Rue Principale/Tome I/07

VII

de grands stratèges ébauchent un plan de campagne… électorale

Il était près de neuf heures du soir. Dans la boutique à façade blanche, à l’enseigne — Grande boulangerie moderne. Phil. Girard, prop., deux hommes jouaient aux dames : le boulanger lui-même et le boucher, son compère. Assis, l’un sur une chaise et l’autre sur une caisse, le damier tenu en équilibre sur leurs quatre genoux, Girard et Mathieu se faisaient une lutte bien inégale. Depuis que, d’un doigt négligent, il avait poussé un pion, Mathieu avait bourré sa pipe sans hâte, l’avait allumée et avait répandu autour de lui un formidable nuage bleuâtre. Girard, immobile comme le Sphynx, semblait hypnotisé par la position précaire de ses pions.

— Ben quoi, Phil, dit Mathieu, penses-tu que tu vas vivre assez vieux pour jouer ? C’est à toi, tu sais.

— Ben oui, ben oui, je le sais bien, farine d’avoine, que c’est à moi, mais… mais…

— Mais quoi ? Dis-moi pas que t’attends que les Japonais et les Chinois aient fini de se chicaner !

— C’est ben serieux de ce que t’es bavard, toi !

— Bavard, bavard, il y a toujours ben un bout ! Ça fait quasiment dix minutes que j’attends là !

— Est-ce que je te dis quelque chose quand tu prends ton temps ? C’est comme ça que tu gagnes, toi ! Tu me laisses pas tranquille une minute. T’as le tour de me mettre sur les nerfs, puis je sais plus ce que je fais !

— C’est bon, batêche ! je dirai plus rien. Mais essaie donc de te décider !

— Correct ! correct !

Mathieu haussa les épaules, tira son canif de sa poche, l’ouvrit posément et se mit en devoir de faire la toilette de ses ongles. Pendant ce temps. Girard rongeait les siens.

— C’est ben serieux, dit-il, mais si je joue là, tu m’en prends un, puis deux, puis trois, puis tu vas à dame. C’est bon à rien !

— Joue ailleurs, laissa tomber Mathieu avec un ton de méprisante supériorité.

— Puis si je joue là, c’est encore pire ! Tu m’en manges rien que deux, mais je suis obligé de t’en manger un, puis après tu m’en manges un, deux, trois, quatre et tu vas encore à dame !

— C’est ben simple, joue pas là.

Girard hésita quelques secondes. Soudain, les rides qui plissaient son front disparurent, un sourire fit place à la moue de désespoir qui lui déformait la bouche depuis un quart d’heure, et il s’écria :

— Ben oui, gâteau aux amendes ! Ben sûr ! Comment est-ce que j’ai pu faire pour pas voir ça plus tôt ?

D’un geste précis il avança un pion.

— Tu as joué ? demanda Mathieu. Tu es bien sûr que tu as joué ?

— Bien sûr que j’ai joué !

— Mon pauvre Phil, va ! Un, deux, trois.

Et l’énoncé de chaque chiffre s’accompagnait du claquement sonore du pion envahisseur rentrant en contact avec le damier, après avoir bondi par dessus l’ennemi conquis. Le pauvre Girard avait une mine de chien battu.

— Oh ! farine d’avoine de désespoir ! J’avais pas vu ça, moi !

— Mange à cette heure, dit le boucher.

Il fallut bien que Girard s’exécutât. Il avait un pion à prendre, il le prit. Et soudain, homérique, formidable, le rire de Mathieu emplit la boutique.

— Mon pauvre Phil ! Tu parles d’une affaire !

Un… puis deux… puis trois. Donne-moi une dame à cette heure !

Girard était écrasé.

— Ça te prend ben pas grand chose pour te faire rire, dit-il vexé.

— Donne-moi une dame, allons ! Donne-moi une dame !

— Hé ! farine d’avoine ! s’écria Girard. Quand je pense que c’est moi qui lui ai montré à jouer à cet enfant de nananne là ! C’est ben serieux tout de même !

La porte s’ouvrit pour livrer passage à monsieur Bernard.

— Voilà une partie qui a l’air mouvementée, dit le nouveau venu après les salutations d’usage : je vous en prie, messieurs, continuez, continuez !

— Ben non, monsieur Bernard, c’est fini cette affaire-là, répondit Mathieu. Ce pauvre Girard est battu, et comme il est mauvais perdant, ça le met pas mal en rogne.

— Mauvais perdant ? Mauvais perdant ? C’est ben serieux de mentir de même ! hurla Girard. Si j’étais mauvais perdant, ça fait des années que je jouerais plus avec ce gars-là !

— Comment ? rétorqua Mathieu. Et pourquoi donc ça ?

— Pourquoi, farine d’avoine ? Ben parce que ça fait depuis le jour où Lindbergh est arrivé à Paris que j’ai pas gagné une partie. Et on joue au moins une couple de fois par semaine !

— Puis pour moi, batêche ! pensez-vous que c’est plaisant, monsieur Bernard ? demanda Mathieu. Lui, il a toujours l’espoir de gagner un jour, tandis que moi, je sais d’avance que je n’aurai pas d’opposition.

Une fois encore, la porte, en s’ouvrant, vint couper court à la discussion. Cette fois, c’était Gaston qui arrivait. N’avait-il pas promis que ce soir-là, aussitôt après la fermeture du restaurant, il viendrait dire à ses amis si oui ou non il acceptait de poser sa candidature aux élections municipales ?

— Et alors, Gaston, tu as décidé quelque chose, j’espère bien ? questionna le boulanger.

— Monsieur Bernard ne vous a fait part de rien ?

— Ma foi non, Gaston, répondit Bernard. J’ai pensé que c’était un privilège qui vous appartenait.

— Oh ! fit le restaurateur, vous auriez pu le leur dire, vous savez ; je ne me serais pas formalisé pour ça.

Mathieu, à qui son impatience faisait trouver tous ces échanges de politesses bien longs, insista:

— Enfin, qu’est-ce que c’est ta décision ?

Gaston qui, ne l’oublions pas, avait joué la comédie au temps béni où il lui restait des illusions, ménagea son effet. Il toussa pour s’éclaircir la voix, regarda tour à tour chacun de ses trois spectateurs — nous voulons dire chacun de ses trois interlocuteurs — pour s’assurer qu’il avait bien toute leur attention et, posément, leur débita : — Messieurs et chers amis. Vous me pressez de vous dire à quelle décision m’ont poussé mes lentes, mes laborieuses réflexions de ces derniers jours. En quelques mots, pour être bref et précis, je vous dirai, mes chers collègues, ou plutôt, j’aurai le plaisir de vous apprendre, que j’ai décidé d’accepter votre offre et de poser ma candidature aux prochaines élections municipales, avec l’espoir juste et raisonnable de battre Héliodore Blanchard, ce paltoquet dont les manigances me dégoûtent depuis beaucoup trop longtemps.

Mathieu et Girard n’avaient pas attendu la fin de la tirade pour extérioriser leur satisfaction.

À peine Gaston avait-il dit « j’aurai le plaisir de vous apprendre que j’ai décidé d’accepter » que déjà les deux compères tombaient dans les bras l’un de l’autre et esquissaient un pas de gigue. Puis ce furent de bruyants vivats, de violentes mais cordiales poignées de mains, et même la traditionnelle et inévitable chanson canadienne où il est dit que l’acclamé, même s’il n’a jamais été militaire, a gagné ses épaulettes. Mais il faut que les démonstrations les plus enthousiastes et les hourras les plus vibrants aient une fin, quand ce ne serait que pour ménager les cordes vocales des foules : le boucher et le boulanger finirent donc par se calmer, et Gaston, s’adressant à monsieur Bernard, put enfin reprendre la parole.

— Mon cher monsieur Bernard, dit-il, si j’osais je vous demanderais bien quelque chose.

— Mais ne vous gênez pas, mon cher Gaston !

— En somme c’est assez simple. Je voulais vous demander, monsieur Bernard, si vous me feriez l’honneur et l’amitié très grande de prendre la direction de ma campagne électorale ?

Et comme le vieil homme se récriait, il ajouta :

— J’ai en votre jugement, en la sagesse de vos avis, en la pondération de votre caractère, une confiance si grande, si absolue, peuchère ! que je crois que si vous me refusez ça, je retire ma candidature séance tenante, c’est-à-dire, pour dire le vrai, avant même que de l’avoir posée !

Monsieur Bernard eut beau exposer qu’il était trop nouveau venu dans la ville, qu’à son âge il manquerait sans doute de l’énergie nécessaire à d’aussi ardents combats, que d’autres, qui connaissaient mieux que lui les électeurs du quartier et leur mentalité, seraient bien plus à la hauteur ; rien n’y fit. Gaston n’en voulut pas démordre, et comme Girard d’abord, Mathieu ensuite joignirent leurs voix à la sienne, il finit par accepter.

— Et maintenant, mes enfants ! s’écria Gaston ; asseyons-nous et traçons, si vous le voulez bien, l’ébauche de notre plan, de notre plan qui assainira, une fois pour toutes, la politique de notre cité !

Les chaises se rapprochèrent et, jusque tard dans la nuit, comme les conspirateurs de La fille de Madame Angot, les quatre hommes discutèrent.

Pendant ce temps, dans son lit, Héliodore Blanchard se demandait pourquoi diable les oreilles lui tintaient avec tant d’insistance. Mais comme il ne pouvait savoir que, là-bas, dans la boutique du boulanger, il était surtout question de lui ; il mit ça sur le compte de sa digestion, se leva pour aller prendre une dose de bicarbonate de soude, se cogna violemment le gros orteil du pied gauche contre la patte d’une chaise, blasphéma le nom du Seigneur — pas trop fort pour ne pas réveiller sa femme — et se remit au lit.