Éditions Édouard Garand (13p. 59-60).

CHAPITRE XIV

YSEULT A SES NERFS


Roxane avait réintégré sa chambre à coucher, mais elle gardait Souple-Échine avec elle. Pour une raison ou pour une autre, elle n’eut pu se décider de coucher seule dans l’aile gauche. Depuis les derniers évènements, elle était devenue nerveuse ; il lui semblait toujours que l’obscurité était peuplée d’ombres blanches et elle croyait voir ces ombres glisser sur le plancher et s’approcher de son lit.

Souple-Échine n’était qu’un enfant, il est vrai, mais mieux valait la compagnie d’un enfant que la complète solitude. Yseult s’apercevait-elle de ces dispositions que Mme Louvier avait prises, sans la consulter, sans lui en demander permission ? Peut-être. Cependant, elle n’en faisait rien voir.

Près de huit jours s’écoulèrent. Roxane avait, plus d’une fois, essayé d’ouvrir le coffre-fort de Champvert, sans y réussir, et son découragement était immense. Elle en avait assez des Peupliers et elle commençait à s’ennuyer beaucoup de Rita, de Lucie et de son cher foyer.

— Je sais ce que je vais faire, se dit-elle, un soir. Je demanderai quelques jours de congé, que j’irai passer chez-nous. Ensuite, je reviendrai essayer encore d’ouvrir le coffre-fort. Je désire consulter le Docteur Philibert, d’ailleurs ; il faut que je sache ce qu’il me restera à faire, pour le cas où je ne parviendrais pas à m’emparer du testament… Oui demain soir, je demanderai à Mme Champvert la permission de m’absenter et, ajouta-t-elle, avec un sourire, je ne crois pas qu’elle me la refuse.

Le lendemain après-midi, Roxane se dirigeait vers la bibliothèque, quand elle entendit Souple-Échine dire à Mme Faure, qui venait d’arriver :

Mme  Prévert demande que vous vous rendiez dans son fâchoir, parce qu’elle n’est pas disposée et ne peut se rendre au salon.

Ce qui pouvait se traduire ainsi :

Mme  Champvert demande que vous vous rendiez dans son boudoir, parce qu’elle est indisposée et ne peut pas se rendre au salon.

— Est-il comique un peu ce petit sauvage ! s’écria Mme Faure, qui suivit Souple-Échine au boudoir d’Yseult.

Roxane ne resta qu’une dizaine de minutes dans la bibliothèque ; elle fut donc étonnée, en retournant dans sa chambre, de rencontrer Mme Faure, que Souple-Échine conduisait à la porte de sortie.

— Ah ! Mme Louvier ! dit Mme Faure. Je viens de rendre visite à Mme Champvert ; elle m’a fait l’effet d’une femme malade.

— Malade ! s’écria Roxane. Pourtant…

— Bien, pas malade exactement peut-être, mais très irritable, très nerveuse… Espérons que ce ne sera rien… que des nerfs. Au revoir, Mme Louvier !

Roxane, assise dans sa chambre, à repriser une nappe, fut grandement surprise de voir arriver Yseult tout à coup. Elle était si pâle, ses yeux étaient remplis d’une telle frayeur, que la jeune femme eut pitié d’elle.

Mme  Louvier, dit Yseult, avez-vous vu Mme Faure sortir d’ici, tout à l’heure ?

— Oui, Madame, répondit Roxane.

— Cette femme est folle, je crois, reprit Yseult. Imaginez-vous qu’elle est venue ici, tout droit de chez sa nièce, qui vient de relever des fièvres typhoïdes.

— Oui ? fit Roxane.

— Comme vous dites cela !  ! cria la jeune femme. Ne comprenez-vous pas le danger qu’il y avait pour moi, au contact de cette femme ?

Mme  Champvert, répondit la jeune fille, je regrette de vous voir si grandement effrayée pour si peu. Les fièvres ne se prennent pas ainsi, d’ailleurs. Permettez-moi de vous dire que vous ne faites qu’entretenir cette crainte morbide, en restant continuellement seule, dans votre boudoir comme vous le faites. Si j’osais vous donner un conseil, je vous dirais d’ordonner au cocher d’atteler, puis d’aller faire une longue promenade en voiture. De la distraction ; voilà ce qu’il vous faut.

— Vous avez peut-être raison, dit Yseult, et je vais suivre votre conseil Mme Louvier, ajouta-t-elle soudain et sans aucun à propos, quel âge avez-vous ?

— Mais… balbutia Roxane, qui avait été loin de s’attendre à cette question.

— C’est que, si ce n’était de vos cheveux gris et de ces lunettes fumées, vous auriez, je crois, une apparence bien jeune, dit Yseult. Vous avez dû être fort belle, Mme Louvier ; vos traits sont parfaits… vous le savez, sans doute ?… Eh ! bien, je vais suivre vos conseils et essayer d’oublier la visite de Mme Faure, par des distractions.

Pourtant, elle ne sortit pas. Elle s’enferma dans son boudoir et se livra à d’assez pitoyables réflexions. La visite de Mme Faure l’avait excessivement effrayée, pauvre Yseult, et à force de se livrer à la peur, elle finirait sans doute par devenir réellement malade.

Vers les huit heures du soir, Roxane se disposait à se rendre dans le boudoir d’Yseult, afin de lui demander la permission de s’absenter pour quelques jours, quand arriva Sophranie, qui lui dit :

Mme  Louvier. Madame vous prie de vous rendre immédiatement à son boudoir.

— Y a-t-il quelque chose d’extraordinaire, Sophranie ? demanda Roxane.

— Je ne sais pas, Mme Louvier… Madame a l’air d’être fiévreuse et fort agitée.

— J’y vais immédiatement, Sophranie.

En entrant dans le boudoir, Roxane aperçut Yseult qui, couchée sur un canapé, se tordait les mains. La jeune femme était bien changée, et c’est en sanglotant qu’elle dit :

— Oh ! Mme  Louvier, je suis malade, si malade ! Je suis prise des fièvres typhoïdes, je le sais ! J’ai la fièvre, j’ai mal à la tête et à la gorge… Oh ! bonne Mme Louvier, ne m’abandonnez pas ! Restez auprès de moi ! Je vais mourir… et j’ai peur, si peur !

— Chère Madame, répondit Roxane, je venais justement vous prier de me permettre de m’absenter pour quelques jours ; mais, puisque vous vous sentez indisposée, je resterai ici et vous soignerai… Pourquoi ne faites-vous pas venir le médecin ?

— Le médecin ! Non ! Non ! Il va me dire que j’ai les fièvres typhoïdes et j’en mourrai de peur ! Que j’ai soif ! Je crois que j’ai bu près d’un gallon d’eau depuis le midi ; je suis toujours si altérée ! Ne partez pas, Mme Louvier, ne partez pas !

— Je vous l’ai dit, je vais rester, et je vous soignerai de mon mieux. Pourtant, que voulez-vous que je fasse, quand vous vous agitez ainsi, Mme Champvert ?… Tenez, voici de la limonade que je viens de préparer ; les citrons chassent la fièvre, vous savez… Comprenez bien, cependant, qu’il y a une vaste différence entre avoir un peu de fièvre et être atteinte des fièvres. Je suis sûre que demain, vous serez complètement remise… si vous voulez bien suivre mes conseils et essayer de vous calmer un peu.

La porte du boudoir venait d’être brusquement ouverte et Champvert entra dans la chambre. S’approchant du canapé, il dit à Yseult :

— On me dit que tu es malade ?

— Va-t-en ! Va-t-en ! cria Yseult, en se dressant sur son canapé.

— Ma chère… commença Champvert.

— Va-t-en ! cria, encore une fois sa femme, en se tordant les mains et en jetant sur son mari un regard d’indicible haine.

— Tu es folle, je crois, ma pauvre Yseult ! Peux-tu faire de pareilles scènes devant la ménagère ! dit le notaire, en désignant Roxane, qui assistait, muette et effrayée, à cette algarade.

— Va-t-en ! répéta Yseult.

Champvert, haussant les épaules, sortit du boudoir.

Roxane se dit qu’il fallait empêcher que semblable chose se renouvelât, et aussitôt qu’Yseult fut un peu plus calme, elle la laissa aux soins de Sophranie et alla frapper à la porte de l’étude.

— M. Champvert, lui dit-elle, Mme Champvert est malade, bien malade, je crois.

— Oui… ? Qu’a-t-elle ?

— Je crains beaucoup qu’elle soit atteinte des fièvres typhoïdes.

— Hein ! fit Champvert, qui laissa choir sur le plancher un livre qu’il tenait à la main.

— Si vous me le permettez, je vais faire venir le médecin.

Puis, sans attendre de réponse, et sûre maintenant que le notaire n’approcherait plus du boudoir, tant il avait peur des fièvres typhoïdes, Roxane alla donner au cocher l’ordre de se rendre au Valgai, chercher le Docteur Philibert, en toute hâte.