Rue Principale/Tome I/05

V

où l’on voit quelques personnages se préoccuper à la fois du sort de marcel et des élections prochaines

Il y avait neuf jours que Marcel était en prison. Ses amis, qui avaient d’abord affiché un optimisme plein de désinvolture, commençaient, sans oser se l’avouer, à trouver que son innocence était bien difficile à établir. Bob, dès le lendemain de l’arrestation, avait obtenu du chef Langelier la permission de concentrer tous ses efforts à résoudre la question du revolver, qui était d’ailleurs la seule qui restait à résoudre, puisque le malheureux assommé à coups de bouteille, et qui heureusement avait fort bien vu son agresseur, avait innocenté Marcel dès qu’il avait repris connaissance.

Mais cette question du revolver semblait insoluble.

— Bah ! avait dit Bob, si ce revolver-là appartient à quelqu’un, je finirai bien par dénicher son propriétaire !

Mais depuis huit jours, il avait beau questionner tous ceux qu’il rencontrait, il avait beau chercher à amadouer les quelques mauvais sujets qui fréquentaient assidûment chez Tony, il ne trouvait rien. Cette arme, personne ne l’avait vue, tout le monde en ignorait jusqu’à l’existence ; et le sergent, malgré sa perspicacité, malgré l’habitude qu’il avait de déceler le mensonge chez ses interlocuteurs, n’avait encore rien trouvé de suspect dans les réponses qui lui avaient été faites.

Pendant ce temps, Marcel se morfondait dans sa cellule et Ninette, de plus en plus abattue, sentait l’espoir l’abandonner.

Bref, on était à dix jours de la date fixée pour le procès, et Bob n’était pas plus avancé qu’au premier soir. À Saint-Albert, on n’avait plus guère d’autre sujet de conversation. Dire si les convaincus de l’innocence de Marcel étaient plus nombreux que les convaincus de sa culpabilité serait assez difficile. On voyait des gens qui hochaient la tête avec des petits airs entendus et qui laissaient entendre qu’il n’y a jamais de fumée sans feu ; on en voyait d’autres, les vieux surtout, qui en profitaient pour attirer les foudres du Seigneur sur le lieu de perdition qu’était, à leurs yeux, une salle de pool, et qui ne se gênaient pas pour s’écrier avec des mines à la fois contrites et satisfaites :

— Vous voyez où ça conduit la jeunesse d’aujourd’hui. des endroits pareils ! De notre temps…

Et la litanie suivait.

C’était d’ailleurs les mêmes qui, quand ils rencontraient Ninette, lui faisaient des petits saluts hypocritement douloureux ou allaient même jusqu’à lui prendre les deux mains, à hocher tristement la tête, à faire semblant de ravaler une larme et à dire :

— Pauvre petite Ninette, va ! Que c’est donc triste une affaire de même ! Pensez-vous que le sergent Gendron a assez d’influence pour arranger ça ?

Assez d’influence ! On ne doutait pas de la culpabilité mais, à cause de la situation de Bob, on admettait fort bien que la justice put errer.

Heureusement, nous l’avons dit, nombreux étaient ceux qui restaient persuadés que Marcel était victime de quelque malandrin qui lui avait glissé son arme dans la poche au plus fort de la bagarre.

De ceux-là étaient évidemment Gaston Lecrevier et monsieur Bernard qui, dans le restaurant désert, s’étaient mis à jouer aux cartes, une fois le dernier client parti. En jouant, Gaston parlait beaucoup, ce qui ne l’empêchait pas de gagner tout ce qu’il voulait.

— À propos, mon cher monsieur Bernard, dit-il soudain en terminant une dissertation sur le prix des denrées alimentaires, à propos, rien de neuf dans l’affaire de Marcel ?

— Hélas non, rien du tout. Ce pauvre Gendron s’élance tous les matins dans une direction nouvelle, mais tous les soirs…

— Il se cogne le nez sur une muraille. Je vois ça d’ici. Et pourtant, bonne mère ! on ne m’ôtera pas de l’idée qu’un de ces quatre matins, Bob, qui est loin d’être un imbécile, croyez-en ce que je vous en dis, finira par mettre la main sur l’individu qu’il cherche !

À ce moment la porte s’ouvrit. Mathieu, le boucher, et Girard, le boulanger, entrèrent avec une impétuosité qui ne leur était pas coutumière. Il y avait entre Mathieu, que nous connaissons déjà, et son inséparable ami Girard, une différence d’aspect physique qui étonnait ceux qui, pour la première fois, les voyaient ensemble, et aurait fort probablement fait se gausser les habitants de Saint-Albert si, de mémoire d’homme, on n’avait eu l’habitude de voir Girard où l’on voyait Mathieu et Mathieu où l’on apercevait Girard. Autant Mathieu était grand et fort, autant Girard était petit et mince : autant le boucher semblait menacé d’apoplexie, autant le boulanger avait les joues de la couleur de la farine qu’il pétrissait. Il ne fallait pourtant pas s’y tromper ; dans les coups durs de leur jeunesse, Girard avait toujours fait largement sa part et il y avait, de par la ville, plus d’un individu qui aurait pu dire que les poings de Girard, si petits qu’ils fussent, étaient loin d’être tendres. Mais là ne s’arrêtait point la différence. Mathieu avait une voix de basse, Girard une voix de ténor ; Mathieu avait une chevelure noire, abondante et crépue, Girard avait été blond mais n’était plus que chauve. Dernier détail : dans toutes les discussions, c’était Mathieu qui criait le plus fort, mais c’était toujours Girard qui avait le dernier mot.

— Gaston, dit Mathieu une fois les politesses faites, je crois que je t’apporte des nouvelles toutes fraîches qui vont te faire écartiller les yeux pas pour rire.

— C’est ben sérieux, renchérit Girard, mais moi, je peux pas encore le croire.

— Hé ! Bagasse ! s’écria Gaston, qu’attendez-vous pour me le dire, si c’est à ce point extraordinaire ?

Mathieu, pour mieux ménager son effet, prit une chaise sans se presser, y déposa ses deux cents livres, leva le bras et dit :

— J’arrive de l’hôtel de ville ; le maire Lefrançois vient de démissionner, et le conseil a fixé les élections au deuxième lundi de novembre.

On aurait annoncé à Gaston qu’il avait gagné le gros lot à la loterie, qu’il n’aurait pas manifesté plus de satisfaction. Il y avait si longtemps qu’il prédisait, avec accompagnement de grands coups de poing sur la table, la chute du gouvernement municipal.

Ça alors, dit-il, ça alors, ça me fait plaisir, peuchère !

一 Mais dites donc, Gaston, dit Bernard ; si je ne me trompe vous m’aviez annoncé que ce serait pour janvier ou février ces élections-là ?

Gaston sembla ne pas entendre la question qui rappelait, avec trop de précision, l’erreur de ses pronostics.

— Raconte-nous ça, Mathieu, hé ? Raconte donc qu’on sache un peu comment ça s’est passé !

— C’est ben simple, dit Mathieu, j’ai pas le diable de détails, mais je sais que tout-à-l’heure, pendant la discussion sur l’entretien des rues et l’enlèvement de la neige l’hiver qui vient, le maire a donné sa démission, puis que ça s’est tellement envelimé que la majorité du conseil a décidé d’aller devant le peuple le deuxième lundi de novembre.

Ce fut le point de départ d’une jolie discussion. Un homme politique canadien-français s’est plaint un jour du peu d’intérêt de ses concitoyens pour la chose publique ; cet homme politique n’était certes jamais passé par Saint-Albert ! Pendant une heure, ces quatre hommes, dont l’un, monsieur Bernard, n’avait élu domicile dans la ville que depuis un mois à peine, tentèrent avec ardeur de démêler l’écheveau des intrigues municipales et de décréter, sur l’heure, la composition du prochain conseil. Il fallait une diversion pour mettre fin à la discussion. Ce fut Mathieu qui, se levant avec dignité et prenant un air solennel, la fournit. Il faut dire que depuis dix minutes, Girard lui faisait des signes mystérieux et désespérés.

Lorsque Mathieu fut debout et que Girard se fut placé à son côté, Gaston se rendit compte qu’ils avaient perdu leur air de tous les jours.

— Eh ! bien, quoi, bougres d’andouilles, qu’est-ce qui vous prend ? Vous avez l’air de deux sergents de ville qui ont avalé leur parapluie !

Mathieu et Girard se regardèrent sans mot dire, échangèrent des clins d’œil pleins de sous-entendus, sourirent avec condescendance et prirent un air avantageux. Monsieur Bernard contemplait la scène avec un malicieux plaisir.

— Non mais sans blagues ! renchérit Gaston, vous avez l’air de jouer aux tableaux vivants, pas moinsse !

— Dis-y donc, conseilla Girard.

— Penses-tu ? fit Mathieu.

— Il me semble, moi, farine d’avoine ! À quoi que ça sert d’attendre plus longtemps ?

— Dans ce cas-là, se décida Mathieu, je vas te dire toute l’affaire, mon vieux Gaston. Girard puis moi, on a eu une idée à soir. Enfin je veux dire que malgré que t’aies déjà eu l’air de refuser une fois quand on t’a demandé, à l’assemblée des commerçants de la rue Principale, de poser ta candidature contre Héliodore Blanchard, euh… on a pensé que… enfin viande de bœuf ! on s’est dit que peut-être bien qu’on pourrait te faire changer d’idée et que… et que…

Et comme toujours en l’occurrence, lorsque Girard vit l’éloquence de Mathieu en difficulté, il vint à la rescousse.

— C’est ben serieux, dit-il, mais faut que tu te présentes, sinon on n’aura pas de chance de débarquer Blanchard.

Gaston avait pris l’attitude de Napoléon à la veille de Waterloo. Bernard s’amusait de plus en plus.

— Il dit pas non, fit Mathieu.

— Il a pas dit oui encore, répliqua Girard.

— Mes chers amis et chers concitoyens, si je ne vous ai pas dit oui tout de suite, c’est parce que j’ai malheureusement l’intention de vous dire non. La proposition que vous me faites ce soir, qui m’honore au-delà de toute expression et qui, en somme, n’est que la confirmation de celle que m’ont faite l’autre jour mes collègues commerçants, gonflerait de fierté la poitrine de feu mon père s’il était encore de ce monde. Que le Seigneur ait son âme ! Mais, chers amis et collègues, j’ai réfléchi et je me suis dit que, quand le chasseur chasse deux lièvres à la fois, il en manque toujours une et que, par conséquent, malgré tout le plaisir que j’éprouverais à mettre mon nez dans les affaires de Saint-Albert, peuchère ! je ne pouvais pas courir le risque de ruiner mon commerce.

— Ben oui, Gaston, ben oui, répliqua Mathieu ; mais il y a des moments où il faut qu’un homme sacrifie ses intérêts personnels aux intérêts de la communauté.

— C’est ben sérieux ce qu’il a bien dit ça ! approuva Girard.

Monsieur Bernard avait cessé de sourire.

— Oui, viande de bœuf ! poursuivit Mathieu, l’espoir de tous les commerçants de la rue Principale puis de tout le bon monde du quartier, ne repose plus que sur toi, mon cher Gaston, pour être enfin représentés à l’hôtel de ville par un honnête homme !

— Évidemment, mon bon, évidemment. Seulement…

Mais Mathieu ne voulut pas entendre l’objection :

— Il n’y a pas de seulement qui tienne, Gaston ! Il est grand temps, il est même plus que temps qu’on se débarrasse de Blanchard et de ses pareils une bonne fois ! Puis, d’après tout le monde, il n’y a qu’un homme, à l’heure actuelle, qui soit capable de recueillir assez de voix pour faire ce nettoyage-là ; c’est toi Gaston !

— Ça, c’est toi qui le dis ! Et puis d’ailleurs, ce n’est pas une raison pour que je fasse une bêtise pareille. Pendant que je serai à l’hôtel de ville, occupé à faire les affaires des autres, mon fricot collera au fond de mes casseroles et je perdrai ma clientèle !

Il n’y avait déjà plus, dans la voix de Gaston, ce ton d’inébranlable conviction avec lequel il avait débité sa première tirade. Le boucher et le boulanger s’en rendirent compte et, tandis que monsieur Bernard, toujours muet et souriant, bourrait tranquillement sa pipe, les deux compères, sentant que l’heure était venue, que l’instant était propice, redoublèrent d’ardeur.

Puisqu’il fallait prendre la forteresse d’assaut, ils la prendraient. Il fallait que Gaston cédât !