Rue Principale/Tome I/04

IV

où l’on voit les choses aller de mal en pis

Le chef Langelier, maître suprême de la police de Saint-Albert, arpentait son bureau de long en large. C’était un homme de plus de soixante ans, haut de taille et dur d’aspect. Trente-cinq ans passés au service de la loi n’avaient pu réussir à lui endurcir le cœur. Bob, debout près de la fenêtre, mâchait nerveusement le bout d’une allumette. Ninette pleurait doucement, appuyée sur le large pupitre de chêne.

— Voyons, monsieur Langelier, répétait-elle pour la vingtième fois, vous allez le relâcher ? Il n’est pas possible qu’il ait fait quelque chose de mal !

— Ah ! ça me fait ben de la peine, mam’zelle Lortie, ben de la peine de vous voir tant de chagrin, mais sur les quinze cimequières de gars qu’on m’a amenés, je pense que je vais être obligé d’en garder rien qu’un, puis ça va être votre frère !

— Mais qu’est-ce qu’il a fait ?

— Il y a un homme à l’hôpital, le crâne fendu, bouteille cassée sur la tête. Il en reviendra peut-être bien pas.

— Mais ça ne peut pas être Marcel qui…

— Ça a bien l’air à ça, cimequière ! Il y a deux types qui disent qu’ils l’ont vu et il faut bien vous dire que s’il fallait que le blessé vienne à mourir, votre frère serait dans une fichue position, c’est moi qui vous le dis !

— Est-ce qu’il est si mal que ça ? demanda Bob.

— Je sais pas encore, Gendron. À l’heure qu’il est le docteur Langlois est occupé à l’examiner : mais ça regarde mal, ça regarde ben mal. Il paraît que ça a toutes les allures d’une fracture du crâne. Il y a cinq minutes il n’avait pas repris connaissance !

Ninette ferma les yeux pour ne pas voir danser les choses autour d’elle. Pendant quelques minutes on n’entendit que le bruit des doigts de Bob tambourinant nerveusement la fenêtre, et celui des pas de Langelier qui activait l’allure d’instant en instant. En Ninette il se fit un travail étrange. Derrière ses paupières fermées apparut un point jaune qui s’élargit rapidement en un cercle aux bords couleur de flamme. Peu à peu le cercle se ternit, devint d’un blanc sale, presque gris. L’auréole flamboyante s’éteignit rapidement et la vision, effarante, se précisa. Une cour démesurément longue, étrangement étroite lui apparut. Tout au fond, une potence était dressée. Du ciel, l’eau tombait en cascades. Jamais elle n’avait vu pleuvoir ainsi ! Et soudain, un homme sortit de terre, leva les bras et, sans se retourner, marcha vers le gibet. Cette silhouette, c’était celle de Marcel : la pluie, c’était le bruit que faisait Bob en tambourinant la vitre : le pas du condamné, c’était celui de Langelier tournant dans son bureau comme un fauve encagé !

Langelier parla :

— Je vais voir où ils en sont !

La porte s’ouvrit, se ferma : Ninette n’entendit plus le pas de l’homme et, comme Bob avait quitté la fenêtre, elle n’entendit plus la pluie tomber. La vision disparut. Elle trouva la force d’ouvrir les yeux et celle de ne pas s’évanouir.

Deux minutes plus tard, Langelier revint.

— Et alors, chef ? demanda Bob.

— Mauvais !

Ninette pensa au blessé.

— L’homme, à l’hôpital ?

— Non, pas de nouvelles de ce côté-là. Mais ça, c’est pire !

En disant ces mots il lança sur la table un revolver nickelé.

— On a trouvé ça dans les poches de votre frère.

— Tonnerre ! Il ne manquait plus que ça ! rugit Bob.

Mais déjà Ninette protestait :

— Non, dit-elle, non, ça n’est pas possible ! Marcel n’a jamais eu de revolver de sa vie ! Jamais ! Jamais !

— C’est ce qu’il prétend, lui aussi, répliqua Langelier. D’ailleurs, vous allez bien voir, je vais le faire venir.

Un ordre bref au téléphone et, bientôt, Marcel apparut dans le cadre de la porte.

— Ninette !

— Mon pauvre Marcel !

— Ça n’est pas à moi ce revolver là, Ninette ! Je ne l’ai jamais vu ! Je te le jure !

Langelier intervint, bourru, presque violent :

— Voyons donc, cimequière ! C’est pas à toi ! C’est pas à toi ! Il n’est pas venu dans ta poche tout seul ! Non ?

— Est-ce que je sais, moi, comment il est venu dans ma poche ? Je vous dis que je ne l’ai jamais vu !

Bob intervint :

— Écoute-moi bien, Marcel. Pendant la bagarre, là-bas, tu n’aurais pas senti quelqu’un qui te glissait quelque chose de lourd dans la poche ?

— Non, Bob, je n’ai rien senti du tout.

À ce moment là seulement, Ninette s’aperçut qu’il avait un œil horriblement tuméfié.

— Mon pauvre petit, dit-elle. Ton œil !…

— Oh ! ça ne fait rien ça, répondit Marcel. Un œil noirci, ça s’arrange tout seul.

Puis, se tournant vers Langelier :

— Et vous savez, ce n’est pas moi qui ai frappé le gars sur la tête, non plus. D’abord, je n’ai pas eu de bouteille en main pendant tout le temps que ça a duré ; et puis, je ne l’ai même pas vu quand il a été assommé. Je n’étais pas près de lui.

— On verra ça plus tard, répliqua le chef de police. Pour le moment, je t’avoue que l’histoire du revolver m’embête saprement plus que l’histoire du coup de bouteille.

— Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, Monsieur Langelier ? Je n’ai jamais eu de revolver de ma vie.

Bob avait pris l’arme et s’était approché de la croisée pour l’examiner en pleine lumière.

— En tout cas, chef, dit-il, je peux vous assurer une chose : ce revolver là n’a pas servi ce soir.

— Je le sais bien ! J’ai vérifié.

— Vous allez le laisser rentrer à la maison avec moi ? demanda Ninette.

— Oui, monsieur Langelier, laissez-moi partir ! Je ne me sauverai pas. Ça, je vous le promets !

— Je voudrais bien, Marcel, je voudrais bien ! Mais ça ne m’est pas possible. Je ne peux pas faire ça.

Résigné, Marcel baissa la tête. Bob intervint :

— Je me porterais volontiers garant pour lui, chef, si vous vouliez le laisser sortir sous caution.

Le chef parut surpris de l’intervention.

— Voyons, Gendron, dit-il, vous savez mieux que personne qu’avec les deux accusations qui pèsent sur lui, je manquerais à mon devoir si je le remettais en liberté, ne fut-ce qu’une demi-heure.

Marcel aperçut les larmes qui, sur les joues de sa sœur, roulaient maintenant sans qu’elle songeât à les retenir. Il s’approcha d’elle, lui prit le front, lui releva lentement la tête, plongea son regard dans ses yeux et, souriant, lui dit :

— Mais non, Ninette, mais non, faut pas pleurer. On ne doit pas être si mal que ça dans la prison de Saint-Albert ; on ne me laissera pas mourir de faim, tu peux être tranquille. Et puis, tu viendras me voir…

— Tant qu’elle voudra, dit Langelier. Ça, je vous le promets.

Il y eut un silence. Le frère et la sœur s’étreignirent, leurs larmes se confondirent…

La pendule sonna le quart d’une heure.