Rouletabille chez les bohémiens/02/IV

IV. — L’enquête de Pandore

Pandore ne dut pas tarder à se réveiller, car quelques instants plus tard et non loin de là, dans la campagne, on aperçut cet honorable représentant de la maréchaussée questionnant un petit berger. On questionna le petit berger pour savoir ce que lui avait dit le gendarme. Le gendarme lui avait demandé s’il n’avait pas aperçu à la première heure du jour une bohémienne sortant de la forêt et se dirigeant vers un petit bosquet de tamaris qui bordait la route d’Arles à Lavardens. Le petit berger avait répondu :

— Je me trouvais moi-même sous les tamaris. La bohémienne y est venue et s’y est rencontrée avec un bohémien qui rôdait par là depuis quelques instants. Ils ont causé quelques minutes, puis la bohémienne est partie en disant : « À cet après-midi, trois heures, à la Roche-d’Ozoul ! »

Là-dessus le gendarme avait quitté le petit berger en disant :

Parfait ! ça tient toujours !

Sans doute Pandore faisait-il une enquête ordonnée par le juge d’instruction, car on le vit une demi-heure plus tard, à Arles, questionner encore des gens qui bavardaient sur le pas de leur porte. Enfin, sur le coup de midi, il se présenta à l’étude de Me Camousse, notaire.

L’étude de Me Camousse était sans contredit la première de la ville. De père en fils, les Camousse avaient dressé les contrats de mariage et recueilli les testaments des gens les plus huppés de la région. D’une honorabilité en quelque sorte héréditaire, les Camousse avaient vu passer dans leur coffre-fort des fortunes considérables dont ils avaient été longtemps les fidèles dépositaires… Enfin on leur avait confié bien des secrets de famille et leur conscience avait été au moins aussi fidèle que leur coffre… Les Camousse étaient depuis plus d’un siècle les notaires des Lavardens…

Je viens pour l’affaire de Lavardensse !… déclara tout de suite le brigadier de gendarmerie en mettant son poing entre la porte et le chambranle dans le moment même que le petit clerc se disposait à fermer l’étude… C’était l’heure où il ne restait plus dans la première pièce que MM. les expéditionnaires, lesquels s’apprêtaient, tout travail suspendu, à déjeuner !…

— Tiens ! un nouveau brigadier !… fit le petit clerc en ouvrant la porte malgré les protestations du personnel…

Cependant quand ces messiers aperçurent un gendarme, ils firent silence, attendant les événements.

Petit drolle, dit le gendarme au petit clerc, va me chercher tone patrone !… et né té trène pas comme oune limasse !

Le clerc répondit que Me Camousse s’apprêtait à déjeuner, mais que le premier clerc ou le clerc liquidateur étaient encore là et que s’ils pouvaient faire l’affaire…

— Quès aco ? Jé né té demandé pas tant de chozzes ! Je veux voir Me Camousse en personne ! et plous vite qué ça, hé !

À ce moment, Me Camousse, un homme respectable, dans la quarantaine, de figure un peu sanguine, encadrée par des favoris poivre et sel, sortit de son cabinet, demanda des explications et fit entrer le gendarme chez lui.

— Je vous souis ennevoyé par M. lé jugé d’instructionne !…

— Le juge d’instruction ? répéta le notaire ahuri.

— Oui, M. Crousillat loui-même, qui a de l’ouvrage par-dessus la tête avec cette histoire de Lavardensse et qui m’a chargé de l’aider dans son enquête et dé vous posé quelques petites questionnes !…

— Je vous écoute, brigadier… Asseyez-vous, je vous prie.

— Voilà dé quoi il rétourne ! Jé viens pour l’affairé dé Lavardensse, hé !… M. le juge d’instructionne désirerait savoir à quelle datté M. de Lavardensse a contracté mariage… Vous pouvez me répondre, hein ? jé pensé… vous n’y voyez pas d’inconvénient ?

— Monsieur, je n’ai rien à refuser à la justice de mon pays ; je me ferai même un devoir de l’aider dans la mesure de mes moyens, si je puis lui être utile en quelque chose et pourvu, naturellement, que l’on ne me demande pas de violer le secret professionnel…

— Commé dé juste ! vous parlé bienne !…

— Et vous, brigadier, vous avez dû apprendre à parler dans le Roussillon, si je ne m’abuse ?

— Mosieu lé notaire, on né peut rienne vous cacher !… Vous avez deviné !… jé suis né natif des environnes de Perpignan, pour vous servir !… Quant au secret professionnellé, je sais cé que c’est en tant que gendarmé !… et ce n’est pas moi qui vous demanderai jamais de trahir oune chozze qui a, si j’ose dire, ouné caractère sacré !

— Je vous dis cela, brigadier, parce que, il n’y a guère plus d’une heure, un jeune homme s’est présenté à mon bureau, qui m’a justement posé des questions qui ne tendaient à rien de moins qu’à me faire oublier mes devoirs !…

— Ah ! par exemple ! Un jeune homme ?

— Oui, qui se dit journaliste… un nommé Rouletabille.

— Rouletabillé ! Rouletabillé est venu ici et vous a posé des quessetionnes ?

— J’ose dire tout à fait indiscrètes…

— J’espéré bienne que vous l’avez f… à la porté !…

— À peu près, parce que vous savez, dans notre profession, on conserve toujours des formes… Ah ! c’est un garçon qui ne manque pas de toupet ! Il se prétend célèbre !… Moi je n’en ai jamais entendu parler…

— Vous ne lisez donqué jamais les journaux ?

— Le moins possible ! Voyez-vous, brigadier, ou il n’y a rien dedans ou il y a quelque chose… Quand il n’y a rien dedans, ça ne vaut pas la peine de les lire et, quand il y a quelque chose, c’est toujours des crimes ou des catastrophes, c’est-à-dire des choses désagréables qu’il est préférable d’ignorer le plus longtemps possible !… Mais vous, vous me paraissez le connaître, ce Roule… Rouletabille !…

— Ah ! mosieur lé notaire, si jé l’connais !… Mais c’est ouné plaie !… cé journalisté-là !… M. Crouzillat s’en méfie commé dé la pesté !… Et moi il né mé quitté pas !… Il épie toutes mes démarches !… Jé parie qu’il est venu pour vous parler de cette affaire dé Lavardensse !…

— Vous avez gagné, brigadier, mais lui, il a perdu… il a perdu son temps !

M. Crouzillat, quand jé lui raconterai cela, sera bien contenté !… Nous disions donc que M. de Lavardensse a contracté mariage ?…

— Tenez, fit le notaire en compulsant un dossier, voici un extrait de l’acte de mariage, déposé au consulat de France à Odessa… Vous n’avez qu’à copier…

Le gendarme ne se le fit pas répéter deux fois…

— C’est bienne cé qué l’on m’avait dit… Il s’est marié à Odessa à une jeuné Française dont il avait eu ouné pétité fillé qui a été légitimée par l’acté même du mariage…

— Attention ! nous touchons là au secret professionnel, brigadier… Je ne puis raisonnablement refuser à la justice de mon pays de prendre connaissance d’une pièce qu’il lui serait peut-être difficile de se procurer maintenant…

— Oui, c’été loinne Odessa ! et il y a les bolchevikis !…

— Mais vous comprendrez qu’il n’est pas nécessaire que tout le monde sache que Mlle de Lavardens est née avant le mariage de sa mère…

— Commé dé juste !… et ne craignez rien !… cé né pas moi qui irai lé dire à Rouletabillé !…

— Vous m’avez compris, brigadier !…

— Ce n’est pas pour me vanneter ! mais tout le mondé s’accorde à dire que je souis doué d’une assez belle intelligence. Maintenant… ouné choze encore !… l’extrait de l’acte dé naissance dé l’enfant, vous l’avez peut-être, hé ?…

— Mon Dieu, non, répondit Me Camousse en fronçant légèrement les sourcils et en refermant son dossier…

— Il n’est pas là dédans, hé ?…

— Il n’est pas là-dedans !…

— C’est dommage, car l’indicationne du lieu de naissance dé l’enfant commé vous avez dû le remarquère, est dé plus vagué sur l’acte dé légitimisationne !… et si nous avions cet extrait de l’acte dé naissance… peut-être qué…

— Que quoi ?… interrogea le notaire qui commençait à tapoter nerveusement le bois de son bureau…

— Eh mais !… peut-être qu’il nous serait facile alors dé faire tairé les mauvaises langues !…

— Quelles mauvaises langues ?…

— Eh ! mais celles qui prétendent, par exemple, que cette Française n’était pas la véritable mère dé la petite Odette !

— Monsieur, fit le notaire en se levant, je n’ai jamais entendu dire une pareille chose !… Et je serais curieux de savoir dans quelle bouche vous l’avez entendue…

— Eh ! dans la bouché dé quelqu’un qui est aussi courioux que vous, assurémente !… Dans la bouche dé lé juge d’instructionne elle-même, et jé souis chargé de vous demander par cet honorable magistratte (qui est persouadé, entre parentaizes, que vous savez tout à fait à quoi vous en tenir là-dessus) si Mlle dé Lavardensse est bien la fille de Mme de Lavardensse !…

M. le juge d’instruction ! s’exclama Me Camousse, qui était devenu cramoisi, vous a chargé de me demander cela, vous ?

— Je vous lé jouré sur mes galonnes !…

— Et moi je vous jure que si j’avais été M. Crousillat et si j’avais eu une pareille question à poser à Me Camousse, j’aurais fait venir Me Camousse à mon cabinet et j’aurais eu avec lui une conversation de magistrat à magistrat et je ne lui aurais pas envoyé un brigadier de gendarmerie… Du reste, j’y vais ! déclara le notaire en mettant son chapeau.

— Où allez-vous doncqué ?

— Mais je vous accompagne, je vais chez M. le juge d’instruction…

— Eh ! j’irai bienne tout seul !… ne vous dérangez pas ! Moun Dieu, commé vous vous monnettez !… comme vous vous monnettez ! ouné vraie soupe au lèt ! Moi je vous pose des questionnes, vous êtes libré dé ne pas répondre !… qué diable !… le secret professionnel avant toute !… Qu’il n’en soit plus parlé, jousté cielle !…

Mais le gendarme eut beau dire et beau faire, Me Camousse tint à le suivre jusque chez M. Crousillat… Il fut aussi vite que lui dans l’escalier… aussi vite que lui dans la rue !… Arrivé là, le brigadier consulta sa montre, un énorme oignon et déclara qu’il avait une course urgente à faire, qu’il laisserait Me Camousse aller chez le juge d’instruction tout seul… Et déjà il avait fait quelques pas rapides quand deux personnages en civil sortant d’on ne sait où se jetèrent sur le gendarme en s’écriant : « Pas de résistance et veuillez nous suivre !… »

— Mais qui êtes-vous donc ? cria le notaire aux deux civils.

— Nous sommes deux agents de la sûreté, Me Camousse, chargés d’arrêter Rouletabille…

— Comment ! ce… gendarme !…

— C’est Rouletabille !…

Me Camousse, suffoqué, dut s’appuyer à un mur pour ne pas glisser sur le pavé. On l’entendit qui murmurait :

— Voilà certainement le plus gros événement de ma vie !

Pendant ce temps, de toutes parts on accourait pour voir passer ce gendarme, prisonnier de ces deux civils…

Et Rouletabille faisait une tête !…

Évidemment, cette dernière scène de la petite comédie qu’il venait de jouer avec tant de désinvolture ne figurait pas au programme. Du coup, il en avait perdu son accent du Roussillon, et c’est avec la prononciation un peu traînante et grasseyante des habitants du faubourg Poissonnière qu’il demanda :

— Vous me conduisez au Dépôt ?

— Non, mon garçon, nous vous conduisons à M. Crousillat…

— Ah ! bien, je suis tranquille ! conclut Rouletabille… on s’en va au café !…

Tous se mirent à rire, les agents et la petite troupe qui leur faisait escorte. M. Crousillat, certainement le plus fort juge d’instruction de France et de Navarre, tout au moins par la corpulence, était bien connu pour être doué d’une soif inextinguible : le moindre effort physique et même intellectuel le mettait en nage ; aussi le voyait-on le plus souvent poursuivre ses enquêtes à l’ombre des terrasses des brasseries, entre deux demi servis bien frais et sans faux-col… Manière de procéder qui, du reste, vouait à une humeur massacrante son greffier, le petit Bartholasse, maigre et jaune comme un citron, dont l’estomac délabré ne pouvait souffrir que la camomille familiale…

Comme cette fin d’aventure mettait en somme beaucoup de gaieté autour de lui, Rouletabille n’était pas d’un caractère à faire longtemps bande à part ; il se mit bientôt à l’unisson et se prit à rire lui aussi. Au bout du compte, n’était-il pas arrivé à ce qu’il voulait ? à ce qu’il voulait savoir ?… Ce brave Me Camousse pouvait-il lui en dire davantage et l’émotion qu’il avait laissé transparaître devant la dernière question intentionnellement brutale du faux pandore ( « Mlle Odette de Lavardens est-elle bien la fille de Mme de Lavardens ? » ) ne l’avait-elle pas suffisamment renseigné ?… En tout cas, l’attitude du notaire de la famille permettait maintenant à Rouletabille d’imaginer beaucoup de choses après la lecture ou plutôt la traduction qui lui avait été faite du « Livre des Ancêtres » et de donner au drame qui avait pour centre la jeune Odette, une ampleur que, jusqu’alors, il était le seul à soupçonner…