Rouletabille chez les bohémiens/07/II

II. — Tout cela est de la faute de Rouletabille !

Jean s’était endormi. Le sommeil l’avait vaincu. Il ne se réveilla qu’à l’aurore. Les souvenirs des événements de la veille l’assaillirent en foule. Il se traîna prudemment quelques instants parmi les roseaux… Aucun bruit autour de lui… Il se rassura. Il se leva… Il n’était plus en danger… Mais qu’était devenue Odette ? Les bohémiens l’avaient-ils rejointe ? Et si Hubert était parvenu à la sauver, qu’était devenu Hubert ?

Cette dernière pensée lui était plus pénible que tout !…

Il fit encore quelques pas et se trouva devant une plaine fumante des premiers feux du jour… Toute la surface de la terre semblait un océan de verdure dorée qu’émaillaient mille autres couleurs. Parmi les tiges fines et sèches de la haute herbe croissaient des masses de bleuets aux nuances bleues, rouges et violettes… Le genêt dressait sa pyramide de fleurs jaunes… des coquelicots faisaient des taches sanglantes sous ses pas… Tout l’air était rempli de mille chants d’oiseaux. Au loin on entendait les cris aigus d’une bande d’oies sauvages qui volaient comme une épaisse nuée sur quelque étang perdu dans l’immensité de la puzta…

— C’est le paradis ! fit Jean, et je meurs de faim !…

Il était dénué de tout ! Son cheval était certainement devenu la proie des bohémiens… Au loin, vers l’ouest, il apercevait la fumée d’un village… Ce n’est cependant point de ce côté qu’il se dirigea… La pensée d’Hubert et d’Odette l’occupait entièrement. Où s’étaient-ils réfugiés pour échapper aux bohémiens ?… Son regard fit le tour de la plaine et il remarqua à quelques centaines de mètres sur sa droite un petit bois qui, avec la saulaie entourant les marécages qu’il venait de quitter, était le seul endroit où l’on pût se dissimuler.

À tout hasard, il ne voulut pas quitter ces lieux sans avoir visité ce bois… et il y entrait bientôt…

Ses yeux cherchaient sur le sentier des traces révélatrices, comme il avait vu faire à Rouletabille… Mais rien de particulier n’attira son attention… Ah ! ce Rouletabille !… Tout était bien de sa faute !… Pourquoi les avait-il quittés ?… D’abord, ils n’auraient jamais dû se quitter tous les trois ! et pour beaucoup de raisons !…

Le souvenir de la conversation qu’il avait eue avec Hubert revenait à Jean cruellement.

De plus en plus, l’attitude du reporter lui apparaissait suspecte, incompréhensible… Jean ne croyait plus en rien et c’était vrai qu’il n’avait plus confiance en Rouletabille ! Du reste, il ne le lui avait pas envoyé dire…

Dans la solitude du bois, Jean s’assit sur un tronc d’arbre renversé qui avait arrêté ses pas incertains et se prit à réfléchir… Réfléchir à quoi ?… Au fond, il ne savait qu’une chose, une chose dont il était absolument sûr, c’est qu’il était le plus malheureux des hommes !…

Tout à coup, il redressa la tête ; il avait entendu du bruit : des branches s’écartèrent et un homme apparut ; c’était Andréa.

— Je te retrouve enfin ! lui dit le bohémien…

Ainsi était-il apparu à Rouletabille dans les bois de New-Wachter, mais ç’avait été pour le chasser ! Cette fois, il ne paraissait point pressé de se séparer de Jean.

— Me reconnais-tu ? lui dit-il.

— Non, lui répondit le jeune homme… Les gens de ta race comptent si peu pour moi !… mais je me doute un peu que tu n’es pas un ami !…

— Je suis celui qui aimait Callista et à qui tu l’as volée ! répliqua l’autre avec âpreté.

— Eh bien, fit Jean, nous sommes quittes ! Je n’aimais pas Callista, moi !… mais j’aimais une jeune fille que tu m’as ravie ! Andréa, puisque c’est Andréa qu’on t’appelle… veux-tu gagner une fortune ?… Pour ce qui est de cette Callista, sois désormais tranquille, je ne te la reprendrai pas ! mais aide-moi à retrouver Mlle de Lavardens et je te ferai riche !

L’autre répondit à cette offre par un rire éclatant auquel d’autres rires non moins significatifs vinrent se joindre.

Jean tourna la tête et constata qu’il était entouré d’une douzaine de bohémiens armés qui le considéraient avec les plus méchantes mines du monde !…

Il fit quelques pas pour sortir du cercle qui l’enveloppait, mais il se heurta à des poitrines solides comme des murailles, à des gestes qui le repoussèrent.

— Tu es notre prisonnier ! déclara Andréa.

— Nous ne rentrerons pas bredouilles au camp ! exprima Monoko, le rétameur, avec le plus pur accent de Pézenas…

Jean se retourna alors vers celui-ci :

— Tu es un pays ! lui dit-il, et nous pourrons peut-être nous entendre si tu es moins sauvage qu’eux !… Ce que tu viens de dire semble signifier que vous n’avez pas pu rejoindre la jeune fille des Camargues. Renseigne-moi, tu ne t’en repentiras pas !…

L’autre haussa les épaules et lui tourna le dos.

— Allons ! suis-nous, fit Andréa…

Et il dut les suivre. En somme, c’était lui qui était venu se jeter dans leurs mains… Ne l’ayant pas trouvé dans les roseaux, ils l’avaient cherché dans le bois et y étaient restés en attendant l’aurore. De là, ils pouvaient surveiller toute la plaine et ils avaient vu venir Jean… Il paraissait évident qu’Odette avait réussi à leur échapper !

Cette idée qu’elle avait été sauvée par Hubert ne le remplissait toujours pas d’une joie immense…

Il était très las !… de plus en plus accablé par la pensée insupportable de cet Hubert libre de disposer d’Odette !… Pour comble de malheur il devait renoncer pour le moment à les rejoindre.

Qu’est-ce que ces brigands voulaient faire de lui ?… Ils venaient de le désarmer et il marchait captif au milieu de la bande.

Chose singulière, cette dernière aventure le laissait à peu près indifférent quant au sort qui lui était réservé. En vérité, il ne pensait qu’à Hubert pour le haïr et aussi, de temps en temps à Rouletabille pour le maudire !…

Les bohémiens lui faisaient prendre des chemins impossibles pour éviter la route et même le moindre sentier tracé… Ils n’arrivèrent au camp que vers le soir…

La consternation y régnait toujours… Quand ceux qui étaient restés là virent qu’on ne leur ramenait pas la queyra, ils firent entendre des cris de rage et d’horribles menaces à l’adresse de Jean, puis mille lamentations. Les femmes se couvraient les cheveux de cendres… Zina était comme possédée du démon… Elle invoquait toutes les divinités cigaines dans un charabia forcené.

N’ayant rien de mieux à faire, tous revinrent vers Jean avec des clameurs féroces. Callista se montra soudain et ne fut pas la moins acharnée. Sumbalo dut intervenir dans le moment qu’elle excitait les autres à une vengeance immédiate !… Jean ne reconnaissait plus cette furie !…

Eh quoi ! c’était là la petite maîtresse bizarre et nonchalante qu’il avait parée comme une poupée pendant deux ans, et dont il avait cru avoir fait une Parisienne ! Toute la sauvagerie première de la race lui remontait dans les yeux, en flammes éblouissantes, dans la gorge, en menaces et en injures où l’annonce des pires supplices se mêlait à des assertions très offensantes pour la vertu d’une mère qui avait engendré un pareil monstre !

— Le patriarche prononcera ! déclara Sumbalo… Lui seul a le droit de juger un si grand crime !…

Il finit avec un discours pour apaiser tout le monde…

Callista, elle-même, s’éloigna et on laissa Jean un instant tranquille.

Sumbalo se rapprocha de lui pour lui dire :

— Tu n’as qu’une façon de t’en tirer, roumi, c’est de nous dire où se trouve notre reine ! Tu dois le savoir !…

Jean ne lui répondit même pas. Alors Sumbalo s’éloigna, lui aussi, très ennuyé… C’était là la plus funeste aventure de sa vie ! Avoir laissé échapper la queyra ! Heureusement qu’il ramenait l’un de ces gadchi à Sever-Turn !… La colère du peuple retomberait sur celui-là !…

Il tenait à ce qu’il y revînt vivant… Aussi lui fit-il donner quelque nourriture…

Pendant les heures qui suivirent, d’autres bohémiens qui s’étaient attardés de leur côté à retrouver la piste d’Odette rentrèrent dans un état de dépression avancé. La nouvelle de la capture d’un roumi ne pouvait les consoler… Ils allèrent lui montrer le poing puis s’en furent se coucher.

Les feux s’éteignaient.

Jean s’était roulé dans une couverture de cheval qu’on lui avait jetée… Il savait qu’autour de lui on veillait et que toute tentative de fuite était impossible, du moins dans ces premières heures.

Il ferma les yeux et essaya de dormir…

Une main lui toucha l’épaule. Il tourna la tête… Callista était étendue près de lui et elle lui parla, la bouche presque collée à son oreille…

Alors elle lui expliqua en quelques mots que sa fureur contre lui n’était qu’une comédie destinée à tromper les cigains…

— S’il le voulait !… s’il le voulait bien !… il n’avait qu’un mot à dire et rien n’était perdu !…

— En perdant Odette, murmura Jean, qui savait combien il allait la faire souffrir… j’ai tout perdu !…

Elle lui enfonça ses ongles dans la main, à le faire crier…

— Tu es fou ! lui souffla-t-elle à voix basse. Pourquoi m’excites-tu ?… Tu ne peux plus avoir d’espoir qu’en moi !…

Il ricana, sournoisement… Dans son malheur, c’était une satisfaction rare pour lui que de savoir cette femme aussi désespérée que lui et soumise, en somme, à son caprice…

— Un mot ! répéta-t-elle en se rapprochant de lui, et nous fuirons ensemble !…

Il eut encore un sourd ricanement. Elle lui mit une main sur la bouche :

— Tu ne sais pas ce qu’ils vont faire de toi ! Tu ne sais pas ce qui t’attend là-bas, à Sever-Turn ! Si tu le savais, tu réfléchirais !… ou plutôt tu me dirais : « Partons ! Partons tout de suite !… » Je ne te demande pas de m’aimer. Je ne te demande qu’une chose : laisse-moi te sauver !… Dis-moi oui.

— Et tu t’enfuiras avec moi !…

— Il le faudra bien, tu penses !… Qu’est-ce que ça te fait ? Ne m’as-tu pas aimée ?… N’avons-nous pas été heureux ensemble ? Rappelle-toi avec quel plaisir tu me montrais à tes amis !… Je n’étais pas une femme comme les autres, disais-tu ! Rappelle-toi, Jean ! Rappelle-toi !… Non, je ne suis pas une femme comme les autres. Et je saurai bien te la faire oublier, ton Odette !…

Il ne l’écoutait même plus. Il s’était retourné pour lui faire comprendre qu’il était las de l’entendre, mais elle, elle le pressait davantage, excédée de le voir de marbre sous son haleine chaude, dont elle lui caressait l’oreille. Tout à coup, elle se sentit saisir brutalement et jetée loin de Jean comme un paquet.

— Ah ! Ushela ! chienne bonne pour les roumis !…

Et une bordée d’injures cigaines accompagnées de coups de botte qui la firent se relever à demi, râlante de rage. Toutefois, une gifle effroyable la rejetait à terre sanglotante, vaincue…

Elle avait profité du sommeil d’Andréa pour se rapprocher de Jean, mais le sourd murmure de ses prières avait fini par réveiller le bohémien, qui était aussitôt intervenu à sa façon. Il n’y avait rien à dire. C’était dans l’ordre. Callista n’avait que ce qu’elle méritait. Elle jugea inutile de protester.

Au matin, le camp fut levé. Jean fut enfermé dans la roulotte qui avait vu la captivité d’Odette et toute la bande s’achemina vers Sever-Turn…