Rouletabille chez les bohémiens/07/III

III. — Histoire d’un épouvantail et d’une mouche

La première chose que vit Jean dans sa roulotte fut cette inscription au couteau qui, de toute évidence, avait été faite par Odette : « Au secours, petit Zo ! »

Ce fut un moment atroce, le plus dur qu’il eût encore passé depuis le début de cette affreuse aventure.

Ainsi, dans sa détresse, c’était à Rouletabille qu’Odette avait pensé !… c’était lui qu’elle avait appelé !…

Le nom de Jean n’était nulle part !…

Petit Zo ! Petit Zo ! locution familière dont elle s’était servie avec une innocence apparente à Lavardens, parce que ce diminutif enfantin de Joseph, le prénom de Rouletabille, l’avait amusée. Et lui, Jean dans sa candeur, avait trouvé cela tout naturel. Comme ils s’étaient moqués de lui !…

Et dans ce temps-là, lui, Jean, n’était préoccupé que par Hubert ! Mais Hubert était un ange à côté de ce sournois de Rouletabille !

Ainsi vont les sentiments des poètes, qui sont excessifs en tout, glissant de l’enthousiasme à l’horreur au gré d’une inspiration déterminée par l’événement le plus chétif. Ces quelques lettres gravées dans le bois faisaient plus pour la conviction de son malheur que toutes les histoires qu’Hubert lui avait rapportées de son entrevue avec Mme de Meyrens. En tout cas, elles venaient singulièrement les confirmer !

Ah ! maintenant, on pourrait faire de lui tout ce qu’on voudrait à Sever-Turn !… Le monde entier, la création tout entière, à cause de son désastre particulier, lui procuraient un dégoût insurmontable. Il ne demandait qu’à être débarrassé de la vie, cette erreur de Dieu !

Combien eût-il été plus persuadé encore (s’il en avait eu besoin) du mensonge de l’amitié, s’il avait su que Rouletabille, dans le moment même qu’il maudissait sa trahison, le voyait passer, captif des bohémiens, lamentable silhouette appuyée à la vitre d’une roulotte, sans en paraître autrement ému… et que le reporter n’en avait marqué aucune particulière émotion. Il n’avait même pas tenté un mouvement pour les suivre… En effet, à cette date, nous relevons les lignes suivantes :

Carnet de Rouletabille : « Jean vient de passer au milieu des bohémiens ! Il s’est fait pincer, l’idiot ! N’eût-il pas mieux fait de me suivre comme je l’en priais, comme je l’en suppliais !… Mais non ! Monsieur ne voulait en faire qu’à sa tête, et il en avait assez de la mienne ! Beau résultat !… me voilà réduit à ma plus simple expression !… Je n’ai plus de troupes et je vais avoir peut-être à combattre un monde d’ennemis !…

» Tout cela va dépendre de ce qui va se passer tout à l’heure !

» Voilà trente-six heures que j’attends Hubert ! Il ne saurait plus tarder ! Je suis venu jusque-là, appuyé, comme toujours, sur mon cher « bon bout de la raison »… qui m’a montré la route de Sever-Turn.

» Quoi qu’en ait dit ce pauvre Jean, c’est là qu’il viendra, avec elle. C’est ici qu’il passera !… j’en suis certain !…

» Les raisons de ma certitude, je ne pouvais les donner à Jean. J’y ai bien pensé, mais le connaissant comme je le connais, cela était radicalement impossible !… Il aurait dû me croire sur parole, mais pour me croire, il faut m’aimer. Jean ne m’aime plus !…

» Ce qui me console, c’est qu’il m’adorera dans quinze jours !…

» En attendant, ça manque de confort moderne ici !… Je suis au fond d’une vieille hutte faite avec de la boue, la plaine est devant moi… Derrière, j’ai la montagne… et derrière la montagne, c’est le patriarcat !… Me voici sur le seuil qu’il ne faut pas laisser franchir à Odette… Pour elle, c’est le seuil du tombeau, comme dirait le poète !…

» Heureusement, Hubert ne m’attend pas par ici, et il ne peut soupçonner que je l’attends !… J’aurai le bénéfice de la surprise !… Il faut que j’aie triomphé avant qu’il se soit rendu compte de l’attaque !… Sans quoi, dame !… Je ne pèserai pas lourd devant lui ! Il tue les hirondelles au vol, envoie d’une chiquenaude rouler les taureaux dans la poussière et manie le cheval comme le nommé Centaure lui-même !…

» Oui, mais !… je suis plus malin que lui !… Et c’est ceci qui tuera cela ! comme disait le père Hugo…

»… Du point où je suis, j’aperçois la route devant moi, à plus d’une lieue. Je le verrai accourir, le beau cavalier !… avec Odette plus ou moins ficelée devant lui…

» Certainement, il n’a plus à se gêner !… Maintenant, il ne risque plus que de rencontrer des bohémiens, des cigains de Sever-Turn qui, au besoin, lui prêteraient main forte…

» Oui, mais… Eh bien ! voilà !… Je lui ai préparé quelque chose de gentil…

» Si je ne risquais point de tuer ou de blesser Odette, j’aurais déchargé sur lui mon revolver à la volée ! (son crime, cette fois est patent !… et je sens que le souvenir de son trépas ne troublera pas mes nuits !…) Or, à cause d’Odette, je suis obligé d’agir à coup sûr, c’est-à-dire à bout portant !… Et voilà bien où gît la difficulté !… La route ne se trouve encaissée que passée la frontière du patriarcat… Jusque-là, elle est largement découverte à droite et à gauche… ma hutte est sur le premier contrefort de la montagne, beaucoup trop loin pour que je puisse y rester caché… Tout le problème est là… Il faut que je sois au bord de la route et je ne peux m’y cacher !… et cependant il ne faut pas qu’il me voie !…

» Alors ?

» Alors, au bord de la route, il y a un champ de blé… Oh ! le blé est encore vert et tout petit !… mais au-dessus du champ de blé et tout près de la route, il y a un épouvantail !…

» Oui… un simple épouvantail pour moineaux !…

» C’est magnifique !… Cet épouvantail a une étrange redingote ou plutôt une lévite déchirée qui prend ainsi un aspect tout à fait somptuaire !… Les bras sont étendus en croix et semblent bénir la moisson qui lève… Enfin, il y a un chapeau… un chapeau de feutre à bords rabattus qui donne à l’ensemble un air fort gaillard !…

» Tout le monde a compris !…

» Je me glisse dans l’épouvantail, je me colle le feutre sur le côté, de façon à cacher ma figure, j’étends les bras en croix, sachez enfin que je tiens dans la manche, heureusement un peu trop longue de l’épouvantail, un solide browning tout prêt… tout prêt à tirer… Le monsieur passe à côté de moi, à me toucher sans se douter de quoi que ce soit… et moi, je lui brûle la figure ! Et voilà !… Ça n’est pas plus difficile que ça !… Le problème est résolu ! c. q. f. d. !… Ce cher monsieur Hubert roule dans la poussière !… Odette est sauvée !… On s’expliquera ensuite s’il n’est pas mort !…

»… Attention !… J’aperçois un petit nuage de poussière, là-bas, sur la route !… Vite, à l’épouvantail !… »

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Les notes du carnet ne reprennent que le lendemain… et nous relevons encore ces lignes qui viennent terminer cette étrange histoire d’épouvantail !… Rouletabille y retrace les faits comme s’ils se passaient à l’instant même…

« Voilà un quart d’heure que j’ai les bras en croix et que je ne bouge pas plus que si j’étais réellement en bois. Je commence à avoir une crampe… Est-ce qu’il va bientôt arriver, l’animal !… Je parle du cheval qu’Hubert a dû mettre au pas, pour le reposer d’une longue course !… Ici, il se sent en sécurité… Il se permet de laisser souffler sa bête… Cependant, je suis dans une position fatigante… Il devrait tout de même un peu se presser…

» Ma crampe… ma crampe…

» Ah ! le pas du cheval sur la route !… L’animal (cette fois, je parle d’Hubert) a remis sa bête au trot… Bon, maintenant, voilà que j’ai des fourmis dans les pieds !… Zut ! Hubert a remis son cheval au pas !…

» Ce qu’il faut de patience à un épouvantail !…

» Encore le petit trot ! Cette fois, ça y est !… J’assure mon browning dans ma main droite… encore quelques secondes, j’entends la respiration du cheval…

» Enfer et mastic !… Ce n’était pas assez que d’avoir des fourmis dans les pieds, voilà que juste à ce moment… une mouche, un moucheron, un puceron de rien du tout, vient se poser sur le bout de mon nez !… et… d’un geste inconscient de la main gauche, je m’administre une tape retentissante ! Un coup de feu… Une balle fait sauter mon chapeau… »