Éditions Édouard Garand (13p. 57-59).

CHAPITRE XIII

L’OMBRE BLANCHE


Depuis que son mari était malade, Yseult couchait dans son boudoir.

Deux jours s’étaient écoulés, et Champvert, s’il n’était pas encore guéri était certainement beaucoup mieux. Il est vrai qu’il avait encore des crises de délire et aussi de longs affaissements ; mais le Docteur Philibert assurait que, bientôt, le malade reviendrait à son état normal.

Le cocher ne couchait plus dans l’étude, et, la nuit précédente, Roxane s’était fait remplacer au chevet du blessé par Sophranie. Cette nuit, cependant, notre héroïne reprenait son rôle de garde-malade.

Minuit venait de sonner, Champvert dormait, sous l’effet d’un calmant. Roxane, très fatiguée, s’était installée dans un fauteuil confortable ; elle faisait des efforts inouïs pour ne pas céder au sommeil. Enfin, le besoin de dormir devint si impérieux qu’elle se leva, s’approcha du lit, regarda le malade, pour s’assurer qu’il dormait paisiblement, et comme il n’y avait pas de remèdes à lui administrer, avant deux heures du matin, elle s’assit de nouveau, puis, vite, elle ferma les yeux et s’endormit.

Qu’est ce qui l’éveilla subitement, vers une heure du matin ?… Elle n’eut pu le dire… Ouvrant soudain les yeux, elle se mit à frissonner, en jetant un regard inquiet autour d’elle. Champvert s’était-il éveillé et avait-il appelé ?… Elle écouta… La respiration régulière du malade lui parvint distinctement… Alors ?… Qu’y avait-il ?… À part la respiration du blessé, il n’y avait pas le moindre bruit… Pourtant, la fiancée de Hugues de Vilnoble avait la sensation de n’être plus seule dans la chambre avec le notaire… Elle pressentait une présence non loin d’elle et… Écoutez !… Un léger froissement, comme celui d’une étoffe très souple puis une sorte de glissement doux sur le tapis…

Sans s’expliquer pourquoi elle agissait ainsi, Roxane fit semblant de dormir… Il y avait certainement quelqu’un dans la chambre, quelqu’un qui marchait avec une extrême précaution ; une précaution telle qu’on ne pouvait avoir que le soupçon de sa présence…

Les yeux grands ouverts, la jeune fille essayait de percer l’obscurité et de discerner ce qui se passait, au chevet du lit de Champvert, car c’est de cette direction que venait le léger froissement perçu, tout à l’heure.

Soudain, une ombre, toute blanche glissa sur le parquet, se dirigeant vers le fauteuil, dans lequel Roxane feignait de dormir… L’ombre se pencha sur la dormeuse et sembla écouter sa respiration… Malgré elle, la jeune fille trembla ; c’est que c’est presqu’intolérable de sentir quelqu’un penché sur soi, épiant son souffle ou son moindre mouvement.

Un soupir de soulagement s’échappa de la poitrine de Roxane quand l’ombre se redressa enfin. Alors, ouvrant les yeux, elle fixa cette ombre, dans laquelle elle reconnut… Yseult…

Que venait faire la femme de Champvert dans cette chambre, au milieu de la nuit ?… Et pourquoi cet excès de précautions ?… Il y avait quelque chose de singulier, de mystérieux même dans les allures de la jeune femme. Roxane se dit qu’elle allait être témoin de quelque chose (elle ne savait trop quoi) mais de quelque chose hors de l’ordinaire, et elle se tint prête à tout évènement.

L’ombre, maintenant, était, de nouveau, au chevet du lit où était couché Champvert. Sur ce lit elle se pencha, puis elle écouta… S’approchant ensuite d’une petite table où étaient un pot de limonade, des verres et des fioles de remèdes, elle retira des plis de sa robe de nuit une minuscule bouteille, de couleur bleue, et elle versa le contenu de cette bouteille dans le pot de limonade, après quoi, elle se glissa hors de la chambre.

Roxane venait d’être témoin d’un crime, du moins, d’un attentat d’empoisonnement ; c’est-à-dire que, elle en était convaincue, Yseult venait de verser du poison dans la limonade qu’elle (Roxane) devait donner au malade, dans moins d’une heure maintenant !

La jeune fille sentit ses cheveux se dresser sur sa tête ; mais en même temps elle remercia Dieu de l’avoir placée là, pour empêcher l’accomplissement d’un crime…

Vite elle se leva et se dirigea vers la table. Elle prit le pot de limonade et alla en vider le contenu dans un lavabo. Pourtant, auparavant, elle versa du liquide empoisonné, (elle en avait la presque conviction) dans un verre, et ce verre elle le plaça en sûreté dans le cabinet à remèdes, dont elle était seule à avoir la clef.

De cet attentat contre la vie de Champvert, Roxane se dit qu’elle ne soufflerait pas mot à qui que ce fût, excepté au Docteur Philibert. Quand le médecin viendrait, elle lui remettrait le verre contenant la limonade empoisonnée et elle lui demanderait d’en analyser le contenu. Au médecin elle dirait tout et, dorénavant, elle ferait bonne garde.

Ayant lavé le pot à plusieurs reprises, elle fit de la limonade fraîche, et juste au moment où elle se dirigeait vers la table pour l’y déposer, Champvert s’éveilla et demanda à boire.

Maintenant, à supposer que Roxane n’eut pas eu connaissance de la tentative d’Yseult et qu’elle eut fait boire à Champvert de la limonade empoisonnée, qui eut été accusé de ce meurtre ?… Pas la femme du notaire, assurément, mais elle, Roxane : elle avait passé la nuit seule avec le malade ; c’est elle qui lui aurait présenté la limonade… Et quand on eut découvert que Mme Louvier était, en vérité, Roxane Monthy, la fiancée de Hugues de Vilnoble, de celui qui avait été déshérité en faveur d’Yseult, on eut trouvé la raison suffisante pour inspirer l’idée de cette horrible vengeance à la jeune fille. Quel épouvantable danger elle venait de courir ! Ah ! si elle n’eut gardé encore, au fond du cœur, l’espoir de pouvoir s’emparer un jour, du testament, comme elle se fut empressée de fuir cette maison maudite !

Inutile de dire qu’elle ne ferma pas l’œil, du reste de la nuit, quoique, elle en était certaine, Yseult ne s’aventurerait plus dans la chambre.

Mais, que ferait-elle pour se protéger et protéger Champvert contre une autre tentative ?… La jeune femme, voyant que sa première tentative n’avait pas réussi, essayerait-elle de nouveau ? Ce n’était guère probable ; c’était même impossible. Elle ne devait pas avoir une seconde fiole de poison en sa possession, n’est-ce pas ?… Tout de même, Roxane se promit de prendre d’infinies précautions pour que le drame de tout à l’heure ne se renouvelât pas.

Vers les huit heures sonna la cloche d’Yseult. Roxane, essayant de paraître indifférente, entra dans le boudoir. La femme de Champvert était très pâle, ses yeux étaient cernés de bistres et ses lèvres ne formaient qu’une ligne à peine visible au milieu de son visage.

— N’y a-t-il pas du bruit et des piétinements inusités dans la maison, Mme Louvier ? demanda-t-elle. Qu’y a-t-il ?

— Mais… il n’y a rien, Madame !

— M. Champvert ?…

— M. Champvert paraît mieux, ce matin, répondit Roxane.

— Mieux, dites-vous ?… Est-ce qu’il… il… dort ?

— Non, M. Champvert ne dort pas, dans le moment. Il vient de me parler et j’ai pu constater qu’il a recouvert toute sa lucidité.

— Ah ! fit Yseult, le visage tout décomposé. Ce n’est pas pour… pour ne pas m’effrayer que vous me dites cela, Mme Louvier ?

— Certes, non, Madame. Je le répète, votre mari est mieux, beaucoup mieux, et s’il continue à se porter aussi bien qu’il se porte ce matin, il pourra bientôt quitter son lit et s’asseoir dans un fauteuil. Même, il a exprimé le désir de prendre un peu de nourriture ; mais je crois qu’il vaut mieux attendre les instructions du médecin pour cela… Désirez-vous déjeuner dans votre chambre, Mme Champvert ?

— Oui, qu’on m’apporte mon déjeuner, répondit la jeune femme d’une voix tremblante.

Le Docteur Philibert ayant analysé la limonade qu’il y avait dans le verre, affirma qu’elle contenait un poison violent, dont quelques gouttes suffiraient pour tuer un homme. Roxane, alors, lui raconta ce qui s’était passé durant la nuit, et le médecin pâlit.

— Oui, il y a eu tentative d’empoisonnement ; mais je ne crois pas qu’Yseult renouvelle la tentative.

— Je prendrai des précautions en conséquence, Docteur ! affirma Roxane.

— Oui, n’est-ce pas ? Pauvre Mlle Monthy, vous êtes en danger ici, je vous l’ai dit déjà… Mais, puis-je vous prier de ne pas parler de cette malheureuse affaire à qui que soit ?… Ce verre, recouvrez-le d’un papier et gardez-le comme preuve… pour le cas où…

— Ne craignez pas que j’en souffle mot, Docteur ! promit Roxane. Même à Yseult, car elle est la fille de Mme Dussol, cette bonne Mme Dussol que je ne voudrais pas voir malheureuse à cause de sa fille.

— Merci, Mlle Monthy, merci ! dit le médecin. Si je vous demande le silence, reprit-il en hésitant un peu, c’est que Mme Dussol est devenue Mme Philibert, depuis hier et…

— Vraiment ! s’écria Roxane. Oh ! Quelle bonne nouvelle, cher Docteur ! Vous étiez faits l’un pour l’autre d’ailleurs ; vous êtes les deux êtres les meilleurs, les plus parfaits que je connaisse !

— Après Hugues, dit le médecin, en riant, et la jeune fille rougit légèrement.

— Docteur, combien il me tarde de pouvoir reprendre ma personnalité, afin d’avoir le droit de féliciter Mme Dussol (pardon, Mme Philibert) comme je vous félicite vous-même !

— Merci, chère enfant ! répondit le médecin, des larmes dans les yeux. Puis, au moment de partir, il murmura : Au revoir ! Courage et prudence !

Ce midi-là, Roxane reçut une longue lettre de Lucie, dans laquelle elle lui annonçait le mariage du Docteur Philibert et de Mme Dussol.

Le lendemain, Champvert put s’asseoir dans un fauteuil, et trois jours plus tard, il reprenait sa vie et ses occupations ordinaires.

Yseult passait la plus grande partie du temps dans son boudoir, à ne rien faire. La nouvelle du mariage de sa mère ne sembla l’affecter nullement. De son mari elle ne faisait aucun cas. Mais, souvent, ses yeux se fixaient avec une persistance singulière sur Mme Louvier, et on aurait pu lire alors sur le visage de la jeune femme une expression de perplexité… ou de frayeur.