Rouletabille chez les bohémiens/07/V

V

…Et ce sont nos aïeux

Qui, pour vous, ont construit ce cachot ténébreux !…

(Anonyme)

Sever-Turn ! Tes vieilles maisons humides et décrépies, tes murailles chancelantes, tes rues défoncées, tes façades lépreuses, ton palais croulant, ton antique basilique, les tours maussades qui défendent le sanctuaire où, depuis des siècles, en dépit des révolutions, des invasions et des fléaux qui dévastent le monde, on conserve la tradition et le rite, comme tout cela avait changé de visage à la première annonce de la bonne nouvelle !

Tu n’étais qu’un linceul ; tu étais devenue en un moment une draperie de fête !

Tu n’étais qu’une plainte ; tu étais devenue un chant !

Reportons-nous à ces premières heures d’enchantement !… Que de tapis, de drapeaux, de bannières ! Les cloches carillonnent. Le peuple est en liesse ; les paysans accourent des lointaines campagnes, poussant leurs ânes chargés d’enfants qui agitent des rameaux fleuris… Sur les remparts, les cigains déchargent leurs armes, tandis que les jeunes filles apportent sur les places publiques leurs corbeilles embaumées…

Devant l’arche de la Porte occidentale, une foule remuante attend inlassablement ! Celle qui doit venir !…

Il n’est point jusqu’au nouveau « quartier européen » (ainsi s’exprime ce peuple comme s’il n’était toujours qu’une horde d’Asie) qui ne se soit rempli exceptionnellement de voyageurs, voire de touristes qui ont fait un crochet jusqu’à Sever-Turn pour assister à cette extraordinaire bonne aventure !…

L’Hôtel des Balkans, tout proche du caravansérail, a repeint à neuf ses volets verts, mis un crépi rose, nettoyé les carreaux de la grande salle de banquet : on dirait un vrai palace, avec son vestibule dallé d’ardoises polies comme le marbre et le grand drapeau tout neuf du consul de Valachie, haut personnage, qui habite le plus bel appartement au premier étage, comme il convient à celui qui représente le corps diplomatique à lui tout seul !…

On est ici en pleine civilisation et, traversez la rue, on est en plein moyen âge !…

Contraste savoureux ! que ne manquent point d’apprécier ceux qui voyagent à travers le vaste monde avec un petit livre rouge à la main…

Pénétrons dans le temple. Traversons les cours de cette forteresse où grouillent prêtres et fidèles dans un entassement multicolore, assiégeant les parvis. Les riches ont sorti leurs plus belles chemises rouges et leurs tuniques jaunes… et leurs ceintures damasquinées… mais les loques ne manquent point de couleurs non plus dans cette gamme éblouissante de lumière !

Sous un soleil torride passent des popes tout noirs, porteurs d’icônes d’or, habillés de longs voiles, comme des femmes en deuil… Des hommes s’appuient, pensifs, à de longs bâtons, des mères découvrent des poitrines décharnées et tentent d’y allaiter leur enfant… Une grande joie est répandue sur tous les visages… Ils sont arrivés ! Ils verront la petite Reine ! Ils murmurent les versets prophétiques du Livre des Ancêtres qu’on leur a volé !… Ils attendent la queyra !…

Enfin les portes de fer du grand sanctuaire leur sont ouvertes. Ils se précipitent.

Là-bas, tout au fond, le patriarche Féodor, coiffé de la tiare fabriquée jadis au pays d’Asour (prétend la tradition) s’avance, suivi d’un chœur de vieillards. Tous s’asseoient dans les fauteuils de marbre… Les prières vont commencer ; sitôt que l’on signalera l’approche de la queyra et de son cortège, au-devant duquel est allé le grand Coesre (celui qui porte le fouet en sautoir pour flageller le monde, quelque chose comme le ministre de la Guerre)… Mais tout à coup, une immense clameur vient s’engouffrer sous les voûtes sacrées, en même temps qu’accourt, à bout de souffle et couvert de poussière le messager du malheur…

Il s’effondre aux pieds du patriarche.

— La queyra a été enlevée par les roumis !

Et il a encore la force d’ajouter :

— Mais nous te ramenons l’un de ses ravisseurs !…

Alors il y eut dans le temple un effrayant silence, plus terrible que tout ce que l’on peut imaginer, et qui faisait un horrible contraste avec les hurlements de désespoir qui commençaient à s’élever des quatre coins de la cité maudite.

Le patriarche n’avait même pas eu un regard pour le messager qui, peut-être, expirait de douleur à ses pieds. Il s’était dressé et attendait maintenant dans une immobilité de statue, entouré de toutes ces autres statues qu’étaient devenus, eux aussi, les vieillards… Il attendait que le grand Coesre, qui venait à son tour de pénétrer dans le temple, eût poussé jusqu’à lui le roumi prisonnier.

— Eh bien ! celui-là peut numéroter ses os ! prononça à mi-voix, derrière un pilier, M. Nicolas Tournesol, en voyant passer devant lui le captif suivi d’une tourbe aux gestes assassins…

M. Nicolas Tournesol était « représentant de commerce », le seul commis voyageur qui eût peut-être jamais mis les pieds dans le patriarcat, où, du reste, il faisait fortune avec sa marque de champagne et ses boîtes de conserves.

Sans concurrence, il représentait à Sever-Turn le commerce de toute l’Europe, comme d’autre part le consul de Valachie représentait la diplomatie des deux mondes… Il vendait de tout et avait acheté des terrains dans le quartier européen, qui semblait devoir prendre un développement rapide depuis qu’une compagnie anglaise construisait une route permettant d’accéder aux champs de pétrole. Il avait mis aussi de l’argent dans le Palace, « l’hôtel des Balkans », anciennement hôtel du Caravansérail… dont le patron suivait religieusement ses conseils pour attirer et rouler la clientèle…

Mais revenons au roumi prisonnier qui n’était autre que Jean de Santierne, lequel apparaissait dans un assez fâcheux état. Aux portes de la ville, il avait failli être écharpé ; on avait dû lui faire faire le tour de la muraille et on n’avait pu le faire pénétrer dans l’intérieur de l’enceinte que par une ancienne conduite des eaux desséchée qui aboutissait dans une cour du temple ; encore là, s’il n’avait pas été lapidé, c’est que le grand Coesre s’était mis à ses côtés et que la population de Sever-Turn avait en grande crainte et vénération son ministre de la guerre… Non que celui-ci eût gagné beaucoup de batailles, mais il avait une façon de manier le fouet (le fouet qui flagellait le monde) qui imposait immédiatement le respect.

Le grand Coesre était surtout célèbre pour avoir maté dans les mauvais jours la révolte des Lingurari, dont le métier est de fabriquer des cuillères et des vases de bois ; celle des Liessei, qui sont la plus basse classe des tribus nomades, véritables vagabonds, lesquels, sous prétexte de dévotion et exercices de piété, ne viennent à Sever-Turn que pour se faire nourrir « à l’œil », comme disait M. Nicolas Tournesol, par les prêtres et les gardiens du temple.

Enfin nous saurons tout du grand Coesre en rappelant qu’il s’était tout à fait distingué dans l’affaire des Balogards, clan tout-puissant à Sever-Turn, oligarchie conservatrice qui avait tenté d’empiéter sur les pouvoirs du patriarche. Balogards veut dire « voleurs », mais on aurait tort d’attacher à ce mot cigain un sens péjoratif. Ces Balogards étaient des personnages considérables, d’anciens voleurs au « rendez-moi » qui, après avoir patiemment fait fortune sur tous les marchés du monde, étaient revenus au pays pour y jouir en paix du fruit de leurs économies et de la considération générale… Ils avaient la majorité dans les conseils de la nation, affichaient des mœurs austères et trouvaient que le patriarche était trop aimé du peuple !… Mais un beau jour, en plein conseil du municipe, le grand Coesre avait détaché son fouet qu’il portait toujours en sautoir et il en avait fait siffler la lanière de cuir d’une si singulière façon que MM. les Balogards « se l’étaient tenu pour dit »…

Depuis, ils laissaient la paix au patriarche, et le patriarche aimait bien le grand Coesre, avec lequel il faisait le plus souvent la pluie et le beau temps à Sever-Turn ; mais il y faisait le plus souvent la pluie à cause du voisinage de la montagne…

Jean était en sang… Soutenu par le grand Coesre, il gravit au milieu des huées les degrés au haut desquels se tenait le grand-prêtre, entouré du chœur des vieillards qui s’étaient laissés retomber sur leurs chaises curules.

Derrière venaient Sumbalo, Andréa, Suco le forgeron et d’autres qui avaient aidé à capturer le roumi. On ne voyait pas Zina qui, depuis la disparition d’Odette, était comme morte…

Callista était restée en arrière et assistait à tout, sans se mêler de rien. Elle était dans un état d’esprit qui la faisait beaucoup souffrir, car, au fond, sa haine de Jean était toujours combattue par le remords de l’avoir conduit de ses propres mains au bord de l’abîme où on allait le jeter… Cette haine-là, cela s’appelle encore de l’amour… Qu’était-elle venue faire jusque-là ?… Entendre la condamnation de Jean ?… Sans aucun doute ! Mais assurément elle n’aurait pas la joie que, dans la férocité implacable de sa première rancune, elle s’en était promise ! Tout le monde sait que le cœur des femmes est plein de contradictions…

— Voilà le coupable !… fit le grand Coesre en poussant Jean devant le patriarche…

Aussitôt le redoutable silence du temple fut rompu par mille cris de mort, auxquels répondirent ceux du dehors… C’était comme un bruit de tonnerre qui, succédant au silence affreux de tout à l’heure (quand on avait appris le rapt de la reine), faisait frissonner les plus braves.

M. Nicolas Tournesol lui-même, qui, cependant, en avait vu bien d’autres, murmura, attristé :

— Le pauvre jeune homme !

Callista était près de défaillir.

— À mort ! À mort !…

Est-ce que vraiment on allait lui mettre à mort son Jean ?… Et soudain, elle eut horreur de son œuvre ! Elle avait voulu la mort d’Odette et c’était son Jean qui allait mourir !…

D’un mouvement dont elle ne se rendit point compte, elle s’approcha de Féodor et se jeta aux pieds du patriarche ! Elle, qui était, à la vérité, le seul bourreau de Jean, elle cria :

— Pitié pour cet homme !

Une protestation formidable en même temps que les poings d’Andréa lui fermèrent la bouche. Le cigain la poussa brutalement hors du degré et l’envoya rouler sur les dalles…

Alors le patriarche parla.

Il demanda à Jean :

— Nieras-tu avoir été complice de l’enlèvement de la queyra ?

Jean ne répondit pas, car il ne comprenait pas ; les paroles avaient été prononcées dans le langage sacré des cigains de Transbalkanie. Mais Andréa traduisit la phrase, et alors Jean répondit qu’il avait fait, en effet, tout son possible pour sauver sa fiancée des mains des voleurs, et il ajouta même que, s’il était libre, il recommencerait. On ne lui en demandait pas tant, c’était du luxe…

Les clameurs repartirent de plus belle. Il y eut une bousculade sérieuse, les gardiens eurent fort à faire…

Le patriarche leva la main et on l’écouta de nouveau :

— Songe, fit-il, que toi et les tiens avez commis contre ce peuple le plus grand crime qui se puisse imaginer !… et que si tu ne nous aides point à le réparer !… tu en supporteras tout le poids !…

— Je ne tiens pas à la vie !… répliqua Jean… mais pour votre gouverne, monsieur le patriarche, je vous avertis que je suis citoyen français et que vous aurez à répondre de ma mort !…

— Nous répondrons que ta mort a été un acte de justice !… Allons, réfléchis !… Écoute les menaces de ce peuple qui s’impatiente !… Nous retrouverons notre reine, où qu’elle aille, où qu’on la cache !… Son destin est écrit, mais le tien est en train de s’écrire… Veux-tu nous aider ?…

Jean haussa les épaules. Ce mouvement était une insulte à la majesté du prêtre et du lieu…

L’injure du roumi avait déchaîné à nouveau le tonnerre…

Aux cris de mort se mêlaient d’autres cris :

— Le supplice !… Le supplice !…

Les uns réclamaient qu’on le brûlât à petit feu, les autres qu’on lui coupât les membres d’abord et puis qu’on lui sciât la tête ; d’autres réclamaient qu’on le mît en croix !… Les gardiens se battaient avec la foule pour qu’elle n’envahît point l’enceinte sacrée… mais ils allaient être débordés…

Le patriarche, poussé par les vieillards effrayés, se hâta de prononcer la sentence :

Nous te condamnons à mourir de faim !…

Cette sentence fut généralement trouvée douce et il y eut bien des protestations, mais certains expliquaient qu’elle était très sage, car, outre qu’elle était fort douloureuse, elle donnait tout le temps à Jean de réfléchir et peut-être se déciderait-il à dire ou était la queyra !…

Quant au roumi, il fut entraîné aussitôt par les gardes dans les dessous du temple, dut traverser les couloirs, obscurs, étouffants, creusés dans le roc, qui conduisaient aux cachots du palais. Une porte grillée à mi-hauteur fut ouverte qui, sans doute, ne l’avait pas été depuis longtemps, car une bande de rongeurs qui apportaient dans cette tranquille retraite le fruit de leurs larcins s’enfuit en tumulte…

Ce réduit était hideux. Le grand Coesre y poussa Jean. C’est là que le pauvre jeune homme devait mourir…