Rouletabille chez les bohémiens/07/I

Chapitre septième

À Sever-Turn


I

Par ces temps de désordre on a quelque raison

De craindre des méchants l’obscure trahison !…

Otway.

L’événement s’était accompli comme Hubert l’avait préparé. Nous avons dit que les jeunes gens avaient eu le temps de bien repérer le terrain avant l’arrivée des bohémiens. Sournoisement, Hubert avait travaillé pour son compte et s’était dit qu’il enlèverait Odette dans telle et telle condition. La jeune fille se montra docile à toutes ses suggestions. Du reste, le plan était des plus simples.

En quittant la roulotte, il eut un court entretien avec Sumbalo qui voulait qu’il restât à souper et qui lui offrait de passer la nuit au camp, mais il se retrancha derrière les ordres qu’il avait reçus et ne voulut rien accepter. Il devait partir sur-le-champ. Il remonta donc à cheval et s’en fut à fond de train du côté de l’occident, où il comptait retrouver Jean et Rouletabille.

Un coup de sifflet l’arrêta sur la route et il fut étonné d’apercevoir Jean, tout seul…

Celui-ci lui dit que Rouletabille avait voulu surveiller le camp d’un autre côté et lui demanda anxieusement des nouvelles d’Odette…

— Tout va bien ! lui répondit Hubert ; les bohémiens ne se doutent de rien, je vais retourner à travers champs vers le camp et me placerai en un endroit où doit venir me retrouver Odette, qui sera sans doute accompagnée de la vieille Zina… Je l’enlève et je vous rejoins !…

— Je vous accompagne ! fit l’autre…

— C’est tout compromettre… Le camp est bien gardé !… Je puis être reconnu !… En ce qui me concerne, je ne risque rien ! Je raconte que je suis revenu parce que j’ai oublié de dire quelque chose à la reine et je passe la nuit au camp en attendant la première occasion propice…

— Allez donc ! fit Jean, et que Dieu soit avec nous !…

Derrière Hubert qui était déjà reparti, il se rapprocha du camp lui aussi, décidé à surveiller de loin son rival… Mais bientôt il en eut perdu toute trace… Il s’arrêta sur une légère éminence d’où l’on pouvait découvrir toute la puzta jusqu’à la lisière du bois, quand la lune se montrait entre deux nuages…

Une demi-heure après le départ d’Hubert, Odette avait ouvert la porte de sa roulotte… Abrités derrière leurs cabanes ambulantes contre le vent qui soufflait avec violence, les cigains soupaient… Zina l’aperçut et courut à elle.

— Veux-tu enfin manger, petite flamme de ma vie !…

Et la vieille fut dans une joie immense parce que Odette consentit à tremper un peu de pain noir dans du lait…

La jeune fille manifesta alors le désir de se promener un peu autour du camp avant de s’aller coucher… Zina lui jeta un fichu sur les épaules et l’accompagna… Les cigains les laissaient faire. Ils savaient bien qu’elles ne pourraient dépasser le cordon des sentinelles qui, chaque nuit, veillaient sur leur reine…

Odette s’avançait toujours plus profondément sous la futaie, d’un pas nonchalant, arrachant autour d’elle les hautes fougères :

— Je veux dormir sur les herbes, ce soir… J’en ai assez de ton sale grabat de vieille petite bonne femme de sorcière !…

Zina, esclave de ses caprices, s’empressait de se charger de fougères, elle aussi…

Et tout à coup, en relevant la tête, elle ne vit plus Odette…

Des branches remuaient devant elle…

Elle cria… appela !… Des cris lui répondirent, puis ce furent d’abominables jurons !… On lui cria : « On enlève la Queyra !… » Une rumeur, un désordre indescriptible, les cigains sautant sur leurs armes… une course éperdue de toute part… et l’arrivée affolée de Callista suivie d’Andréa !… Ah ! cette Callista, comme elle s’était relevée ! Avec quel cri de rage elle avait rejeté le cigain !…

— Tu avais juré de veiller sur elle ! Je ne te dois plus rien !…

En vérité, celle qui passa un fort mauvais quart d’heure après cette terrible algarade fut la pauvre Zina… Ah ! l’Ushela ! (la chienne). Elle fut battue, déchirée, lacérée avec une ardeur incomparable. Pendant que toute la puzta voisine retentissait du galop des cigains, le camp était plein des clameurs de la vieille. Certains n’hésitaient pas à la rendre complice de l’évasion d’Odette et le lui faisaient cruellement payer. Les femmes, enragées, étaient pendues à son chignon… Elle eût été tuée sur place sans l’intervention de Sumbalo, qui fit lâcher prise à ces harpies.

Jean avait entendu les cris, les coups de feu et se disait qu’Hubert avait réussi. Il s’apprêtait à le rejoindre autant pour lui prêter secours que pour ne pas le laisser tout seul avec sa belle proie…

Il s’était dressé sur le mamelon qui lui servait d’observatoire et essayait de percer les ténèbres qui s’amoncelaient devant lui. Entre deux nuages la lune se montra et il vit la course éperdue des cigains qui, d’instinct, se dirigeaient vers la route de l’est. Mais s’il les vit, lui aussi fut aperçu !…

Des clameurs accueillirent son apparition. De toute évidence, on le prenait pour le ravisseur, et il n’eut que le temps de retourner sa bête et de regagner la puzta en vitesse…

Mais les autres accouraient derrière lui, en s’encourageant par des cris féroces… Ils ne tiraient pas encore, car ils avaient peur, en déchargeant leurs armes sur cette ombre équestre qui s’enfuyait, d’atteindre celle qui était l’objet de tous leurs vœux.

Jean avait fini par gagner la route, mais il comprit qu’il allait être rejoint et, tout à coup, il se jeta désespérément dans une saulaie qui bordait un marécage…

Là, il n’hésita pas à abandonner son cheval. Il se lança à la nage et finit par atteindre l’autre rive, après mille efforts qui le sauvèrent d’un véritable enlisement…

Alors, exténué, il se coucha parmi les roseaux et attendit les événements, incapable pour le moment d’aucune réaction nouvelle.

Il entendait, non loin de là, ceux qui le cherchaient s’approcher dans un tumulte affolé et battre les hautes herbes… Des lumières coururent çà et là… Il ferma les yeux…

Quant à Hubert, il n’avait pour ainsi dire pas bougé… Il était dans un arbre avec Odette… Son cheval attaché au fond d’un ravin, occupé à dévorer la ration d’avoine qui garnissait le sac que son maître lui avait attaché au col avant de le quitter, n’avait garde de donner signe de vie…

Quand les bruits commencèrent à s’apaiser du côté du camp, quand les cavaliers se furent enfoncés dans la nuit comme des fous qui chevaucheraient des ténèbres, il descendit de son refuge et emporta Odette dans ses bras.

Bientôt il eut rejoint sa bête ; il mit Odette en selle et dirigea son cheval par la bride… Ils firent ainsi maints détours dans la forêt. Il n’hésitait pas… Il savait exactement où il allait.

De temps à autre, il reconnaissait un point de repère et accélérait un peu la marche…

Il faisait encore nuit quand il déboucha dans la puzta, vers le nord, d’un côté où, certainement, personne ne le cherchait…

Alors il sauta sur sa bête. D’un bras il retenait Odette devant lui et son cœur bondissait de sentir cette jeune vie contre sa poitrine…

— Comme autrefois ! lui souffla-t-il dans son cou odorant.

Et il enfonça ses éperons dans le ventre de sa monture… Celle-ci fit voler les cailloux du chemin de ses sabots rageurs…

Oui ! comme autrefois, quand Odette n’était encore qu’une toute petite fille et qu’il l’emportait ainsi sur sa selle dans le vent des Camargues… Comme autrefois quand elle ne pouvait se passer de lui, quand elle le trouvait le plus beau des « guardians » ! Comme autrefois, quand elle l’aimait de tout son petit cœur simple et sauvage !…

Comment ne l’aimerait-elle pas encore ! Est-ce qu’il avait changé, lui ?… Est-ce qu’il n’était pas toujours aussi fort ?… Qui craignait-il au monde ?… Ce Jean, qui, en son absence, s’était introduit un instant dans le cœur de cette petite ?… Ce Rouletabille, qui semblait l’y avoir remplacé… un instant aussi !… La vérité, pensait-il, était qu’Odette était restée très enfant et que les sentiments passagers qui avaient agité son cœur naïf seraient vite oubliés quand elle ne verrait plus que lui, Hubert !…

À l’aurore, ils se trouvèrent dans un chemin encaissé qui les conduisit vite à une vieille tour à moitié démolie, d’où, à leur approche, s’envola tout un bataillon de pigeons…

— C’est ici ! fit Hubert.

Odette n’avait pas encore prononcé un mot.

Elle se laissa glisser de cheval et Hubert la conduisit dans une salle basse avec beaucoup de cérémonie souriante.

— Voici votre palais, ma reine !…

Mais elle ne lui souriait pas…

Hubert, gracieux, lui faisait plus peur que tout…

Elle le regarda une seconde et détourna la tête, rougissante, tant la flamme de ses yeux semblait la dévorer…

Dans le premier moment, Odette avait accueilli Hubert comme un libérateur, mais depuis qu’elle se trouvait seule avec lui, au fond de cette vieille tour perdue dans un désert d’où elle ne pouvait espérer aucun secours, elle se demandait anxieusement si elle n’eût point mieux fait de rester la prisonnière de ces bohémiens qui l’entouraient de leurs marques d’adoration et de respect.

Au fond, elle n’avait aucune confiance en Hubert, connaissant sa brutalité célèbre dans les Camargues, et si elle l’avait suivi aussi facilement, c’est qu’il avait profité de l’étourdissement ou plutôt de la dépression morale qu’il avait provoquée en lui apprenant que Jean, resté en France, n’avait rien tenté pour son salut.

Pourquoi l’avait-elle cru ? Il avait peut-être menti ! Il avait sûrement menti ! Elle connaissait bien son Jean. Il était incapable de cette trahison ! Le traître, le méchant, c’était Hubert ! Et elle était seule avec lui !… Elle frissonna…

Elle n’osait plus le regarder. Il s’était un peu éloigné d’elle pour la rassurer et paraissait, maintenant, occupé uniquement « des soins du ménage ».

Tout avait été préparé par lui, dans ce réduit, pour qu’on y pût passer quelques heures de repos et de réconfort. L’endroit était relativement propre, récemment nettoyé des débris de toute sorte qui l’encombraient. De vieilles pierres écroulées avaient été rassemblées pour construire une espèce de foyer dans lequel un feu de bois était préparé pour réchauffer Odette si elle en avait besoin. Un lit de fougères, sur lequel était jetée une couverture, était prêt à la recevoir. Enfin, il avait allumé une petite lampe à alcool sur laquelle il faisait bouillir de l’eau pour faire du thé !

En attendant, il lui demanda si elle ne voulait point prendre un peu d’alcool pour se réconforter et il lui tendit le gobelet de sa gourde, mais elle le repoussa. Alors, d’une anfractuosité de la muraille, il tira quelque chose qu’il y avait mis en réserve et lui dit :

— Une omelette ?… Vous mangerez bien une omelette ?…

C’étaient des œufs de pigeon… Elle sourit… Il ne la regardait plus. Elle reprenait confiance…

— Oui, une omelette !… Vous avez pensé à tout… Je ne sais comment vous remercier !…

— C’est moi qui vous remercie !… fit-il, d’avoir consenti à me suivre… (Il parlait sans lever la tête. Il était à genoux, en train de battre les œufs dans un petit plat d’étain.) Nous allons faire une jolie dînette !

— Croyez-vous que nous soyons hors de danger ? demanda-t-elle pour dire quelque chose, car elle s’était aperçue que le silence entre eux était encore plus pénible que la conversation…

— Je le crois ! assura-t-il. Nous avons dépisté ces diables de cigains !… Pour plus de sûreté, nous ne voyagerons que la nuit. Demain, nous aurons atteint une ville… Nous prendrons le train et dans deux jours nous serons en France !…

— En France !…

Elle pensait à Jean… mais elle n’osait prononcer son nom… Elle parla de son père…

— Il est très souffrant ! lui dit Hubert… Votre enlèvement l’a comme anéanti… Et puis, nous avions eu la veille une scène terrible… Si j’ai eu tort de vous écrire cette lettre, vous avez eu tort de la lui montrer !… Enfin, quand j’eus appris cet incroyable enlèvement, je me suis empressé d’aller lui demander pardon et je me suis mis à sa disposition. Il se trouvait alors avec M. de Santierne. Il y eut une explication entre nous trois. Au point où en étaient les choses, votre père ne nous cacha plus rien de votre origine…

» — Les cigains l’ont reprise, nous dit-il, parce que c’est une petite princesse bohémienne !… Sa mère était une romanée de Sever-Turn !

— Mon Dieu !… c’était donc vrai !… s’exclama Odette d’une voix sourde… Je suis la fille d’une bohémienne !…

— Pourquoi rougiriez-vous de cette origine ? releva tranquillement Hubert… Votre mère était, paraît-il, d’une grande naissance, et c’est bien ce qui fait votre malheur !… Mais j’ai juré de faire votre bonheur, moi !…

Sur ces derniers mots, il y eut un silence affreusement pesant. Odette entendait son cœur battre dans sa poitrine à coups sourds, précipités…

Hubert reprit :

M. de Santierne n’attendit point la fin de la conversation. Il nous quitta en déclarant qu’un Santierne n’épouserait jamais une bohémienne, une enfant de la route !

Odette s’était appuyée contre la muraille et cachait son visage dans ses mains… elle eût glissé sur le sol si Hubert ne l’avait retenue.

— Il était indigne de vous ! fit-il… Ne l’aviez-vous déjà jugé ?… Odette, moi seul je vous aime… Je vous ai toujours aimée, Odette !…

Elle sanglotait. Elle ne s’apercevait pas qu’elle était dans ses bras, mais lui, brusquement desserrant son étreinte, saisit d’un geste dont il n’était plus le maître cette petite tête adorée, baignée de larmes, et baisa follement ces lèvres entr’ouvertes par le désespoir.

Ce baiser de feu rendit soudain à Odette toutes ses forces… Dans un geste irrésistible, elle rejeta Hubert qui dut s’appuyer au mur pour ne point faire une chute ridicule.

— C’est donc pour cela que vous m’avez sauvée !… lui cracha-t-elle férocement. Vous savez ! j’aime mieux les bohémiens !

C’était une lionne. Il ne la reconnaissait plus. Elle bondit du côté de la porte, mais il y fut avant elle, la prit dans ses poings terribles, la rejeta avec une brutalité sans nom au fond de cette tanière où il l’avait conduite et il dit avec un ricanement gros de menaces :

Tu aimes mieux les bohémiens !… Que ton sort s’accomplisse, Odette !…