Rouletabille chez les bohémiens/07/IV

IV

Notre combat sera celui de deux torrents
Ou de deux vents partis de deux points différents ;
Nous serons deux bûchers dont la flamme ennemie
Pour s’entre-dévorer s’élance avec furie !

(Œuvres complètes de Rouletabille)

Rouletabille fut tellement vexé de ce ridicule incident qui faillit lui coûter la vie que ses notes sur le combat qui s’ensuivit sont des plus brèves et qu’il serait difficile seulement avec leur secours, d’en reconstituer les épisodes !

Heureusement que Rouletabille avait ses heures de bavardage et voici comment il a raconté la chose bien avant qu’il ne lui eût pris la fantaisie de mettre l’événement en vers, un jour de mélancolie…

— J’avais senti le vent de la balle et j’étais si bien abruti par le sentiment de ma propre stupidité, que je restai là tête nue, exposé aux coups d’Hubert qui, naturellement, m’avait reconnu !

» Il ne jugea pas utile de m’assassiner, il le pouvait ! Sans dommage, car la manche de l’épouvantail avait complètement glissé sur ma main droite qui tenait le browning et je n’arrivais pas à m’en dépêtrer !… Hubert était à cheval, j’étais à pied ; il pensa que j’étais tout à fait démonté, que j’avais dû abandonner ma bête quelque part et que, pour se débarrasser de moi, il n’avait qu’à piquer des deux, ce qu’il fit illico.

» Odette qu’il avait en travers de la selle, devant lui, n’avait pas poussé un cri… Je jugeai qu’elle devait être bâillonnée ou peut-être évanouie…

» Après m’être débarrassé, assez difficilement, de ce malheureux épouvantail que j’avais considéré, un instant, comme la plus belle invention de ma vie… j’avais pris mes jambes à mon cou. En me voyant courir ainsi derrière son cheval qui filait comme le vent, Hubert se mit à rire… d’un petit rire insultant qu’il m’envoya en guise de dernier adieu !…

» C’est de cette façon que le brigand parvint à la montagne. Ce qui lui permit de reprendre haleine après cette algarade ! Ainsi continua-t-il une demi-heure environ, sa route « en père peinard »… Je répète qu’il pouvait se croire tranquille car la frontière n’était pas loin et il n’y avait pas un être dans la contrée qui ne lui eût apporté son aide au premier appel !…

» Soudain, il y eut comme un bruit d’éboulement sur sa gauche… Il tourna la tête et m’aperçut qui arrivais sur lui, comme un torrent !…

» Cette fois, j’étais monté, moi aussi…

» J’avais dissimulé mon cheval entre deux plis de terrain, derrière les premiers contreforts, en un endroit admirablement stratégique, si j’ose dire !… car un sentier de chèvre m’y conduisait directement et un autre en descendait pour couper, un peu plus loin, la route qui, elle, avait fait un détour au flanc des monts… de telle sorte que nous nous trouvâmes lancés l’un contre l’autre dès qu’il eut de nouveau rendu les rênes…

» La ridicule issue de l’aventure précédente m’avait rendu comme fou de rage… J’étais bien résolu d’en finir avec cet insupportable monsieur.

» Le choc fut brutal, nos chevaux se cabrèrent, hennissants, écumants, comme s’ils allaient se dévorer, et c’est ce qui, momentanément, me sauva.

» J’avais espéré le renverser, car je n’osais toujours tirer, à cause d’Odette, mais il me déchargeait son browning à bout portant, et j’aurais certainement eu plus que mon compte si ma bête, ainsi dressée sur ses sabots de derrière, n’avait formé bouclier. Elle reçut trois balles dans le poitrail et les autres projectiles ne firent que m’érafler, tandis que je roulais avec mon cheval dans la poussière du chemin… J’eus le bonheur d’éviter d’être pris sous ma monture et je fus debout en une seconde : je bondis aux naseaux du cheval d’Hubert ! Cette fois, c’était moi qui avais l’avantage, car mon adversaire, ayant brûlé toutes ses cartouches, se trouvait désarmé devant moi !…

» Je lui criai de se rendre, en déchargeant à mon tour mon arme dans la tête de sa monture, mais, hélas ! un furieux coup de pied qui m’arriva en pleine poitrine fit dévier l’arme et me rejeta brutalement sur le roc, étourdi et sanglant…

» Je crachais le sang, j’étais aveuglé par la fureur ! Ma malice n’avait servi de rien ! et je venais d’être vaincu dans ce combat stupide. Il y a des jours où l’on n’a pas de chance !… Du reste, rien ne me réussissait depuis mon accident de chemin de fer !… depuis que cette vieille sorcière de Zina était venue me soigner !… Pour sûr, elle m’avait fichu le mauvais œil !

» Pendant ce temps, Hubert disparaissait avec Odette qui pendait à son bras comme morte…

» Puis je le vis réapparaître sur une autre crête… Une troupe de cigains accourait vers lui : il leur parla, le bras tendu dans ma direction. J’entendis des cris de fureur et je rassemblai mes dernières forces pour me glisser comme une couleuvre dans une anfractuosité du roc, sorte de puits caverne dont je dissimulai à la hâte l’orifice avec des ronces.

» J’avais traîné là mes impédimenta, ce que j’appelle mon nécessaire de voyage, roulé dans ma couverture. J’étais décidé à périr dans ce trou si j’étais découvert, après avoir vendu, bien entendu, ma vie le plus cher possible !…

» Mais on me laissa tranquille ! Ils passaient près de mon trou sans même en soupçonner l’existence…

» Tout de même, je n’étais pas fier de moi. J’avais été au-dessous de tout à cause d’une mouche…

» Et dire qu’il y a un monsieur qui a écrit quelque part que l’on a toujours besoin d’un plus petit que soi !… »