Ruskin et la religion de la beauté/Partie 2/Chapitre 2

CHAPITRE II

L’image.

Alors se lèvent des images… Comme il sait faire comprendre, Ruskin sait faire voir, et à l’instant où le lecteur lassé, inattentif, va se dérober à la dialectique, le ressaisir par l’imagination. Il nous a montré l’intellectuel dans ce qui n’est, au premier abord, que sensible. Il va rendre sensible ce qui semble, d’ordinaire, purement intellectuel. Il a traduit les images des peintres en idées ; il va traduire les idées des philosophes en images. Pour raconter, il montre ; pour prouver, il peint. S’il plaide en faveur de la simplicité de la composition dans le paysage historique, il ne se contente pas de vous dire que « l’impression est détruite par une multitude de faits contradictoires, et que l’accumulation est facilement discordante », que le peintre « qui s’efforce d’unir la simplicité à la magnificence, et de guider de la solitude vers les fêtes, et d’opposer à la mélancolie la gaieté, doit nécessairement aboutir à une confuse inanité », et cela parce que « chaque espèce de spectacle a son sens particulier, et que toute introduction d’un sentiment nouveau et différent affaiblit la force de l’impression première et que le mélange de toutes les émotions doit produire de l’apathie, comme le mélange de toutes les couleurs produit du blanc », — ce qui serait de la question une vue intéressante, mais abstraite. Il expérimente sa thèse esthétique sur un exemple sensible, un paysage qu’il a vu, et alors passe dans son argumentation une vision magnifique et rapide que reconnaîtront bien tous ceux qui ont cheminé un peu tard sur la voie Appia :

Il n’est peut-être rien sur la terre de plus impressionnant que la campagne de Rome, au soleil couchant. Imaginez, pour un moment, que vous êtes jeté, seul, hors de tous les bruits et de tous les mouvements du monde vivant, dans cette plaine inculte et dévastée. La terre cède et s’émiette sous votre pied, si légèrement que vous marchiez, car sa substance est blanche, creuse et cariée comme des débris d’ossements humains. L’herbe longue et noueuse ondule et tressaute faiblement au vent du soir et ses ombres mouvantes tremblent fébrilement le long des tertres des ruines qui se dressent dans la lumière du soleil. Des monticules d’une terre pulvérulente se soulèvent autour de vous, comme si les morts qui sont au-dessous, s’agitaient dans leur sommeil. Des blocs épars, d’une pierre noire, débris anguleux de puissants édifices dont pas une pierre ne reste posée sur l’autre, gisent sur ces morts pour les empêcher de surgir… Une brume violacée, lourde de miasmes, s’étend horizontalement le long du désert, voilant les épaves spectrales de ces ruines massives, tandis que sur leurs déchirures, repose la rouge lumière du soir, ainsi que sur des autels qu’on a violés, un feu qui va mourir. La chaîne bleue des monts Albains se dresse sur la solennelle étendue d’un ciel vert, clair et quiet. Des nuages sombres se tiennent immobiles le long des promontoires des Apennins, comme des tours d’alarme. Se dirigeant de la plaine vers les montagnes, les aqueducs ruinés s’enfoncent dans l’ombre, arche après arche, comme des files obscures et innombrables de pleureurs funéraires qui quitteraient le tombeau d’une nation.

« Maintenant, faisons à ce paysage quelques modifications « idéalistes », dans le goût de Claude… », dit Ruskin, et la dissertation continue. Mais dorénavant la pensée de l’auteur et l’attention du lecteur ont un tableau qui les repose et les aide à se fixer. De cette sorte, pas plus qu’on n’a perdu de vue les lois mystérieuses de la nature ou les nécessités morales de la vie, quand on regardait les plis tombants d’une tunique grecque ou le délicat ouvrage à la main d’un meneau gothique, on ne perdra de vue les spectacles pittoresques si l’on vient à faire de l’esthétique pure, de la science, de l’histoire ou de la sociologie. On ne quittera pas le domaine des formes et des couleurs parce qu’on entrera dans celui des idées. On ne laissera point l’Art parce qu’on étudiera l’homme, car ce n’est pas seulement la vie d’un tableau qu’a retracée Ruskin, c’est aussi le tableau de la vie.

Voici celui de la vie vénitienne, à la fin du XVe siècle, ou plutôt une vue de Venise, comme Turner ou Ziem l’auraient pu rêver. Elle apparaît brusquement dans la trame d’une comparaison entre deux coloristes : Giorgione et Turner. Ruskin veut montrer quelle influence ont sur l’œil et l’âme d’un peintre ses premières impressions d’enfance, le milieu coloré où il vit, et, pour le mieux montrer, il rappelle à ceux qui l’auraient oublié ce milieu :

Une cité de marbre, ai-je dit ? non, plutôt une cité d’or pavée d’émeraudes. Car, en vérité, chaque pinacle et tourelle brillait et brûlait chargé d’or ou repoussé de jaspe. — Au-dessous, respirait longuement la mer immaculée en des remous de flots verts. Profonds, majestueux, terribles comme la mer, les hommes de Venise se mouvaient dans l’empire du pouvoir et de la guerre ; pures comme les piliers d’alabastre, se tenaient ses mères et ses filles ; — des pieds au front, nobles en tout, passaient ses chevaliers. La lueur sombre bronzée de l’armure rouillée par la mer jaillissait, comme une menace, sous les plis de leurs manteaux couleur de sang. Impassible, fidèle, patient, implacable, — chaque mot un arrêt du destin — siégeait son Sénat. Dans leur espoir et dans leur honneur, bercés par le flux des vagues autour de leurs îles de sable sacré, chacun avec son nom écrit et la croix gravée à son côté, gisaient ses morts. C’était un merveilleux morceau du monde. Ou plutôt c’était un monde. Cela s’étendait le long de la face des eaux et, le soir, lorsque les capitaines de navires l’apercevaient de leurs mâts, on eût dit seulement une étroite bande de soleil couchant — mais ineffaçable. S’il n’y avait pas eu la puissance de cette ville il leur eût semblé qu’ils faisaient voile dans l’étendue du ciel et que ceci était une grande planète dont le bord oriental s’élargissait à travers l’éther. Un monde d’où tous les soins vulgaires et les mesquines pensées étaient bannis avec tous les éléments pauvres et communs de la vie. Pas de souillure, pas de tumulte dans ces rues clapotantes dont le niveau montait et descendait sous la lune : ou bien une musique cadencée de majestueuses modulations ou bien un pénétrant silence. Aucune muraille faible ne pouvait s’édifier sur elles, aucune basse chaumière, aucun hangar de paille : — seulement la solidité du rocher et le délicat sertissage des pierres les plus précieuses et tout autour, aussi loin que l’œil pouvait atteindre, encore le doux balancement des eaux impolluées, orgueilleusement pures : aucune fleur, mais non plus aucun chardon ne pouvaient croître dans les plaines brillantes. La puissance éthérée des Alpes s’évanouissait en une suite de hauteurs, au delà du rivage torcellien. Les îles bleues des collines padouénnes y répondant dans l’Ouest doré. Par là-dessus, des vents déchaînés et des nuages de feu courant où ils voulaient, une splendeur venant du Nord et des parfums du Sud, — et les étoiles du soir et du matin claires dans la lumière sans limite de la voûte des cieux et du cercle des mers. Telle fut l’école du Giorgione — telle fut la demeure du Titien.

Tout lui apparaît naturellement en relief, en perspective, en parti pris d’ombre et de lumière. Les problèmes les plus abstraits de l’économie sociale se présentent toujours à lui sous des apparences plastiques et pittoresques. À ses yeux, il n’est pas de mécanisme économique qu’on ne puisse ramener à une composition de tableau, ni de problème international qui ne se résolve en une scène vivante, jouée par quelques acteurs qu’il crée lui-même, qu’il peint à l’instant et dresse sur le théâtre de son imagination. S’il attaque le système inutile et coûteux de paix armée qui règne entre les grandes puissances de l’Europe, c’est sous cette forme vive et colorée :

Mes amis, je ne sais pas ce qui remporte du ridicule ou du mélancolique dans cette chose-ci. Elle est l’un et l’autre à un point inénarrable. Supposez qu’au lieu d’avoir été mandé par vous en ce moment (pour vous donner des conseils sur la construction de votre Bourse) je l’aie été par un particulier, vivant dans une maison de la banlieue avec son jardin séparé seulement par un espalier de la porte de son voisin, et qu’il m’ait appelé pour me consulter sur l’ameublement de son salon. Je commence à regarder autour de moi et à trouver que les murs sont un peu nus ; je pense que tel ou tel papier serait désirable pour les murs, peut-être une petite fresque ici et là sur le plafond et un rideau ou deux de damas aux fenêtres. « Ah ! dit mon commettant, des rideaux de damas, certainement ! Tout cela est fort beau, mais vous savez, je ne peux me payer de telles choses, en ce moment ! — Pourtant le monde vous attribue de splendides revenus ! — Ah ! oui, dit mon ami, mais vous savez qu’à présent, je suis obligé de dépenser presque tout en pièges d’acier ! — En pièges d’acier ! Et pourquoi ? — Comment ! pour ce quidam, de l’autre côté du mur, vous savez ; nous sommes de très bons amis, des amis excellents, mais nous sommes obligés de conserver des traquenards des deux côtés du mur ; nous ne pourrions pas vivre en de bons termes sans eux et sans nos pièges à fusil. Le pire est que nous sommes des gars assez ingénieux tous les deux et qu’il ne se passe pas de jour sans que nous inventions une nouvelle trappe ou un nouveau canon de fusil, etc. Nous dépensons environ 15 millions par an chacun dans nos pièges — en comptant tout, et je ne vois guère comment nous pourrions faire à moins. » Voilà une façon de vivre d’un haut comique pour deux particuliers ! mais pour deux nations, cela ne me semble pas entièrement comique. Bedlam serait comique peut-être, s’il ne contenait qu’un seul fou, et votre pantomime de Noël est comique lorsqu’il y a un seul clown, mais lorsque le monde entier devient clown et se tatoue lui-même en rouge avec son propre sang à la place de vermillon, il y a quelque chose d’autre que comique, je pense.

Ces derniers mots ne sont pas d’un littérateur qui développe une idée ; ils seraient d’un fou s’ils n’étaient d’un peintre. Toujours occupé de sensations visuelles, Ruskin va du rouge du vermillon au rouge du sang, sans transition, — parce qu’il n’y en a guère dans la couleur. Les images, en se succédant, tirent à elles et déforment son argumentation. « Nous autres, pourrait-il dire en transformant un mot connu, il faut que nous voyions pour penser ! » Qu’est-ce que l’éloge d’une vie intérieure ? Qu’est-ce que cette réflexion que l’homme ne profite pas assez de l’expérience des anciens conducteurs de peuples et de la pensée des grands philosophes ? C’est là, pour la plupart d’entre nous, une idée pure ; avec Ruskin, c’est une image, un paysage animé de figures :

Il y a un dessin représentant le cimetière de Kirkby Lonsdale, son ruisseau, sa vallée, ses collines et, au delà, le ciel enveloppé du matin. Et voici que des écoliers, en bande, insoucieux également et de ce paysage et des morts qui l’ont quitté pour d’autres vallées et d’autres deux, ont fait des piles de leurs petits livres sur une tombe pour les démolir à coups de cailloux. Ainsi nous jouons avec les paroles des morts, qui pourraient nous instruire et nous les jetons loin de nous, au gré de notre humeur insouciante et cruelle, ne songeant guère que ces feuilles qu’éparpille le vent furent amoncelées non seulement sur une pierre funéraire, mais bien sur les scellés d’un caveau enchanté… Que dis-je ? sur la porte d’une grande cité de rois endormis. Ils s’éveilleraient pour nous si nous savions seulement les appeler par leurs noms…

Et qu’est-ce que cette vie extérieure, d’ambition et d’ostentation, de bruit d’éloges et de vanités ridicules, que nous cherchons même au prix de notre repos ? C’est encore une image, c’est un tableau brossé de main de maître, où passent des ombres saisissantes à la Ribera, avec le trait ironique d’Holbein et l’épouvante de Schöngauer :

Mes amis, vous rappelez-vous cette vieille coutume Scythe, lorsque mourait le chef d’une maison ? Il était vêtu de ses plus beaux habits, déposé dans son char et promené dans les maisons de ses amis. Chacun d’eux le plaçait au haut bout de la table et tout le monde festoyait en sa présence. Supposez qu’on vous offre en termes explicites, comme les tristes réalités de l’existence se chargent de vous l’offrir, d’obtenir cet honneur scythe graduellement, tandis que vous penseriez être encore en vie. Supposez qu’on vous dise : « Vous mourrez lentement ; votre sang refroidira de jour en jour ; votre chair se pétrifiera ; à la fin, votre cœur ne battra plus que comme un mécanisme de soupapes de fer rouillées ; votre vie s’effacera de vous et s’enfoncera à travers la terre jusque dans les glaces où souffre Caïn ; mais en revanche, jour par jour, votre corps sera plus splendidement vêtu et hissé dans des chars de plus en plus élevés et portera sur sa poitrine des insignes honorifiques de plus en plus nombreux. Des couronnes sur la tête, si vous voulez. Les hommes s’inclineront devant lui, contempleront et applaudiront autour de lui, s’amasseront en foule à sa suite, tout le long des rues. On lui bâtira des palais, on festoiera avec lui au haut bout des tables, toute la nuit durant : votre âme demeurera dans ce corps juste assez pour percevoir ce qui se passe et pour sentir le poids de la robe d’or sur les épaules et le sillon circulaire de la couronne creusé sur le crâne, rien de plus. » — Accepteriez-vous cette offre, ainsi faite verbalement par l’ange de la mort ? Le moindre d’entre vous l’accepterai t-il, dites ? Cependant, en pratique et dans la réalité, tout homme l’accepte qui désire faire son chemin dans la vie, sans savoir ce qu’est la vie, qui comprend seulement qu’il fera bien d’obtenir plus de chevaux, plus de valets, plus de fortune, plus d’honneurs et non davantage d’âme personnelle. Celui-là seul progresse dans la vie, dont le cœur devient plus tendre, le sang plus chaud, le cerveau plus actif et dont l’esprit s’en va entrant dans la vivante Paix.

Tournons quelques pages : la sombre vision s’évanouit. De la psychologie de l’ambitieux nous avons passé à la psychologie de la femme selon le cœur de Ruskin, la femme intellectuelle et modeste à qui toute science doit être donnée « non pour la transformer en un dictionnaire », non « avec le but de savoir, mais avec celui de sentir et de juger », et voici que cette pénétrante analyse de l’éducation féminine s’achève, elle aussi, par un portrait tout plein de jeux d’ombre et de lumière, tel qu’en imaginent les Diaz :

Partout où va une vraie épouse, le home se transporte avec elle. Peu importe que, sur sa tête, il n’y ait que des étoiles et à ses pieds, pour tout foyer, dans le gazon refroidi de la nuit, que le ver luisant. Le home est partout où elle est, et si c’est une noble femme, il s’étend au loin autour d’elle, mieux que s’il était plafonné de cèdre ou peint de vermillon, répandant sa calme lumière sur ceux qui, autrement, seraient sans foyer. — Voilà donc, n’est-ce pas ? la vraie place et le vrai pouvoir de la femme, mais ne voyez-vous pas que, pour les remplir, elle doit être, autant qu’on peut dire cela d’une créature humaine, incapable d’erreur. Aussi loin qu’elle gouverne, tout doit aller droit, ou bien rien ne va. Elle doit être bonne, constamment, incorruptiblement ; sage, instinctivement, infailliblement, sage, non pour son propre développement, mais pour sa propre renonciation, sage, non pour s’élever au-dessus de son mari, mais pour ne jamais faillir à son côté ; sage, non avec l’étroitesse d’un orgueil insolent et dénué d’amour, mais avec la douceur passionnée d’une serviabilité modeste, infiniment multiforme, parce qu’infiniment applicable, — la vraie mobilité de la femme. — Dans ce grand sens, la donna è mobile non « comme la plume au vent », ni même « variable comme l’ombre faite par le léger tremble frissonnant », mais variable comme la lumière, infiniment diverse dans sa belle et sereine répartition, — la lumière qui prend la couleur de tout objet qu’elle touche, mais afin de la faire briller.

C’est toujours d’un œil de peintre que l’écrivain scrute les dogmes et déchiffre les chartriers. Pour lui, l’histoire est une place publique, perspectivée par Canaletto, où vont et viennent des personnages splendidement ou misérablement vêtus, à la Guardi ou à la Tiepolo, portant des bannières qu’il décrit avec joie, composant des blasons qu’il analyse avec soin, frappant des monnaies qu’il fait miroiter devant vos yeux comme le Pierre de Médicis des Uffizi, d’un geste prompt et subtil. Un trèfle gravé sous les pieds du saint Jean dans un florin frappé au val de Serchio lui représente toute une victoire des Florentins sur les Pisans, et il suit la marche du parti populaire de Florence à la progression d’une couleur sur les armoiries de la ville, comme on suit celle des heures à quelque ombre montante sur un mur.

S’il parle des laves et des roches siliceuses, des poudingues et des calcaires, des terrains stratifiés du Cumberland et de la marche des glaciers de Suisse, c’est encore en peintre qui considère la science comme un paysage dont les lignes changent peu à peu sous la poussée des éléments, aux glissements et aux renouveaux perpétuels, dont les lois s’expriment par des figures dans les nuages et par des figures dans les fleurs. Les religions lui apparaîtront de même comme des fresques de Primitifs où les vertus théologales s’imposent par de jolis gestes, où les dogmes se mesurent à la pureté des couleurs. Le cycle entier des idées et des choses est ainsi parcouru, le pinceau à la main. L’auteur pense en images — ce que justement ne font pas certains grands peintres de son pays ; — et par là, plus que par ses dessins et ses aquarelles, il se trouve être réellement un pittore et l’un des plus pittoresques du Royaume-Uni. Cela est si vrai que, dans les mots mêmes dont il se sert pour traduire ses images, il ne trouve jamais qu’il y ait assez de couleur. Il n’est point satisfait de l’idée générale, amorphe, décolorée par un long usage, qu’ils offrent à l’esprit. Comme un peintre qui presse ses tubes pour leur faire rendre un peu plus de cobalt ou de vermillon, il secoue les vocables jusqu’à en faire sortir l’image primitive qui leur a donné naissance, afin d’évoquer quelque chose de plus aux yeux :

Le pays qu’arrosent le Pô et l’Adige, Paese che Adice e Po riga, selon l’expression de Dante, est la Lombardie, et eût été assez désigné par le nom de sa rivière principale, mais Dante a une raison spéciale pour nommer l’Adige. C’est toujours par la vallée de l’Adige que la puissance des Césars allemands descend en Italie et ce pont fortifié que sans doute beaucoup d’entre vous se rappellent, jeté sur l’Adige, à Vérone, fut bâti de telle sorte que les cavaliers allemands pussent, de tout temps, trouver un sûr accès dans la cité. Cette cité fut leur première forteresse en Italie, où aidés par la grande famille des Montecchi, Montacutes, Montaigus ou Montagues, seigneurs tirant leurs noms des pics des montagnes, en lutte avec la famille des Cappellatti, — gens à chapeau écarlate. Et cet accident de nomenclature, joint à la connaissance qui vous est familière des luttes réelles des monts aigus avec les bonnets plats ou petases des nuages (qui donnent localement au mont Pilate son nom Pileatus) peut, sur plus d’un point, illustrer pour vous cette lutte de l’Empereur Frédéric II avec Innocent IV qui, dans le bien comme dans le mal, représente, à toutes les époques, la guerre de l’autorité solide, rationnelle et temporelle du roi avec l’autorité plus ou moins fantomale, encapuchonnée, imaginative et nuageuse du pape et de l’Église. En vain, pour excuser cette manie d’étymologie qui à tout instant l’égaré en des digressions, dit-il que « la subtilité philologique, c’est la subtilité philosophique » : le but qu’il poursuit est bien moins la précision philosophique que l’éclat du ton.

Mais ce ne sont ici qu’images pour les yeux de l’esprit : Ruskin entend frapper l’œil physique de son lecteur. Pour cela, il multiplie les exemples graphiques dans ses volumes. Partout où il peut donner l’exemple plastique à la place de l’exemple littéraire, il le fait. Aucune page de littérature ne vaudrait, pour montrer les différentes façons dont Ghirlandajo et Claude Lorrain comprennent le même paysage, la juxtaposition des deux gravures que donne Ruskin au volume IV de ses Modern painters : nulle poésie, si suggestive fût-elle, ne nous mesurerait la distance qu’il y a entre le bœuf de l’art indien, conventionnel et froid, et le bœuf vivant d’une médaille grecque, comme les deux gravures réunies sur la page 226 d’Aratra Pentelici. Et enfin, bien que ceci soit plutôt un jeu qu’une démonstration, quand Ruskin nous montre sur la même page une exquise reproduction du Dieu humain, tel qu’on le comprenait jadis : de l’Apollon de Syracuse, en face d’un portrait de l’homme civilisé, un Londonien d’affaires, coiffé du tuyau de poêle, le nez chaussé de lunettes, les favoris embroussaillés, nous avons en peu de temps une sensation plus vive que celle qu’aucun anthropologue, en un long rapport à quelque académie, ne pourrait nous en donner.

L’image est jusque dans la typographie de ses livres où se sent à tout instant le désir de séduire ou de frapper les yeux. Les paragraphes sont habilement coupés ; les interlignages laborieusement étudiés, les italiques et les lettres capitales multipliées, des mots en vieux français ou en grec s’insinuent délicieusement dans la monotonie des paragraphes anglais. Bien plus, si l’auteur veut montrer que le XIXe siècle a manqué au devoir social, il ne se contente pas d’imprimer au vif un passage du Daily Telegraph contant un cruel drame de la misère, arrivé dans le quartier de Spitalfields : les mots peignent assez d’eux-mêmes, mais le peintre, qui est en Ruskin, veut plus de couleur encore : il les imprime en lettres rouges, sous prétexte que « les faits eux-mêmes seront écrits en cette couleur, dans un livre dont chacun de nous, lettré ou illettré, aura à lire une page, un jour ou l’autre », — et, en attendant cette redoutable lecture, il y a, dans le volume de Sésame, trois pages aveuglantes et sanglantes que nul n’oublie, une fois qu’il les a lues, — surtout, si ce fut le soir, sous la lampe, à cause de la fatigue qu’elles lui ont procurée.

La minutie de Ruskin sévit ici dans son intensité. Elle est un charme lorsqu’elle succède à des généralités. L’étymologie repose de la vague éloquence et la couleur d’un mot amuse à regarder après les vastes teintes jetées sur les fresques de l’histoire. L’image varie sans cesse de dimensions. Du regard d’ensemble jeté sur la campagne de Rome, nous avons passé à l’examen attentif d’un détail, d’un individu, d’une heure, d’une herbe, d’une syllabe. Notre vue s’est-elle maintenant fatiguée à déchiffrer des grimoires, les lettres d’un missel : il la reporte sur des plaines au loin étendues sous le soleil, l’Espace de Chintreuil après le Buisson de Ruysdaël. Se lasse-t-elle encore d’errer sur des espaces dont elle ne perçoit rien de précis qu’elle puisse analyser, ni de distinct dont elle puisse faire le tour ; il la ramène au scarabée qui court sous nos pieds. Slingelandt après Turner. Le panorama repose du microscope et le microscope du panorama. Aux relais de la route il semble que vous preniez avec vous tantôt un entomologiste et tantôt un cosmographe. Mais entomologiste, cosmographe ou poète, votre compagnon s’exprime toujours en peintre. Et comme peintre il n’invente point ni ne façonne à sa fantaisie des tableaux faits d’éléments épars. Quand il décrit un paysage, ce n’est pas un paysage quelconque, c’est celui qu’il a vu à tel endroit, en telle saison, à telle heure, par tel effet, comme M. Claude Monet peignant ses Meules et comme Achard devant un paysage, il n’ajoutera pas un brin d’herbe qu’il ne Tait vu et n’ait été en extase devant lui. Il précise : c’est « une heure passée au coucher du soleil parmi les masses brisées de forêts de pins qui bordent le cours de l’Ain, au-dessus du village de Champagnole dans le Jura ».

C’était le printemps aussi, et toutes les fleurs se répandaient en grappes serrées comme par amour ; il y avait de la place assez pour toutes, mais elles écrasaient leurs feuilles, selon toutes sortes de formes étranges, uniquement afin d’être plus près les unes des autres. Il y avait là l’anémone des bois, étoile par étoile, s’achevant à tout moment en nébuleuses, et il y avait les oxalis, troupes par troupes, comme les processions virginales du mois de Marie. Les sombres fentes verticales du calcaire étaient bouchées par ces fleurs comme par une neige épaisse et bordée de lierre, sur ses arêtes, — d’un lierre léger et adorable comme de la vigne ; et de temps en temps un jaillissement bleu de violettes et aux endroits ensoleillés, les clochettes des primevères, et sur le terrain le plus découvert, la vesce, la consoude et le bois gentil et les petits bourgeons de saphir de la Polygala Alpina, et la fraise sauvage, juste une fleur ou deux, tout cela noyé dans le velouté doré d’une mousse épaisse, chaude et couleur d’ambre. J’arrivai à ce moment sur le bord du ravin ; le murmure solennel de ses eaux monta soudainement d’au-dessous de moi, mêlé au chant des grives dans les branches des pins, et sur le côté opposé de la vallée, fermée tout le long comme par un mur de gris rochers de calcaire, il y avait un faucon, qui s’envolait lentement de leurs sommets, les touchant presque de ses ailes, et avec les ombres projetées d’en haut par les pins, vacillant sur son plumage ; mais avec une profondeur de cent brasses sous sa poitrine et les courants ondoyants de la verte rivière glissant et brillant vertigineusement au-dessous de lui, les globes d’écume de l’eau courant dans le même sens que le vol de l’oiseau....

Ceci est vu. Rien n’est laborieusement mis en images. Tout est ressenti sous une forme imagée. Ce n’est pas un littérateur qui peint : c’est un peintre qui écrit. Ce n’est pas un calligraphe qui s’essaie à mettre des images, çà et là, dans le livre d’heures qu’il a copié : c’est un enlumineur qui, après avoir longtemps écrasé ses pinceaux sur les vélins, saisit la plume, tâche de s’expliquer et il semble bien qu’il lui est resté au bout des doigts de l’or ou de l’outremer qu’il a si longtemps maniés. Il en faut d’ailleurs, et la tâche est difficile, car voici qu’il va maintenant entreprendre de peindre l’air. Mais à son secours viennent toutes les idées qu’il a su démêler sous les apparences sensibles des tableaux de la nature et des maîtres, et, idées et images, cette fois réunies, les unes engendrant les autres, celles-ci reposant de celles-là, se fondent si bien qu’on ne sait plus si ceci est une aquarelle, un chapitre d’histoire naturelle ou de la poésie lyrique :

L’abîme de l’air qui enveloppe la terre, entre en union avec la terre à sa surface et avec ses eaux, de telle sorte qu’il semble la cause de leur ascension dans les choses vivantes. D’abord, l’air les échauffe et aussi les ombrage, en maintenant la chaleur des rayons solaires dans son propre corps, mais en atténuant leur puissance avec ses nuages. 11 chauffe et rafraîchit à la fois, avec ses échanges de zéphyrs et de gelées, de telle façon que les blanches guirlandes des champs du paysan suisse sont fondues par le rayonnement des rochers de Libye.

Il donne à la mer sa propre force ; forme et remplit chaque cellule de son écume, soutient les précipices et dessine les vallées de ses vagues, leur donne l’éclat alors qu’elles se meuvent sous la nuit et le feu blanchâtre à leurs plaines sous le soleil qui se lève ; il porte leurs voix le long des rochers, porte au-dessus d’elle une écume d’oiseaux, dessine par elle les fossettes des sables qu’aucun pied n’a touchés.

Il en retire une partie dans le creux de sa main, teint avec cela les collines d’un bleu sombre et leurs glaciers d’un rose mourant, incruste de saphir, avec cela, le dôme dans lequel il a un nuage à placer ; forme de cela les troupeaux célestes, les divise, les dénombre, les caresse, les porte dans son sein, les appelle à leurs voyages, veille sur leur repos, nourrit d’eux les ruisseaux qui ne tarissent point et les rosées qui sont intermittentes.

Il brode et tisse leur toison en une tapisserie fantastique, la déchire et la recommencé, et voltige et flamboie, et chuchote parmi les fils d’or, la faisant frémir avec un plectre d’un feu étrange qui les traverse et les retraverse et est contenu en elles comme la vie.

Il pénètre dans la surface de la terre, la subjugue, tombe avec elle en une poussière féconde dont la chair peut être pétrie ; il s’unit dans la rosée à la substance du diamant et devient la feuille verte qui sort du terrain sec ; il entre dans les formes séparées de la terre qu’il a tempérée, commande au flux et au reflux du courant de leur vie, remplit leurs membres de sa propre légèreté, mesure leur existence par son impulsion intérieure, moule sur leurs lèvres les mots par lesquels une âme peut se faire connaître d’une autre âme, est pour elles l’entendement de l’oreille et le battement du cœur et, les quittant, les laisse à la paix qui n’entend, ni ne se meut jamais plus....

Quelque chose pourtant manquerait encore si Ruskin tenait tout entier dans cet amas confus d’idées et d’images, et si, une fois l’intelligence rassasiée et l’imagination débordante, il nous laissait là ou bien réordonnait éternellement cette même fête pour l’imagination et ce même repas pour l’intelligence. D’autres aussi ont su faire succéder, dans leur critique, les aspects sensibles aux aspects abstraits et reposer de ceux-ci par ceux-là. D’autres ont peint en pensant et ont pensé en peignant, ont nourri leur poésie du sens caché de la nature et paré la science des charmes visibles de sa beauté. Mais il arrive un moment où ce dilettantisme habile, après avoir récréé par sa diversité, fatigue par sa sécheresse. Des couleurs qui passent, des idées qui se jouent, des points de vue qu’on découvre, — toujours le même paysage aperçu de différents sommets, — et des faits qu’on relate et des peuples qu’on analyse, forment un spectacle où tout notre être ne vibre pas. Plaisirs de l’imagination, plaisirs de l’intelligence, à ce qui vit ne sauraient suffire. Et l’on cherche, d’instinct, s’il n’y a pas quelque chose encore qui relie, qui entraîne, qui vivifie ces notions et ces images, qui ne séduise pas seulement en nous ce qui est philosophe et ce qui est artiste, mais qui aille, au delà, conquérir la foule qui n’est ni l’un ni l’autre, quelque chose qui puisse plus longuement et plus profondément encore toucher l’âme humaine, et la rattacher de plus près à la religion de la beauté....