Rue Principale/Tome I/23

Éditions Bernard Valiquette (Tome I — Les Lortiep. 168-173).

XXIII

au feu !

Le soir même, Marcel et monsieur Bernard se promenaient dans la campagne, entre la ville et le grand bois, de l’autre côté du chemin de fer. Le temps était sec, juste assez froid pour donner aux promeneurs l’envie de marcher d’un bon pas.

Marcel venait de raconter comment Cunégonde, inflexible, avait refusé de retirer sa plainte, et comment Jules Lanctôt avait dû se résigner à se laisser conduire au cachot. Le récit de la scène qui avait eu pour théâtre, le jour même, le bureau du chef de police, avait pris en passant par la bouche de Cunégonde d’abord, par celle de Marcel ensuite, un tour vaudevillesque qui avait beaucoup amusé le vieillard.

Puis, la conversation avait pris un tour politique. Ce pauvre Gaston avait eu, la veille, des émotions dont il se souviendrait. Messieurs les électeurs avaient déposé leur bulletin dans les boîtes scellées et, malgré tous les espoirs permis par la campagne, Héliodore Blanchard avait été réélu.

— Évidemment, prétendit Marcel, il l’a été parce que ses organisateurs se sont arrangés pour faire voter les morts et les absents ! Et encore ! Une majorité de treize voix pour Blanchard, on peut considérer ça comme une victoire morale pour Gaston !

— Disons, si tu le veux bien, répondit monsieur Bernard, que c’est une défaite honorable. Sais-tu si Gaston va entreprendre des procédures en contestation ?…

— Je ne pense pas, non. Il se dit guéri de la politique et il ne prétend plus qu’on lui en parle.

— En somme, qui sait si ça ne vaut pas mieux comme ça ? Il est bien possible que, des deux, le perdant ne soit pas celui qu’on pense.

Et monsieur Bernard se lança dans une longue dissertation sur la politique ; dissertation agrémentée d’un parallèle entre les avantages et les inconvénients qu’elle apporte à ceux qui en font. Il avait décidément, sur toutes choses, des idées peu banales, et Marcel, amusé, écoutait avec un intérêt grandissant les réflexions de son patron, lorsqu’une lueur rouge attira son attention.

— Je vous demande pardon de vous interrompre, monsieur Bernard, mais regardez donc là-bas.

— Diable ! Ça n’est pas normal ça ! On dirait des flammes. Le feu a certainement pris quelque part.

— Ça m’a tout l’air d’être un gros feu !

— En effet…

— Courons, courons vite !… J’ai toujours aimé ça moi, les incendies.

— Vas-y, Marcel, prends de l’avance. Je finirai bien par te rejoindre !

Les coudes collés au corps, Marcel partit à fond de train, suivi, de plus en plus loin, par un monsieur Bernard essoufflé mais tenace.

***

Marcel, sans ralentir l’allure, franchit plus d’un demi mille avant de pouvoir situer exactement le sinistre, qui semblait se faire plus violent d’instant en instant. C’était la maison des Lamarche qui flambait ainsi qu’une torche enduite de résine. Les Lamarche ! Tout Saint-Albert avait, pour cette pauvre veuve paralysée et ses deux enfants, la sympathie qu’attirent toujours le courage malheureux et la misère vaillamment supportée. Le sort s’était montré singulièrement cruel pour ces pauvres gens. La mère était restée paralysée après avoir donné le jour à Simonne, qui était aujourd’hui, malgré les heures sombres de son enfance, une belle et grande jeune fille de dix-neuf ans. Dix ans après, le père, ouvrier électricien, s’était tué dans une chute ridicule de dix pieds à peine. Depuis, André, l’aîné des deux orphelins, devenu chef de famille à douze ans, avait fait tous les métiers d’enfant avant de faire tous les métiers d’homme. Il avait vendu des journaux, porté des paquets pour un épicier, relevé des quilles au bowling, balayé un atelier d’imprimerie, gagnant misérablement quelques dollars par semaine, tout en continuant à apprendre les choses dont il avait dû interrompre l’étude, en quittant l’école à l’âge où les autres commencent à y aller sérieusement.

Et là, la minable maison de bois qui abritait leur détresse et leur vaillance, à ces pauvres Lamarche, se consumait dans le ciel de novembre !

Près d’une cinquantaine de personnes entouraient le brasier lorsque Marcel arriva. De tous côtés fusaient des conseils, s’élevaient des cris, mais personne ne semblait se soucier de passer à l’action. Passer à l’action ? À quoi cela aurait-il pu servir ? Cette bicoque de bois, dont l’étage supérieur était déjà presqu’à moitié consumé, ne pouvait que flamber jusqu’à ce que sa dernière poutre se fût effondrée. Marcel, comme les autres, regarda tristement ce spectacle à la fois grandiose et effrayant.

— Voyons ! dit quelqu’un à côté de lui, qu’est-ce qu’ils font donc, ces pompiers-là qu’ils n’arrivent pas ?

C’était vrai pourtant. La maison des Lamarche était située sur le territoire de Saint-Albert, encore qu’assez loin de l’agglomération. Les pompiers auraient dû être arrivés !

— Tu sais bien, fit une voix répondant à la première, que ces paresseux-là vont se montrer quand ça sera tout brûlé.

Mais Mathieu et Girard venaient de faire leur apparition. Tout de suite le boucher réunit quelques spectateurs.

— Venez-vous-en, les gars ! cria-t-il au-dessus du crépitement des flammes. Il y a encore moyen d’entrer dans la maison. Sauvons ce que nous pourrons !

Au lieu d’avancer, quelques hommes reculèrent : mais d’autres, et parmi eux Marcel, se précipitèrent dans la maison et en ressortirent bientôt, toussant et crachant, mais porteurs de quelques misérables objets de mobilier.

De minute en minute la foule grossissait, et le cercle qu’elle formait s’élargissait, tant la chaleur augmentait et faisait reculer les curieux mieux que le meilleur des services d’ordre.

Une chaîne avait fini par s’organiser, et une dizaine de seaux circulaient de main en main. Mais que pouvaient quelques misérables seaux d’eau contre ce feu dont le vent activait la rage ?

— Approchez pas trop !

— Laissez passer les chaudières !

— Allez donc jaser plus loin, les femmes !…

— Par ici Ernest !…

— On y va là !…

— Faites bien attention, ça va s’écrouler bien vite !…

Les avertissements, les conseils, les imprécations, les encouragements se croisaient, bondissaient, rebondissaient, tandis que quelques hommes livraient vaillamment un combat perdu d’avance !

— Batêche de batêche ! cria Mathieu en ressortant pour la troisième fois de la maison en flammes, qu’est-ce qu’ils font donc ces pompiers-là ?… On paie pourtant assez cher de taxes pour qu’ils viennent au moins voir ce qui se passe quand il y a un feu !

Et soudain, rapide, grondante, une rumeur courut de groupe en groupe :

— Madame Lamarche ! La pauvre madame Lamarche est en haut, dans sa chambre !

La paralytique !… Personne jusque-là n’y avait songé ; personne ne s’était dit que cette femme, qui n’était pas sortie de chez elle depuis dix-neuf ans, devait s’y trouver lorsque l’incendie avait commencé, et devait y être encore !

— Laissez passer les porteurs d’eau, là !…

— Faites donc la chaîne vous aussi, espèce de sans-cœur que vous êtes là !

— Voyons donc, sans dessein ! C’est sur le feu, pas sur mes culottes qu’il faut jeter ton eau !…

— Madame Lamarche ? se dit Marcel. Faut pourtant faire quelque chose !

Et il courut rejoindre Mathieu.

— Sais-tu où est sa chambre ? demanda le boucher.

— Là, tiens regarde !… La dernière fenêtre à gauche ; le feu ne m’a pas encore l’air d’être rendu là ! Faut y aller.

— Vous savez bien qu’il est trop tard à cette heure, dit quelqu’un. Personne n’est capable d’entrer là-dedans !

— Regardez, dit Girard. C’est ben sérieux, mais c’est une échelle ça, là-bas, le long de la clôture !

— Allez la chercher, dit Marcel, je vais monter, moi !

— Prenez garde, Marcel, dit monsieur Bernard qui venait enfin d’arriver. Pas d’imprudence !

Dix secondes plus tard, l’échelle était dressée, et Marcel avait déjà le pied sur le premier échelon, quand un bras lui tendit un imperméable.

— Tiens ! mets ça, ça te protégera toujours un peu.

Tous les yeux étaient fixés sur ce nouveau drame, dérivé du premier, et dont l’acteur était un jeune homme que, la veille encore, la moitié de ces gens-là accablaient de leur mépris.

— Vous me dites pas qu’il a envie de monter dans cette fournaise là, lui ?

— Il est fou, ma parole !

— Vous savez bien que ça sert à rien !

— Autant dire qu’il a le goût de se suicider !

— Taisez-vous, il monte là !

— Il monte !

— Qui c’est donc ça ?

— Marcel Lortie ! D’où c’est que vous sortez donc vous, la mère ?

— Taisez-vous donc !

— Oui, taisez-vous !

Un à un, Marcel gravissait les degrés de l’échelle. Haletante, la foule s’était tue. Seul le crépitement des flammes, auquel se joignaient maintenant des craquements précurseurs d’effondrement, emplissait, de son bruit sinistre, cette nuit de novembre. Le haut de l’échelle se cachait dans la fumée, et Marcel disparut à la vue de tous, longtemps avant d’avoir atteint la fenêtre.

Que se passait-il derrière cet écran ? Le jeune sauveteur allait-il trouver un cadavre ou un être vivant ? Aurait-il le temps de ramener son fardeau à l’air libre, avant l’écroulement ? Pourrait-il seulement pénétrer dans cette maison en flammes ?

C’est ce que chacun se demandait, lorsqu’enfin — mieux vaut tard que jamais — on entendit les cloches et les sirènes de la brigade des pompiers.