Ruskin et la religion de la beauté/Partie 2/Chapitre 3

CHAPITRE III

La passion.


Il y a l’amour. Tous les critiques d’art ont décrit, beaucoup ont philosophé, peu ont aimé. Trop souvent on en a vu discuter l’authenticité d’un tableau comme on ferait un droit d’hypothèque et montrer en face de la beauté une âme tranquille de commissaire-priseur. Or, le lecteur se fatigue à voir sans comprendre, il se fatigue à comprendre sans voir, mais il se fatigue aussi à voir et à comprendre sans aimer. Avec Ruskin on comprend, on voit et l’on aime, j’entends qu’on se passionne pour ou contre l’époque, le peuple, le talent de l’artiste, et qu’en apercevant les fibres vivantes, saignantes qui relient les statues ou les êtres peints à notre vie, à ses joies et à ses souffrances, à son mal et à son bien moral, on prend violemment parti. Le dilettantisme, la curiosité désintéressée des esthètes n’est pas son fait et il la flétrit. De cette passion, il tire son originalité. Vous trouverez chez Lessing des raisonnements du même ordre et mieux liés, et chez Michelet des images semblables et mieux suivies. Stendhal a la psychologie, Topffer l’humour, Fromentin la technique, Winckelmann la dialectique, Th. Gautier la couleur, Reynolds la pédagogie, Taine la généralisation, Charles Blanc le répertoire : Ruskin a l’amour. D’un bout à l’autre, ses livres sont traversés par un souffle d’enthousiasme ou de colère : les raisonnements que nous avons dits y circulent, mais comme moyens de propagande ; les images que nous avons vues y apparaissent, mais comme pièces à conviction. Si les unes et les autres sont chaotiques, c’est que la main du défenseur a tremblé d’émotion en les faisant passer sous les yeux des juges, les lecteurs. Pris séparément, ces morceaux ne l’emportent pas sur tant d’autres de nos écrivains, mais assemblés et mis en mouvement par la passion du lutteur, ils emportent tout avec eux. L’amour est le cinématographe qui leur redonne la vie.

C’est lui aussi qui, pénétrant tous les détails d’une tendresse quasi virgilienne, efface les rides de l’érudit et corrige les poses du virtuose. Pourquoi ces trente pages sur les nuages, sur leur équilibre et leurs projections d’ombres, et sur leurs formes géométriques et leurs flocons et leurs chariots ? Parce qu’il faut montrer que Turner, qu’on bafoue et qu’on raille, « se tient seul, en ce point, plus qu’en aucun autre, dans l’art d’observer la nature ». Pourquoi ces seize pages sur l’embranchement des arbres ? Parce qu’il faut venger des interprétations de Claude Lorrain, la beauté sans égale des branches que les ramifications du peintre classique expriment comme un portemanteau exprimerait les épaules humaines, « et s’il peut être allégué qu’une telle œuvre est néanmoins suffisante pour donner une« idée» d’un arbre, on répondra qu’elle n’a jamais donné ni ne donnera jamais l’idée d’un arbre à quiconque aime les arbres ! » La description ainsi comprise n’a plus rien d’artificiel ni de déclamatoire. Ce n’est plus un jeu de l’esprit : il serait souvent plus vrai de dire que c’est une peine du cœur. Lisez plutôt la préface de la Reine de l’air, écrite à Vevey, devant la fumée des fabriques et des bateaux à vapeur :


Ce premier jour de mai 1869, je me retrouve écrivant là où mon œuvre fut commencée il y a trente-cinq ans, en vue des neiges des Alpes supérieures. Dans cette moitié de ce qui est la durée de vie permise à l’homme, j’ai vu d’étranges calamités fondre sur tous les spectacles que j’ai le mieux aimés et tâché de faire aimer aux autres. La lumière qui, jadis, réchauffait ces pâles sommets de ses roses à l’aurore et de sa pourpre au couchant est maintenant affaiblie et obscurcie ; l’air qui, jadis, enduisait d’azur les crevasses de leurs rochers dorés est maintenant souillé par les lourds volutes de fumée vomie par du feu pire que celui des volcans ; les ondulations mêmes de leurs glaciers diminuent et leurs neiges s’évanouissent, comme si l’enfer avait soufflé dessus ; les eaux qui, jadis, s’enfonçaient à leur pied en un repos de cristal sont maintenant ternies et souillées de nappe en nappe et de rive en rive. Ce que je dis là n’est point dit au hasard — c’est rigoureusement — horriblement vrai ! Je sais ce qu’étaient les lacs de Suisse ; aucune vasque de fontaine alpine à sa source n’était plus limpide. Ce matin, sur le lac de Genève, à un demi-mille du bord, je pouvais à peine voir le plat de ma rame, à deux mètres de profondeur.

La lumière, l’air, les eaux, sont tous souillés ! Qu’est-il advenu de la terre elle-même ? Prenez ce seul fait pour exemple de l’honneur rendu par le Suisse moderne à la terre du pays où il est né. Autrefois il y avait un petit rocher au bout de l’avenue, près le port de Neuchâtel ; c’était là le dernier marbre du pied du Jura, descendant dans l’eau bleue, et (à ce moment de l’année) couvert de brillantes touffes roses de saponaires. Je suis allé, il y a trois jours, cueillir une fleur à cette place. L’excellent rocher naturel et ses fleurs étaient couverts par la poussière et les détritus de la ville ; mais, au milieu de l’avenue, était une rocaille artificielle, nouvellement construite, avec une fontaine obligée à jaillir en un filet d’eau, et une inscription sur une de ses pierres rapportées :

Aux botanistes
Le club jurassique.

Ah ! maîtres de la science moderne, rendez-moi mon Athéné, faites-la sortir de vos fioles et enfermez-y sous scellés, s’il se peut, une fois encore Asmodée ! Vous avez divisé les éléments et vous les avez unis ; vous les avez domestiqués sur la terre et vous les avez discernés dans les étoiles. Enseignez-nous maintenant, seulement ceci, qui est tout ce que l’homme a besoin de savoir, — que l’air lui a été donné pour sa vie, et la pluie pour sa soif et pour son baptême et le feu pour sa chaleur et le soleil pour sa vue, et la terre pour sa nourriture, — et pour son repos.


Ne vous étonnez point de ce cri de détresse, à propos d’une fumée qui passe, ni de ces pleurs sur une touffe de saponaire qui a manqué au rendez-vous du printemps. C’est toute la virtuosité de Ruskin, que cette passion. Il n’a décrit que parce qu’il aime. Sa tendresse s’étend sur toutes les choses dont jouissent les yeux : les cristaux dont il a célébré les vertus, les caprices, les querelles, les chagrins et le sommeil ; les montagnes qu’il appelle les muscles et les tendons du corps terrestre gonflés d’une énergie furieuse et convulsive ; les plaines et les collines basses qui sont le repos ou le mouvement sans effort de ce corps, quand ses muscles reposent ou dorment ; et les neiges et les glaciers dont il a chanté les voyages, et les pierres dont il a dit la vie, « l’iris de la terre », « les vagues vivantes », la bruma artifex et le « schisme des monts ». Elle s’étend sur toutes les plantes, sur celles qui vivent en campements à même le terrain, comme les lys, ou à même la surface des rochers ou les troncs des autres plantes comme les lichens et les mousses, et qui demeurent là quelques-unes un an, d’autres plusieurs années, d’autres des myriades d’années, mais qui, quand elles périssent, passent comme passe l’Arabe avec sa tente, « pauvres nomades de la vie végétale qui ne laissent pas de souvenirs d’elles-mêmes », et aussi sur les plantes qui bâtissent, édifient sur la terre et plongent bien loin des racines, — les plantes architecturales. Dans ces plantes, sa tendresse s’étend sur les boutons, et la tige qui porte les boutons perdant de son diamètre à chacun d’eux, semblable à la flèche de Dijon ou à la fontaine entourellée d’Ulm ou aux colonnes de Vérone, et à la feuille dont il dit : « Si vous pouvez peindre une feuille, vous pouvez peindre le monde ! » et au tronc des arbres, qu’il appelle « un messager vers les racines », et aux racines elles-mêmes qui « ont au cœur avec les boutons un même désir, qui est pour les uns de croître aussi droit que possible vers le ciel brillant, pour les autres d’aller aussi profondément que possible dans la terre obscure », et il a des larmes encore pour ceux de ces boutons qui n’ont pas éclos, sacrifiés à la beauté de l’ensemble, par une inflexible loi. Et cette tendresse qui s’exhale avec la douce voix de Virgile, après avoir passé sûr le front des forêts qui ondulent au vent, descend jusque sur les feuilles sans mouvement, les petites recluses, les touche avec l’onctueux pinceau de Corot et, les touchant, leur infuse cette vie que tout ce qui aime prête à tout ce qui est aimé :

Nous avons trouvé de la beauté dans l’arbre qui porte un fruit et dans l’herbe qui porte une graine. Que dire de l’herbe sans graine, de ce lichen de rocher, sans fruit, sans fleur ? Que dire du lichen et des mousses ? Quoique celles-ci soient, dans leur luxuriance, touffues et riches comme de l’herbe, elles restent cependant, pour la plus grande part, les plus humbles des choses vertes qui vivent. Humbles créatures ! premiers dons miséricordieux de la terre, voilant de leur silencieuse mollesse la nudité de ses rocs monotones ! Créatures pleines de pitié jetant sur la disgrâce des ruines un étrange et tendre ennoblissement, — posant leurs doigts tranquilles sur les vieilles pierres branlantes pour leur enseigner le repos ! Je ne sais pas de mots qui puissent dire ce que sont ces mousses. Je n’en sais pas d’assez délicats, d’assez parfaits, d’assez riches. Comment dire les rondeurs vertes, touffues, éclatantes, les étoiles aux floraisons de rubis, à la broderie si fine qu’on dirait que les Esprits des Rochers peuvent filer le porphyre comme nous faisons le verre ; les réseaux d’argent, entremêlés et les dentelles d’ambre, lustrées, arborescentes, qui brunissent à travers chaque fibre, en une broderie de soie changeante, splendide et capricieuse — et cependant demeurant calmes et recueillies, et façonnées uniquement pour les plus douces et les plus simples œuvres de miséricorde. On ne les cueillera pas, elles, comme les fleurs pour des guirlandes et des gages d’amour, mais l’oiseau sauvage en fera son nid et l’enfant fatigué son oreiller.

Et de même qu’elles furent le premier don miséricordieux de la terre, elles en sont le dernier. Lorsque tous les autres services des plantes et des arbres nous sont devenus inutiles, les mousses délicates et le gris lichen commencent leur veille funèbre autour de la pierre tombale. Les bois, les fleurs, les herbes qui portent des présents ont rempli leur office pour un temps, mais celles-ci remplissent le leur pour toujours. Des arbres pour le chantier du constructeur, des fleurs pour la chambre de la mariée, du blé pour les greniers, de la mousse pour la tombe.

La note humaine donnée par ce dernier trait, en faisant réapparaître parmi les joies de la nature qui s’épanouit et qui oublie le souvenir de l’homme qui souffre et qui se souvient, entraîne encore ceux des lecteurs que la pure sympathie pour les beautés des plantes n’eût point assez sollicités. Car, avec Ruskin, la pitié pour les êtres manque rarement de venir troubler l’admiration pour les choses. Les fleurs ne lui cachent pas les hommes, — comme les roses d’Héliogabale. Les œuvres, même les œuvres d’art, ne lui cachent pas les ouvriers. Dans le fond d’un musée, en face des délicats ou grandioses artifices que les siècles passés entassèrent pour notre plaisir, il pense au siècle présent, et lorsque l’injustice triomphe et que monte l’étiage des misères, il se détourne des images et pousse contre les réalités un cri de colère qui va saisir ceux que les cris d’extase n’ont pas touchés. Un jour qu’il évoque devant ses élèves d’Oxford deux des plus grandes pages d’art du monde entier : le Jugement dernier de Michel-Ange, au fond de la Sixtine, avec sa dégringolade de damnés, et le Paradis du Tintoret obstruant de bienheureux tout le fond de la grande salle du palais des Doges, montant au plafond, descendant sur les plinthes, débordant les portes, et au moment où il termine sa minutieuse comparaison entre les deux chefs-d’œuvre en déplorant que ce Paradis soit voué à la destruction, par le mauvais entretien de la salle, tout à coup il s’arrête, en songeant à d’autres malheurs… C’est Paris qui vient d’être assiégé, Paris en proie à la famine et aux flammes, et il se demande si l’on peut réclamer justice pour les œuvres d’art quand il n’y a plus pitié pour les hommes… Et la calme dissertation, faite de chronologie et de dialectique, s’achève aux applaudissements de la foule, par une violente protestation où tout l’auditoire a frémi, parce que tout l’homme a vibré :


Les temps sont peut-être venus où nous allons apprendre à ne plus regarder les rêves des peintres pour avoir une idée du Jugement ou du Paradis. La colère du ciel ne sera plus longtemps, je pense, raillée pour notre amusement, ni son amour méprisé par notre orgueil. Croyez-moi, tous les Arts et tous les trésors des hommes leur sont conservés seulement s’ils ont d’abord choisi, dans leur cœur, non la colère de Dieu, mais sa bénédiction. Notre terre est maintenant encombrée de ruines, notre ciel est voilé par la mort. Ne pouvons-nous pas nous juger sagement nous-mêmes, en quelques points, dès à présent, au lieu de nous amuser avec la peinture de jugements à venir ?


Quelques mois plus tard, ce sont les fusillades de Satory qui interrompent son rêve et retentissent jusque dans ses descriptions. C’est bien le cœur qui enfle ses paroles, selon le vieil adage littéraire ; c’est bien lui qui, devant une banale image de journal illustré, fait éclater l’esthéticien en apostrophes déchaînées, confuses, extravagantes, mais si humaines — et si rares parmi les paroles des critiques d’art ou des collectionneurs de bibelots !


Quelqu’un de vous, mes amis, est-il tombé, l’autre jour, sur le 83e numéro du Graphic, avec une image du concert de la Reine ? Toutes les belles dames assises si coquettement et si douces à voir remplissant tous les devoirs de la femme, qui sont de porter gracieusement de beaux atours ; la jolie chanteuse, à la gorge blanche, gazouillant Home, sweet home ! d’une façon si morale et si mélodieuse. Voilà quel devait être encore notre idéal de la vie vertueuse, pensait le Graphic ! Sûrement nous sommes en sûreté de conscience avec nos vertus en pantoufles de satin et en voile de dentelles, — et notre royaume des cieux est revenu, avec des couronnes de diamants des plus éblouissantes. Chérubin et Séraphin en toilettes parisiennes (bleu de ciel, vert d’olivier de Noë, mauve de colombe fusillée) dansant à l’orchestre de Cook et Tunney, et l’enfer des pauvres gens sera didactiquement représenté, en pendant, par la méchanceté suivant sa route vers son misérable home. Ouvrier et pétroleuse, faits enfin prisonniers, jetant un regard effaré en cheminant vers la mort…

Hélas ! de ces races divisées, dont l’une devait enseigner et guider l’autre, laquelle a péché le plus ? Ceux qui n’enseignèrent pas ou ceux qui ne furent pas enseignés ? Lesquels furent les plus coupables ? Ceux qui meurent maintenant, ou ceux qui oublient ?

Ouvrier et pétroleuse : ils ont passé leur chemin, — vers la mort. Mais pour eux, la Vierge de France déploiera encore son oriflamme sur leur tombe et posera ses lys blancs sur leur poussière souillée. Oui, et pour eux, le grand Charles éveillera son Roland et lui ordonnera de placer son fantomal oliphant à sa bouche et de souffler un air de guerre, — et la Pucelle armée répondra avec une note des bois de Domremy, — oui et pour eux le Louis qu’ils ont raillé fera comme son Maître : il lèvera ses mains saintes et implorera la paix de Dieu !


Close ainsi, l’analyse d’une œuvre d’art n’a pas desséché le cœur ; l’étude des impressions ressenties, la culture du « moi » n’a fait que le rendre plus bienfaisant aux plaintes humaines, de même qu’on ne cultive l’arbre que pour qu’il répande autour de lui plus de fruit. Comme cette analyse de la nature, comme cette analyse de l’art, celle de l’esprit humain se réchauffe chez Ruskin d’un rayon de tendresse. Cette tendresse est la même en face de l’âme d’un jeune soldat, lorsque c’est elle qu’il examine, dans sa conférence à Woolwich, qu’elle était en face des mousses de la forêt ou du Paradis du Tintoret :

Être héroïques dans le danger, s’écrie-t-il, en s’adressant aux femmes des officiers anglais, est peu de chose : vous êtes des Anglaises. Être héroïques dans les revers et les changements de la fortune est peu : n’êtes-vous pas des amantes ? Être patientes dans le grand vide et le silence de la perte des êtres aimés est peu : n’aimez-vous pas encore dans le ciel ? Mais être héroïques dans le bonheur ; vous tenir avec gravité et avec droiture dans l’éblouissement du soleil matinal ; ne pas oublier le Dieu auquel vous vous confiez dans le moment où il vous donne le plus ; ne pas manquera ceux qui se confient à vous dans le moment où ils semblent avoir le moins besoin de vous, telle est l’énergie difficile. Ce n’est pas dans la langueur de l’absence, ni dans le péril de la bataille, ni dans la consomption de la maladie que votre prière doit être la plus passionnée ou votre vigilance la plus tendre. Priez, mères et femmes, pour vos jeunes soldats, dans le moment où leur orgueil est en fleur ; priez pour eux lorsque les seuls dangers autour d’eux sont dans leurs propres volontés obstinées ; veillez et priez lorsqu’ils ont à faire face non à la mort, mais à la tentation !

C’est l’amour qui, ayant voilé ce que l’analyse a de trop minutieux, apaise ce que l’ironie du maître a de trop paradoxal. Car le mouvement imprimé à toutes ses pensées vient de l’humour aussi souvent que de l’amour. Il déconcerte par son persiflage comme il soulève par ses coups de lyrisme. Il disperse et il ramasse, il choque et il séduit. On ne s’endort pas avec lui, comme avec les poètes, au bercement rythmé d’un chant toujours tendre et noble ; il vous réveille, en plein lyrisme, par un violent paradoxe, débité sur un ton familier, quoique encore légèrement oratoire, et qu’il qualifie lui-même de trop « antithétique » :

Le seul élément absolument et incomparablement héroïque dans la carrière du soldat me semble être qu’il est peu payé pour la remplir , — et qu’il l’est régulièrement, tandis que vous, commerçants et changeurs, vous aimez à être payés très cher pour faire vos affaires — et à l’aventure. Je ne puis jamais comprendre comment il se fait qu’un chevalier errant n’attend pas de paiement pour ses peines et qu’un colporteur errant en attend toujours, que les gens sont prêts à recevoir des coups pour rien, mais jamais à vendre des rubans bon marché, qu’ils sont disposés à aller en des croisades ferventes pour recouvrer la tombe d’un Dieu enterré, mais jamais en des voyages quelconques pour exécuter les ordres d’un Dieu vivant, — qu’ils iront n’importe où, pieds nus, pour prêcher leur foi, mais doivent être fort bien rémunérés pour la pratiquer, et sont parfaitement prêts à donner l’Évangile gratis, mais jamais les pains et les poissons.

Assez ! criez-vous.... Mais l’auteur s’est lassé plus vite que vous encore. Son ironie ne se complaît pas en elle-même, en des jeux froids et inféconds. Elle ne naît pas de l’indifférence ou du mépris pour les hommes, mais de l’indignation contre le mal ou contre l’hypocrisie, — c’est-à-dire de l’amour. Ce n’est pas le produit d’un cœur qui ne bal points mais d’un cœur qui bat trop vite.

Le paradoxe même n’est chez lui qu’un moyen de varier ses effets et qu’une autre forme de la passion. Toujours il nous mène à la charité. On doit prendre pour devise de la vie la plus noble, affirme Ruskin, le mot : « Buvons et mangeons, car demain nous mourrons ! » Paradoxe, dites-vous. Non, écoutez la suite : « … mais buvons et mangeons tous, et non quelques-uns seulement, enjoignant aux autres la sobriété. » — « Vous devez faire de la toilette, beaucoup de toilette, dit-il aux femmes, vous n’en faites pas assez, vous ne suivez pas assez la mode… pour les pauvres. Faites qu’ils soient beaux, et vous-mêmes alors vous paraîtrez belles, en un certain sens que vous n’imaginez pas, plus belles que jamais ! » Et il développe sa pensée avec une ironie à ce point tendue qu’elle en serait insupportable si, comme ces épées pointues des légendes qui se mettent à fleurir, ses sarcasmes acérés ne se résolvaient en un chant d’amour :


Laissez donc les arceaux et les colonnes des églises, mesdemoiselles, c’est vous que Dieu aime à voir ornées, non elles. Gardez vos roses pour vos cheveux, vos broderies pour vos vêtements. Vous êtes vous-mêmes l’église, mes enfants ; veillez à ce que vous soyez enfin ornées comme des femmes professant la pitié, avec les pierres précieuses des bonnes œuvres, — et en habillant vos sœurs pauvres comme vous-mêmes. Placez des roses aussi dans leurs cheveux ; placez des pierres précieuses aussi sur leurs poitrines, — veillez à ce qu’elles soient parées de votre pourpre et de votre écarlate, avec d’autres délices encore, à ce qu’elles aussi apprennent à lire l’héraldique dorée du ciel, à ce qu’elles connaissent de la terre non seulement les labeurs, mais les charmes. À elles aussi que les joyaux héréditaires rappellent l’orgueil de leur père, et de leur mère la beauté !

Parvenu à ces sommets de la charité, l’amour ne peut s’élever encore qu’en rencontrant le Christ. Qu’est-ce qui l’y mènera ? Une dissertation théologique, une biographie pieuse ? Non, ce qu’il y a de plus profane au monde : une aubade que l’esthéticien redira en souriant à la fin d’une conférence sur l’éducation des femmes, intitulée : Des jardins des reine, dans Sesame and Lilies. Car cette poésie que l’Évangile ne refuse à personne, pas même aux poètes et aux conteurs, qui, tout en répudiant son enseignement, font profiler leurs œuvres de son charme, Ruskin en imprégna toute sa passion esthétique. Et au moment où on la croit épuisée, à l’instant où il semble avoir fait dire aux figures des fresques et aux feuilles des arbres tout ce qu’elles disent d’humain, voici que, par un détour d’une infinie souplesse, en fredonnant une romance, il leur fait moduler des symphonies célestes. Et les âmes ferventes ou mystiques, que les grandeurs de la charité ont déjà conduites à l’esthétique de la parure, viennent maintenant à l’esthétique de la plante et de la fleur, ressuscitées au printemps en même temps que le Christ et parées de belles couleurs grâce à sa fine clairvoyance d’artiste, et à ses divines sollicitudes de jardinier :

Viens dans le jardin, Maud,
Car cette chauve-souris noire, la nuit, s’est envolée,
Et le chèvrefeuille répand ses parfums,
Et le musc des roses est dans l’air.

Ne descendrez-vous point parmi elles ? parmi ces douces choses vivantes dont le jeune courage jailli de la terre, en portant la couleur intense du ciel, fait monter la vigueur de joyeux épis ? et dont la pureté, lavée de la poussière, s’ouvre, bouton par bouton, pour devenir la fleur de la promesse, — et se tournant encore vers vous et pour vous, « le pied-d’alouette chuchote : j’entends, j’entends, et le lys murmure : j’attends ».

Avez-vous remarqué que j’ai passé deux lignes quand je vous ai lu cette première stance et pensez-vous que je les aie oubliées ?

Viens dans le jardin, Maud,
Car cette chauve-souris noire, la nuit, s’est envolée,
Viens dans le jardin, Maud,
Me voici à la porte, tout seul.

Qui est-ce, pensez-vous, qui se tient seul à la porte d’un jardin plus doux encore, vous attendant ? Avez-vous entendu parler non d’une Maud, mais d’une Madeleine, qui descendit à son jardin, à l’aurore, et trouva quelqu’un à la porte, qu’elle supposa être le jardinier ? Ne l’avez-vous pas cherché souvent, Lui, cherché en vain, tout le long de la nuit, cherché en vain à la porte de cet ancien jardin où l’épée enflammée est plantée ? Il n’est jamais là, mais à la porte de ce jardin-ci, il attend toujours, — il attend de vous prendre par la main, prêt à vous mener voir les fruits de la vallée, voir si la vigne a fleuri, et si les grenades ont bourgeonné. Là, vous verrez, avec Lui, les petites vrilles de la vigne que sa main dispose ; là, vous verrez pousser les grenades où sa main a laissé tomber la graine couleur de sang, — plus encore, vous verrez les cohortes des anges gardiens qui, des battements de leurs ailes, écartent les oiseaux affamés des champs qu’il a ensemencés. Et vous les entendrez se crier les uns aux autres, à travers les rangées des vignes : « Emparons-nous des renards, des petits renards qui pillent les vignes, parce que tendres sont les raisins de nos vignes ! »

Oh ! reines que vous êtes — ô reines, — parmi les collines et les tranquilles forêts vertes de ce pays qui est le vôtre, les renards auront-ils des terriers et les oiseaux de l’air des nids ? Et, dans vos villes, les pierres témoigneront-elles contre vous qu’elles sont les seuls oreillers où le Fils de l’Homme puisse reposer sa tête ?

Ce ton exalté, s’il se prolongeait, lasserait vite en nous tout ce qui vibre. Mais il s’infléchit aussitôt jusqu’à celui de la conversation et voici que le prophète qui tonnait sur la montagne s’assied dans un rocking-chair, croise les jambes et se met à lire le journal….

Et de même que l’enthousiasme et l’ironie se disputent sa pensée, la période et le trait se disputent son style, l’une pour entraîner le lecteur par sa continuité enveloppante, l’autre pour le tenir en haleine par sa capricante mobilité. Dans la première moitié dé son œuvre, de 1843 à 1860, c’est la première de ces deux formes qui domine, inspirée de l’Ecclesiasiical Polity de Hooker, de George Herbert, de Johnson et de Gibbon. Ce sont de grandes phrases aux souples replis, aux périodes sonores, contenant jusqu’à 619 mots et 80 signes intermédiaires de ponctuation, se déroulant lentement comme ces longues lames que ne redoutent pas les nageurs et qui s’infléchissent et se relèvent tour à tour, l’une poussée par l’autre, jusqu’à ce que la dernière enfin vienne s’effondrer sur le rivage en y laissant à peine, de toute l’écume soulevée et de tout le fracas retenti, un peu de sel amer.... Et au fond de ce fracas, une science de la mélodie, de la cadence, qui, s’il faut croire M. Frédéric Harrison, « n’a pas de rivale dans toute la littérature anglaise ». Après 1860, tout change. On ne sent plus la passion théorique du jeune homme qui, ayant la vie devant lui, prend le temps de combattre en de belles attitudes. On sent la volonté du lutteur qui veut porter coup. Plus de grandes vagues : la lame est courte et dure. Une grêle de petites phrases bien ajustées tombe sur le lecteur. Et pourtant, elles reflètent, dans leur exiguïté, toutes les choses aimées de la terre et du ciel. C’est une bataille de rayons. On ne marche plus à l’obscure clarté des Sept lampes de l’Architecture, mais au clair soleil attique de la Reine de l’air. Lui aussi, il a débarrassé ses toiles du bitume. Même il s’abstient de toute couleur qui ne serait que transition. Pas plus que les peintres de son pays ne mélangent leurs couleurs dissemblables, il ne fond ses différents styles. Il ne blaireaute pas sa pâte littéraire. Rien n’est ciment. Tout est idées. Et afin, sans doute, que ces idées soient plus nombreuses en un plus petit espace, comme ces « fleurs qui se serraient les unes contre les autres, par amour », non seulement les phrases, mais les mots eux-mêmes se raccourcissent. La fin de la préface de la Reine de l’air est presque uniquement faite de monosyllabes. À mesure qu’il s’élève dans la pure région des philosophies, il semble que tous les grands ornements littéraires l’embarrassent, et comme un aéronaute qui, pour monter encore, fait le sacrifice de ses vêtements inutiles, le voilà qui jette par-dessus la nacelle les « longues traînes » et les « fraises empesées », les bizarreries du temps d’Élisabeth, « les inversions, les longues sentences exégétiques » et les purpurei panni et les cascade-fashions et les allitérations, toute la défroque des Sept Lampes et des Modern Painters, — et son style, dès lors allégé, prompt, précis, monte droit au but. C’est alors qu’on a vraiment Ruskin. À ce moment l’on possède, de son esprit, les fruits non les plus éclatants, mais les plus mûrs : des images qui s’évident jusqu’à l’idée, des idées qui éclosent en images, des rêveries qui tournent en polémiques, des analyses qui s’achèvent en actions de grâces, de l’antithèse juste assez pour éclaircir, de l’érudition juste assez pour lester, trop de poésie pour traîner à terre, trop de science pour perdre pied, et enfin, pour ne pas être tout à fait dupe de son cœur, un peu d’humour, mais, pour ne pas être du tout dupe de son esprit, beaucoup d’amour.

Telle est, si nous avons la curiosité de lire encore quelque chose de lui, sa Lettre aux jeunes filles sur la façon dont elles doivent pratiquer la charité :

Si vous pouvez vous les payer, achetez des robes faites par une bonne faiseuse avec la précision et la perfection les plus absolues possible, mais que cette bonne faiseuse soit une personne pauvre et non une personne riche vivant dans une belle maison à Londres.

Employez une partie de chaque journée à un sérieux travail d’aiguille, en faisant des vêtements aussi jolis que vous pourrez pour les pauvres qui n’ont ni assez de temps ni assez de goût pour se les faire adroitement.

Ne recherchez jamais les divertissements, mais soyez toujours prêtes à être diverties. La plus petite chose contient en elle de quoi jouir, le moindre mot a de l’esprit lorsque vos mains sont occupées et que votre cœur est libre. Mais si vous faites de l’amusement le but de votre vie, le jour viendra où toutes les contorsions d’une pantomime de Noël ne parviendront pas à vous procurer un rire honnête.

Ce que vos parents veulent absolument vous faire porter comme beaux vêtements, portez-le — et portez-le fièrement et gentiment pour l’amour d’eux, mais, autant qu’il est en vous, veillez à travailler chaque jour à vêtir quelque être plus pauvre que vous. Et si vous ne pouvez le vêtir, au moins rendez-vous utiles avec vos mains. Vous pourrez faire vous-mêmes votre lit — laver votre vaisselle — nettoyer les objets dont vous vous servez — si vous ne pouvez faire autre chose.

Ne vous chagrinez ni ne vous tourmentez à cause des questions de religion et encore moins ne tourmentez les autres. Ne portez pas de croix blanches, ni de vêtements noirs, ni de guimpes. Personne n’a le droit de se promener en un uniforme agressivement céleste, — comme si c’était davantage son affaire ou son privilège que ce l’est de n’importe qui, d’être le serviteur de Dieu !

Venez en aide à vos compagnes, mais ne leur parlez pas religion et servez les pauvres, mais, de grâce, petits singes, ne leur faites pas de sermons ! Ils sont probablement, sans s’en douter, cinquante fois meilleurs chrétiens que vous, et, s’il faut que quelqu’un prêche, — laissez-les faire. Faites-vous d’eux des amis lorsqu’ils sont convenables, comme vous vous en faites des gens riches qui sont convenables. Partagez leurs sentiments, travaillez avec eux, et au bout de tout cela, si vous n’êtes pas sûres qu’on a des deux côtés du plaisir à se voir, retirez-vous de leur chemin. — Pour ce qui est de la charité matérielle, laissez-la faire aux gens plus vieux et plus sages et contentez-vous, comme les Athéniennes dans la procession de leur déesse tutélaire, de l’honneur de porter les corbeilles….