’étymologies ? Les titres des ouvrages d’un écrivain qui combat perpétuellement pour l’art et contre l’état social moderne, sont des cris de guerre. Pourvu qu’ils retentissent, qu’importe ce qu’ils signifient ? Savaient-ils bien le sens de ce qu’ils disaient, tous ceux qui se sont rués à l’assaut au cri de : Mont joie et Saint-Denis !

Si, le pavillon examiné, on passe aux marchandises qu’il couvre, on continue à être choqué par leur désordre et attiré par leur richesse. Nul plan d’ensemble, nulle ordonnance suivie, tout au plus une « tendance comme la loi de la forme, dans le cristal ». — « Le sujet que je veux traiter devant vous est branché et, pire que branché, réticulé en tant de directions diverses que je sais à peine quel rejeton suivre et à quel nœud d’abord m’accrocher. » Alors, il s’accroche à tous à la fois. D’un bond, vous atteignez le sujet même ; seulement, étourdi de la chute, vous n’apercevez pas bien quel il est. Jeté dans cette exposition universelle des idées, vous vous mettez à rayonner dans tous les sens, inquiet de vous perdre et charmé de vous promener. Ce n’est pas que les étiquettes manquent. Il y en a plus que chez tout autre écrivain. Chaque phrase est numérotée, et les ruskiniens se disent entre eux : « Vous souvenez-vous du paragraphe 25 du chapitre VI du volume II des Pierres de Venise ? » ou encore : « Méditons le paragraphe 243 d’Aratra Pentelici ! » Vous apercevez, de tous côtés, des cloisons, des grilles, des compartiments qui semblent séparer les sujets les uns des autres : n’en croyez rien. Il est tels chapitres que vous trouverez réimprimés dans plusieurs volumes différents ; il en est d’autres qui, anticipant sur les suivants ou revenant sur ceux qui les ont précédés, dérangent toute l’économie du volume. « Ceci, avoue-t-il de temps en temps, appartient à une autre partie de mon sujet. » Ses livres se pénètrent comme nos budgets et sa composition s’enchevêtre comme ces graphiques de la marche des trains que s’évertuent à déchiffrer, dans les gares, les voyageurs désœuvrés. « Un de mes amis me reproche douloureusement le caractère décousu de ma Fors Clavigera, et insiste pour que j’écrive à la place un livre ordonné, mais il aurait aussi bien fait d’insister auprès d’un bouleau croissant de la fente d’un rocher, afin qu’il fixât d’avance la direction de ses branches. Les vents et les torrents les arrangeront selon leurs fantaisies sauvages ; tout ce que l’arbre peut faire, c’est de croître, gaiement s’il est possible, tristement si la gaieté est impossible et de laisser les dents noires et les cicatrices mordre le blanc rosé de son tronc là où le voudra la destinée… »

À la vérité, dans ses premiers ouvrages : les Modem Painters, les Sept Lampes de l’Architecture, les Pierres de Venise, on saisit une intention de composition, d’ailleurs maladroite, et les matériaux se classent sinon avec ordre, du moins avec une apparente symétrie. Mais après ces grandes assises de son œuvre, le plan est absent et la composition amorphe. Partout Ruskin vous parlera de tout : of many things, comme il avait sous-intitulé un de ses volumes des Modem Painters, ce qui fit beaucoup rire et est pourtant le seul titre exact qu’il leur ait jamais assigné. Si vous attendez d’un livre une thèse unique et liée sur un seul objet défini, si vous n’êtes pas résolu, en l’ouvrant, à laisser là tout appétit de logique et tout instinct de classification, il ne faut pas vous hasarder dans ce merveilleux dédale. Sésame n’aura pas de vertu pour vous y introduire, ni Ariadne de fil pour vous y guider.

On s’y hasarde pourtant, parce que si l’ensemble est confus, chaque idée particulière qu’on y démêle paraît plus claire et mieux définie que dans aucun traité d’esthétique ordinaire. On n’y est pas invité à méditer sur quelque axiome comme celui-ci : « Le but de l’art est de retrouver dans les objets extérieurs son propre moi », ou c’est « l’interprétation de la belle nature ou de la belle force au moyen de leurs signes les plus expressifs », ni à tirer de longues déductions de cette pensée que « le beau est la splendeur du vrai », propositions que le lecteur se garde d’autant plus de contester qu’il les a moins comprises. Non. On est en face d’une thèse simple et concrète, comme celle-ci par exemple :


L’art de Bellini est centralement représenté par deux tableaux, à Venise : l’un, la Madone dans la sacristie des Frari, avec deux saints à ses côtés et deux anges à ses pieds ; le second, la Madone avec quatre saints, au-dessus du second autel de San Zaccaria.

À leur sujet, observez ceci :

D’abord, ils sont tous deux travaillés avec des matériaux entièrement consistants et permanents. L’or qui s’y trouve est représenté par la peinture, non posé avec de l’or réel. Et cependant la peinture est si solide que quatre cents ans ont passé sur elle sans que, autant que je puisse voir, aucune altération malheureuse d’aucune sorte y soit survenue.

Secondement, les figures des deux tableaux sont dans une paix parfaite. Aucun mouvement n’a lieu, excepté celui des petits anges jouant d’instruments de musique,

mais d’un geste ininterrompu et sans effort, comme dans un rêve. Un chœur d’anges chantants par La Robbia ou Donatello eût été attentif à sa musique ou ardemment transporté par elle comme dans un effort passager : dans les petits chœurs de chérubins, par Luini, dans l’Adoration des Bergers, de la cathédrale de Côme, nous sentons même, à leur anxiété consciencieuse, qu’ils pourraient bien faire une fausse note s’ils étaient moins attentifs. Mais les anges de Bellini, même les plus jeunes, chantent avec autant de calme que les Parques filent.

Laissez-moi ici vous faire remarquer que ce calme est l’attribut de la plus haute espèce d’art. L’introduction d’un incident vigoureux ou violemment émouvant est toujours un aveu d’infériorité.

Tels sont les deux premiers attributs de l’art le meilleur. Une facture impeccable et une parfaite sérénité, une action continue, non pas momentanée — ou une inaction entière. Vous devez être intéressé à la vie même des créatures, non à ce qui leur arrive. Ensuite, le troisième attribut de l’art le meilleur est qu’il vous incline à songer à l’âme de la créature et par conséquent à sa physionomie plus qu’à son corps. Et le quatrième est que, dans la physionomie, vous devez être toujours amené à voir seulement la beauté ou la joie, jamais la bassesse, le vice ou la douleur. Telles sont les quatre conditions essentielles du plus grand art. Je les répète pour qu’elles soient aisément apprises :

1. Une main-d’œuvre impeccable et durable ;

2. La sérénité dans le repos ou dans l’action ;

3. La figure considérée comme le principal, non le corps ;

4. Et la figure affranchie de tout vice ou douleur.


Voilà une thèse posée. Tout lecteur sait ce qui va se débattre et à quels résultats plastiques, tangibles, à quelles modifications de ses jugements et des œuvres futures, mène le parti qu’on prendra. Il prévoit que Michel-Ange, avec ses académies contournées, que Raphaël avec ses figures neutres et muettes sur des corps si parlants, que Ribera avec l’expression douloureuse de ses faces, seront proscrits par cette définition du grand art et que les primitifs au contraire et certains artistes de la première renaissance seront donnés en modèles. S’il aime par-dessus tout le mouvement des membres déployés, le choc des grappes humaines, les grands effets de rides et de contractions des muscles faciaux, il prendra parti contre l’esthéticien. Mais, en prenant parti contre sa thèse, il rendra du moins hommage à sa clarté. Il le désapprouve, donc il l’a compris.

L’ayant compris, il le suivra sans ennui, si le professeur d’art veut le faire pénétrer plus profondément encore dans le sujet et porter de la clarté dans sa propre impression esthétique, qu’il va être obligé de débrouiller en l’analysant, afin de défendre sa thèse. Cette thèse, par exemple, est, dans un de ses livres, que la pire forme de trompe-l’œil architectural est la tromperie sur la main-d’œuvre, c’est-à-dire la substitution du moulage fait à la machine au travail de la main. Cette tromperie est déshonnête, dit-il. Pourquoi ? Interrogez vos impressions : elles vous répondront.


L’ornement a deux sources de charme entièrement distinctes : l’une, dérivée de la beauté abstraite de ses formes, que pour le moment nous supposerons être égale, que ces formes soient façonnées à la main ou à la machine ; l’autre, le sentiment de la peine et de l’attention humaines qui ont été dépensées sur lui. Combien est grande cette dernière influence, nous pouvons peut-être en juger, en considérant qu’il n’y a pas de touffe de mauvaises herbes poussant dans la fente d’une ruine qui n’ait une beauté à tous les points de vue presque égale et à quelques-uns immensément supérieure à celle de la sculpture la plus parfaite de cette ruine, et que tout l’intérêt que nous prenons à l’œuvre du sculpteur, tout notre sentiment de sa richesse, bien qu’elle soit dix fois moins riche que les nœuds d’herbe poussés à côté d’elle ; de sa délicatesse, bien que mille fois moins délicate, de sa splendeur, quoique un million de fois moins parfaite, résultent de la connaissance que nous avons que c’est là l’œuvre d’un pauvre, maladroit et laborieux être humain. Son vrai charme tient à ce que nous découvrons en elle le témoignage des pensées, des intentions, des épreuves et des défaillances de cœur, — et aussi des réconforts et des joies du succès : un œil exercé peut retrouver la trace de tout cela, mais en admettant même que ce soit obscur, cela est présumé ou sous-entendu… Je suppose ici qu’un ornement travaillé à la main ne puisse généralement être distingué de celui fait par la machine, pas plus qu’un diamant ne peut être distingué d’un strass ; oui, j’admets que ce dernier puisse faire illusion pour un moment à l’œil du maçon comme l’autre à l’œil du joaillier et qu’on ne puisse le découvrir que par l’examen le plus minutieux. Cependant, exactement de même qu’une femme de bon goût ne porterait pas de faux bijoux, de même un constructeur qui se respecte dédaigne les ornements en faux.


Vous avez compris ce qui se passe en vous en face de telle ou telle œuvre. Ce n’est pas assez. Il faut comprendre ce qui s’est passé en celui qui l’a créée. Non pour lui prêter des idées ou des sentiments qu’il n’a pas eus, ce que Ruskin trouve puéril et ce qui fît pourtant le thème de toute une école critique pendant cinquante ans, mais afin de déterminer simplement dans quel sens se dirigea son effort, ce qu’une étude approfondie des œuvres suffit à indiquer. Pour vous convaincre de la faute des architectes modernes, qui remplacent l’homme par la machine, Ruskin vous a invités à vous interroger vous-même, à vous rendre un compte exact de vos sentiments devant les œuvres, — à faire, en quelque sorte, votre examen de conscience esthétique. Pour mieux sentir la grandeur des artistes anciens, de leurs mythes et de leurs imaginations religieuses, il faudra faire quelque chose de plus difficile encore : la psychologie esthétique de cet ancien, — du Grec, par exemple. Il comparera le Grec à l’enfant et se demandera ce que voit, ce que cherche, ce que désire et ce que rêve l’enfant :


Autant que j’ai pu moi-même l’observer, le caractère distinctif de l'enfant est de toujours vivre dans le présent tangible ; prenant peu de plaisir à se souvenir et rien que du tourment à attendre ; également faible dans la réflexion et dans la prévision, mais possédant de façon intense le présent actuel, le possédant en vérité, de façon si intense, que les douces journées de l'enfance paraissent aussi longues que plus tard le paraîtront vingt jours, et appliquant toutes ses facultés de cœur et d’imagination à de petites choses, de façon à les pouvoir transformer en tout ce qu’il veut. Confiné dans un petit jardin, il ne rêve pas être quelque part ailleurs, mais il en fait un grand jardin. En possession d’une cupule de gland, il ne la méprisera pas, ni ne la jettera, ni n’en désirera une d’or à la place. C’est l’adulte qui fait cela. L’enfant garde sa cupule de gland comme un trésor, et dans son esprit, il en fait une coupe d’or, de telle sorte qu’une grande personne qui se tient près de lui tout émerveillée, est toujours tentée de lui demander à propos de ces trésors, non pas : « Qu’est-ce vous voudriez avoir de mieux que cela ? » mais : « Qu’est-ce qu’il vous est possible de voir en cela ? » Car pour le regardant, il y a une disproportion risible et incompréhensible entre les paroles de l'enfant et la réalité. Le petit être lui dit gravement, en tenant la game de gland, que « ceci est une couronne de reine ou un bateau de fée » et, avec une délicieuse effronterie, il s’attend à ce que vous croyiez la même chose. Mais notez que le gland doit être là et dans sa main à lui : « Donnez-le-moi, alors, j’en ferai quelque chose de plus pour moi ». Tel est toujours le propre mot de l’enfant.

C’est aussi le mot par excellence du Grec : « Donnez le-moi. Donnez-moi quelque chose de défini, ici, sous mes yeux, et je ferai avec cela quelque chose de plus. »


L’exemple est topique ; mais autant que de clarté il est plein de charme et ces subtiles enquêtes de psychologie, si elles ont servi à l’esthéticien pour se faire mieux entendre, sont surtout venues en aide au lecteur pour lui rendre plus facile la tâche d’écouter. Sans digression, Ruskin nous a pourtant reposés de la thèse d’art en nous faisant assister à des jeux sans prétention et à des discours sans dogmatisme. Creuser jusqu’à sa signification intime une œuvre plastique devant laquelle on s’est arrêté, ce n’est donc point fatiguer, c’est distraire, c’est relayer les yeux par le cerveau et la sensibilité par l’entendement. On se lasse de voir et d’admirer les aspects extérieurs des choses sans rien connaître de leur structure, de leur histoire, de leurs fonctions ou de leurs symboles. Lorsque vous êtes au bord de la mer depuis plusieurs heures, et que vous regardez venir et s’en aller les bateaux d’un port, yachts ou tartanes, barques de pêche ou de cabotage, admirant obscurément ces choses vulgaires et les suivant involontairement des yeux, vous ne craignez pas que l’analyste vienne murmurer à votre oreille la cause de votre obscure admiration et de votre involontaire sympathie :


L’avant d’un bateau est naïvement parfait : il est complet, sans un effort. L’homme qui le fit ne sut pas qu’il faisait quelque chose de beau, pendant qu’il en infléchissait les planches en des courbes mystérieuses qui varient à l’infini. Sous sa main, cela devient l’image d’une coquille marine, comme si le sceau des flux des grandes marées et des courants de l’Océan était imprimé sur son galbe délicat. Il le laisse là, quand tout est fait, sans un mouvement d’orgueil : ce n’est qu’un travail simple, mais qui empêchera l’eau d’entrer ; — et dès lors, chaque planche est une destinée et porte des vies d’hommes tissées dans les nœuds de son bois comme la voilure porte leur mort dans ses plis. Et aussi c’est une merveille, si l’on songe à la grandeur de la chose accomplie. Aucune autre chose sortie des mains humaines n’a tant produit de résultats. Les machines à vapeur et les télégraphes servent, il est vrai, à transporter et à communiquer : ils soulèvent des poids pour nous et portent des messages avec moins de peine qu’il n’en eût fallu autrement. Cette économie de peine cependant ne constitue pas une faculté nouvelle : elle accroît le pouvoir que nous possédons déjà. Mais dans cet avant de bateau est le don d’un autre monde : sans lui, quels murs de prison pèseraient autant sur nous que cette bordure blanche et gémissante des vagues ! Quels êtres incomplets nous serions, enchaînés, comme Andromède, à nos rochers, ou bien errant le long des rivages sans fin, à consumer notre énergie, sans pouvoir la mettre au service de personne et languissant en couvant des yeux les vagues indomptables ! Les clous qui lient ensemble les planches de l’avant du bateau sont les rivets de la fraternité du monde. Leur fer fait plus que tirer du ciel sa foudre : il conduit l’amour tout autour de la terre…


Et lorsque vous êtes sur des montagnes où la flore est riche et variée, et qu’à chaque pas, dans les pierriers, sur les hauts plateaux, dans les fentes des rochers calcaires, dans les combes humides et le long des gaves, vous rencontrez des corolles que ne désigne point l’étiquette gourmée des expositions d’horticulture, vous ne voulez pas seulement voir, mais savoir, et si, pour le pur artiste, il y a bien quelque charme à cheminer parmi des plantes et des fleurs sans en connaître autre chose que ceci qu’elles sont belles, comme à traverser un salon plein d’élégantes inconnues, — cependant, le passant, d’ordinaire, aime à s’informer. Parmi toutes ces anonymes beautés, vous regrettez de n’avoir aucun botaniste à vos côtés pour mettre des noms sur les figures des fleurs et sous leurs formes, des idées. La vue est satisfaite : elle a joui longuement, la fleur va tomber des doigts si l’intelligence n’y trouve sa pâture. Mais l’historien, caché au détour d’un rocher, paraît et parle :


Aucune tribu de fleurs n’a eu une aussi grande, aussi variée et aussi saine influence sur l’homme, que ce grand groupe des Drosidae, influence résultant non tant de la blancheur de quelques-unes de leurs fleurs ou de l’éclat des autres que de cette forte et délicate substance de leurs pétales, qui leur permet de prendre des formes d’une inflexion élastique impeccable, soit en coupes comme le safran, soit en clochettes épanouies comme le vrai lys, soit en clochettes semblables à la bruyère, comme la jacinthe, soit en étoiles brillantes et parfaites, comme l’épi de la Vierge, ou bien, lorsque ces fleurs sont affectées par l’étrange reflet de la nature du serpent, qui forme le groupe labié de toutes les fleurs, se résolvant dans des formes d’une symétrie gracieusement fantastique, dans le glaïeul. Placez à leur côté, leurs sœurs Néréides, les nénuphars, et vous aurez en elles l’origine des formes les plus exquises du dessin ornemental, et les mythes floraux les plus puissants qu’aient jamais connus jusqu’ici les esprits humains, parus sur les bords du Gange ou du Nil, de l’Arno ou de l’Avon.

Considérez, en effet, ce que chacune de ces familles a signifié pour l’esprit de l’homme. D’abord, dans leur noblesse, les lys ont donné le lys de l’Annonciation ; les asphodèles, la fleur des Champs-Elysées ; les iris, la fleur de lys de la chevalerie et les Amaryllidées « le lys des champs » du Christ ; tandis que le jonc, toujours foulé aux pieds, devient l’emblème de l’humilité… La couronne impériale et les lys de toutes les espèces qu’énumère Perdita forment la première tribu ; qui, donnant le type de la pureté parfaite dans le lys de la Madone, ont influencé par leur forme charmante tout le dessin décoratif de l’art religieux italien ; tandis que l’ornement de guerre fut continuellement enrichi par les courbes des triples pétales du giglio florentin et de la fleur de lys française, de telle sorte qu’il est impossible de mesurer leur influence pour le bien au moyen âge, en partie comme symbole du caractère de la femme, et en partie comme symbole de la splendeur et du raffinement de la chevalerie, à leur plus haut point, dans la cité qui fut la fleur des cités.


Des champs vous êtes entré dans un musée, comme on le fait dans mainte petite bourgade d’Italie, sur la colline fleurie de Fiesole ou dans l’île dépeuplée de Torcello, par exemple, et, des jeunes moissons, chaudes de soleil, vous avez passé sans transition aux vieilles et froides pierres où les mousses mêmes ne veulent plus croître. Elles aussi, tout d’abord, ne parlent qu’aux yeux. Vous admirez le modelé, le relief, le jeu des ombres sur ces débris, parfois le galbe d’un geste nu et la noblesse d’une draperie chiffonnée, mais à moins d’être un praticien vous-même, votre attention se détourne si votre curiosité intellectuelle n’est point attachée. Ces débris au fond de ces salles froides, gisant sur les marbres noirs des musées britanniques ou dressés dans les niches des glyptothèques allemandes, sont si loin de la vie ! Ils touchent si peu à tout ce que nous savons de l’économie du monde, à tout ce que nous ressentons de ses passions ou de ses douleurs, à tout ce que nous aimons de ses plaisirs… Ils y touchent ! nous dit alors l’esthéticien qui a laissé là ses iris et qui sur la pierre morne et froide, sur un fragment de draperies sculptées, pose un doigt qui fait jaillir de la masse l’idée qui l’agita :

Toute noble draperie, soit en sculpture, soit en peinture (sans tenir compte pour le moment de la couleur ni du tissu), remplit, pour autant qu’elle est quelque chose de plus qu’une nécessité, l’une de deux grandes fonctions. Elle est l’interprète du mouvement et de la gravitation. Elle est le meilleur moyen d’exprimer le mouvement que vient de faire et que fait la figure, et elle est presque le seul moyen d’indiquer à l’œil la force de gravité qui s’oppose à ce mouvement. Les Grecs exagéraient les arrangements de draperies qui expriment la légèreté de l’étoffe et suivent le geste de la personne. Les sculpteurs chrétiens, se souciant peu du corps ou le condamnant et faisant tout reposer sur l’expression, employèrent la draperie d’abord comme un voile, mais ils aperçurent bientôt en elle une capacité d’expression que les Grecs avaient ignorée ou méprisée. Le principal élément de cette expression était l’entière suppression de toute agitation dans ce qui était si éminemment susceptible d’être agité. Du haut des formes humaines, la draperie tombait d’aplomb, balayant lourdement le sol et cachant les pieds, tandis que la draperie grecque s’envolait souvent à partir de la cuisse. Les étoffes épaisses et massives des vêtements monacaux, si complètement opposées à la gaze légère des vêtements antiques, donnaient l’idée de la simplicité de la division aussi bien que de la lourdeur de la chute. Et ainsi, la draperie en vint graduellement à représenter l’esprit du repos comme auparavant elle avait fait celui du mouvement, — d’un repos saint et sévère. Le vent n’avait pas de prise sur le vêtement, pas plus que la passion sur l’âme, et le mouvement de la figure ne faisait qu’incliner en une ligne plus douce le calme du voile tombant, la figure étant suivie par lui comme un lent nuage par une languissante pluie : on ne le voyait se dérouler en ondulations plus légères que s’il accompagnait la danse des anges.

Ainsi traitée, la draperie est vraiment noble ; mais parce qu’elle est l’interprète de choses différentes et plus élevées. Comme révélant la gravitation, elle a une majesté spéciale, car elle est littéralement le seul moyen que nous ayons de représenter pleinement cette force naturelle de la terre (car l’eau qui tombe est moins passive et moins définie en ses lignes). De même aussi, dans les voilures, elle est belle parce qu’elle exprime la force d’un autre élément invisible…

À ces mots, le champ des idées s’élargit : l’horizon recule. Car pour aider à la compréhension d’une œuvre d’art, pour nous retenir un instant de plus devant un détail de sculpture, Ruskin met le monde physique tout entier à contribution, comme il a mis tout à l’heure le monde moral. Ici, dans le pli d’un voile et dans sa chute, il voit la loi mystérieuse qui régit les mondes et là, dans la courbe d’un pétale, il a vu la fleur qui annonce un Dieu. Toutes les notions scientifiques ou morales accumulées par les siècles se groupent naturellement autour de l’objet qu’il examine avec vous. Pour lui plus que tout autre


Le bruit de l’Océan tient dans un coquillage,


et tout grain de poussière est le Sésame enchanteur des palais du Savoir. Son appareil récepteur est circulaire comme ceux dont on fait usage pour la photographie panoramique. Où qu’il se place, il découvre l’ensemble des phénomènes naturels et des sympathies humaines ; sur quelque coupe}} qu’il se penche, elle reflète l’universalité des choses qui passent sur nos têtes. Une poésie saine, scientifique, nourrissante, naît de ces simples rapprochements. Il ne crée ni n’invente, ni ne découvre, ni ne suppose : il relie des idées et passe rapidement d’un point de vue à d’autres qu’on ne soupçonnait point si proches : il unit des sympathies obscures. Il se tient à un point central où aboutissent les conclusions de la science, de l’art, des religions et des philosophies, et brusquement, d’un seul coup, comme on ferme un circuit électrique, il met ces idées en communication. Un éclair jaillit… On dit : Qu’est-ce que cette force nouvelle ? Ces deux idées étaient sans mouvement, sans courant, sans poésie. Il n’y a rien de nouveau, sinon qu’on les a rapprochées, toutes chargées d’infini, et qu’il y a vie là où il n’y avait que notions inertes. Carlyle écrivait, le 19 avril 1861 : « Vendredi dernier, on me persuada d’aller entendre une conférence de Ruskin à l’institution d’Albermale Street, une conférence sur les feuilles d’arbres, considérées comme objets physiologiques, pittoresques, moraux et symboliques. La conférence passe pour avoir fait fiasco, et en effet cela est vrai au point de vue conférence, mais seulement à cause de l’embarras des richesses, un cas assez rare. Ruskin nous a jeté, comme à coups de canon, ses idées sur les feuilles, idées multiformes, curieuses, géniales, et, en fait, je ne me rappelle pas avoir jamais entendu dans cette célèbre salle de conférences aucune jolie chose bien apprêtée qui m’ait plu autant que cette chose chaotique. » — C’est que le chaos ne peut être évité avec une semblable méthode, et l’attention finit par être lassée par ce déballage de richesses hétéroclites. Ruskin, dans sa manie de tout étreindre, en arrive à ressembler à cet enfant que rencontra saint Augustin sur une plage, qui prétendait faire tenir la mer dans le trou qu’il avait creusé. On se fatigue à passer d’une notion à une autre ; devant ces évocations de toutes les sciences et de tous les dogmes, l’intelligence nourrie, la mémoire surchargée, se refusent à une plus longue tension. On est rassasié d’idées.