Rouletabille chez les bohémiens/02/III

III. — Le sommeil de Pandore

Complicité ? Voilà le mot que se disait tout bas Rouletabille, lorsqu’il se trouva dans la propriété d’Hubert après avoir sauté le mur qui séparait le Viei Castou-Nou de « la Cabane », car les magistrats avaient condamné la porte mitoyenne. Jusqu’alors, il n’avait pas perdu une minute, courant à ce qu’il estimait le plus pressé. Mais, depuis la première heure, il avait pensé qu’une perquisition sérieuse chez Hubert, même non coupable lui pourrait être de la plus grande utilité.

Et puis il avait eu ses raisons pour ne pas se presser… Le juge d’instruction, M. Crousillat, poussé par son greffier Bartholasse, qui avait une sainte horreur de Rouletabille en particulier et des journalistes en général, s’était opposé à ce qu’il pénétrât dans la maison. Les scellés avaient été apposés sur la porte de la pièce où l’on avait trouvé tant de charges contre cet Hubert que Rouletabille défendait à la stupéfaction de tous… De plus, M. Crousillat avait mis là deux gendarmes qui avaient l’ordre formel de ne laisser approcher personne… et de surveiller la maison…

Une fois déjà, Rouletabille avait vu se dresser devant lui les deux cerbères… Il n’avait pas insisté… Il voulait les laisser peu à peu se relâcher de leur garde.

Enfin il avait choisi, pour pénétrer chez Hubert, la première heure du jour, parce qu’il avait observé que le gendarme de veille à ce moment-là cédait à la fatigue et au sommeil. Bref, trouvant le moment favorable, il fit le tour de la maison et arriva, sans être surpris, à un soupirail dans lequel il se glissa… Cinq minutes plus tard, de soupirail en tabatière et de tabatière en œil-de-bœuf, il se trouvait dans le bureau d’Hubert… À travers la porte scellée, il entendit un ronflement sonore et régulier. C’était Pandore qui veillait…

Sûr de n’être pas dérangé, Rouletabille se mit à fouiller les meubles avec la conscience qu’il mettait en toutes choses. Un petit bureau-secrétaire fut vidé de fond en comble de toutes les paperasses qu’il contenait et chacune d’elles soigneusement examinée. Le fait que la justice avait passé par là ne décourageait en rien notre reporter, bien au contraire. Il avait accoutumé de dire que le parquet ne manquait jamais de lui faciliter l’ouvrage en lui abandonnant régulièrement tout ce qui pouvait intéresser l’affaire en cours et en emportant le reste.

Cependant, ce matin-là, il ne trouvait rien qui concernât directement ou indirectement les événements qui avaient si tragiquement bouleversé tout ce coin de Camargue, et il se demandait s’il ne venait pas de perdre son temps, quand, parmi les quelques livres qui s’alignaient sur les meubles et les étagères, il avisa un énorme bouquin dont l’aspect vétuste le surprit.

Hubert n’avait rien d’un bibliophile. Sa bibliothèque se réduisait à fort peu de chose et les derniers romans d’aventures, les relations de voyage, quelques revues de sports en faisaient tous les frais. Ce vénérable ouvrage, dont la reliure paraissait du reste avoir beaucoup souffert des ravages du temps, était une anomalie dans ce cadre moderne, studio d’un art à la fois prétentieux et assez simple que l’on rencontre à de nombreux exemplaires chez les jeunes gens qui tiennent à vivre dans un décor à la mode.

… La seule originalité de l’appartement tenait dans quelques objets assez rares rapportés de lointains voyages, masques de bronze dont le rictus sauvage surprenait le visiteur non encore averti, dépouilles de fauves qui pouvaient faire croire à de grandes chasses et qui avaient peut-être été achetées dans quelque bazar…

Mais pourquoi ce livre chez Hubert ? Rouletabille ne manqua point de le lui demander (au livre) et il eut bientôt entre les mains quelque chose qui ressemblait à un antiphonaire et qui n’était pas un antiphonaire. Il l’entr’ouvrit et une sorte de couteau-poignard s’en échappa et roula sur le plancher. Rouletabille se baissa, ramassa l’objet et comprit que cette arme était moins une arme qu’un coupe-papier.

De fait, le reporter constata qu’une page avait été coupée, c’est-à-dire fort proprement détachée à l’endroit même où le livre s’était ouvert… La page manquait… Et d’abord quel était ce livre ? Les caractères en étaient étranges, se rapprochant de la typographie grecque, byzantine et même slave… Rouletabille en reconnaissait certaines lettres… Il en avait vues de pareilles lors de son dernier voyage dans les Balkans, mais il était incapable de lire des mots entiers ni surtout d’en saisir le sens…

Tout de même ce livre l’intéressait fort… Il devait être d’une grande valeur… Pourquoi l’avait-on mutilé ?… et pourquoi en avait-on abîmé ainsi la couverture qui présentait à l’œil et au toucher de véritables trous !…

Tout à l’heure, à première vue, Rouletabille avait mis toutes ces mutilations sur le compte du temps, et maintenant, en examinant l’ouvrage de plus près, il s’apercevait qu’elles étaient relativement récentes…

Le jeune homme mit le couteau-poignard dans sa poche, une petite fiche de papier à l’endroit où le livre s’était ouvert, puis il le referma et considéra la reliure sous toutes ces faces… Il en tira rapidement cette conclusion qu’elle avait dû être incrustée de pierres d’un certain prix… car ce livre était riche… Il était, à l’intérieur, orné d’enluminures magnifiques, de culs-de-lampe d’un dessin assez barbare, mais du plus séduisant effet, le tout fort apprécié de collectionneurs. C’était certainement quelque livre rituel, appartenant à une religion qui restait à déterminer.

Soudain, comme son attention avait été attirée par la forme d’une dépression de la couverture qui avait dû certainement soutenir et enserrer la ferrure du milieu, Rouletabille fouilla fébrilement dans la poche intérieure de son veston et en tira le bijou qu’il avait trouvé chez Odette et qu’il avait jugé utile de s’approprier.

Ce bijou, ou plutôt le motif central de ce pendentif, s’adaptait exactement aux traces de la ferrure sur le bouquin !…

Le signe fatal, la croix et le croissant, le signe sacré des bohémiens fermait autrefois le Livre !…

« Ouf ! souffla Rouletabille… il se pourrait fort bien que ma petite promenade chez ce cher M. de Lauriac n’ait pas été tout à fait inutile !… »

Cinq minutes plus tard, il avait quitté Lou Cabanou sans avoir éveillé Pandore…

À Arles, M. le conservateur de la bibliothèque municipale venait à peine d’arriver et n’avait pas encore eu le temps de sortir ses bésicles de leur étui qu’il voyait venir à lui en coup de vent un jeune homme fort essoufflé portant une imposante serviette sous le bras, d’où il tirait sans mot dire un des plus vieux exemplaires de la bibliographie orthodoxe qui fût jamais passé sous le nez de cet honorable fonctionnaire.

— Monsieur le conservateur, lui dit le jeune homme, voici un petit objet que je désire soumettre à votre haute appréciation. Comme nul n’ignore votre inégalable compétence en tout ce qui concerne plus spécialement les langues orientales…

— Je les lis toutes ! interrompit modestement M. le conservateur, et j’en parle quelques-unes…

— Eh bien, voilà qui tombe on ne peut mieux ! Vous allez me dire ce que vous pensez de « mon petit agenda » !

M. le conservateur ne daigna même point sourire. Il était déjà en extase.

Ses yeux grands ouverts derrière ses grosses lunettes, la course tremblante de ses bons gros doigts sur le précieux ouvrage, tout attestait chez lui son enthousiasme qui, pour être concentré, n’en était pas moins immense…

— C’est beau, hein ?… fit Rouletabille…

Pas de réponse.

Le reporter pouvait parler, M. le conservateur n’avait plus d’oreilles… Toute sa vie s’était réfugiée dans le regard et le toucher…

— Eh bien, je vous écoute ! cria le reporter…

M. le conservateur lisait. Il avait commencé à la première page et il venait seulement d’entamer la seconde… Et il ne paraissait pas disposé à en sauter une ligne…

Rouletabille s’assit, décidé à montrer, quoi qu’il lui en coûtât, de la patience et de la bonne volonté… Il savait que les savants ont leurs petites manies et n’aiment point surtout être bousculés…

Il attendrait, puisqu’il fallait attendre !… D’autant que certains de ces messieurs, sous leurs dehors d’enfantine naïveté, cachent quelquefois une malice diabolique et s’amusent, autant qu’ils le peuvent, sans en avoir l’air, de la tête des gens…

Cependant, M. le conservateur, après avoir lu la deuxième page, commença la troisième… Alors Rouletabille se leva le plus tranquillement du monde, s’approcha doucement de M. le conservateur, sortit son énorme oignon de la poche de son gilet et le lui glissa sur la troisième page, à toucher le nez de M. le conservateur.

Le fonctionnaire considéra un instant ce cadran comme une bête monstrueuse d’une espèce tout à fait inconnue, puis releva la tête et fixa sur le jeune homme un regard de sombre étonnement et d’inquiète interrogation. Ce regard semblait dire : « Que me veut ce malotru ? », ou encore : « Qui a permis à ce monsieur d’entrer ici sans frapper ? »

Rouletabille envoya à l’adresse du savant son sourire le plus agréable :

— Je voulais vous prévenir, monsieur, que ce livre a quatre cents pages, et je vous montrais ma montre pour vous rappeler qu’il est neuf heures et demie du matin. À quelle heure, monsieur, comptez-vous avoir fini votre lecture ? J’ai quelques petites courses en ville, quand dois-je revenir ?…

— Dans huit jours, monsieur !… revenez dans huit jours !… Ce livre est une merveille, monsieur !… Je veux le lire et le relire ! Si j’étais assez riche pour vous l’acheter, vous ne le reverriez pas !…

— Et moi, monsieur, s’il m’appartenait, je vous en ferais cadeau !

— Pour cette bonne parole, monsieur, que désirez-vous de moi ?

— C’est un livre romané, n’est-ce pas ?

— Je vois que vous vous y connaissez, jeune homme, vous êtes sans doute « de la partie » ?

— Non monsieur, répondit Rouletabille qui, pour rien au monde, n’eût avoué sa qualité de journaliste à un fonctionnaire, sachant que tous les fonctionnaires détestent par définition tous les journalistes ; non monsieur, mais j’ai beaucoup voyagé et je disais à mon ami à qui j’ai emprunté ce livre : je puis me tromper, mais il me semble bien que ce livre est un livre romané !…

— Et qu’a dit votre ami ?

— Il m’a dit de venir vous trouver, monsieur !…

— Et il a bien fait, monsieur !… Oui, monsieur, ce livre est très ancien et il est écrit dans la langue traditionnelle des gitans… Mais voyez ce que l’on y trouve dès qu’on l’a ouvert… Je lis sur la couverture cette phrase curieuse…

— Je traduis… fit M. le conservateur en assurant ses bésicles :

« Ceci est le Livre des ancêtres. Quiconque respectera ce livre, le sauvera s’il est en danger, le rapportera s’il est égaré, sera l’objet d’une désirable récompense…  »

Et plus bas :

« Quiconque le volera ou le détruira sera châtié et puni de mort ! »

— Bigre ! fit Rouletabille… Ils sont sévères les ancêtres ! Heureusement qu’ils sont morts avant celui qui les a volés !

— Votre ami a donc volé ce livre ? demanda le bibliothécaire en regardant Rouletabille par-dessus ses lunettes.

— Ouais !… Il a oublié de me le dire, répliqua le reporter en riant de tout son cœur ; mais entre nous, monsieur le conservateur, je crois qu’il en est bien capable !…

— Vous avez de singuliers amis, monsieur, laissa tomber l’honorable fonctionnaire en pinçant les lèvres…

— Vous savez, monsieur le conservateur, mon ami est un bibliophile enragé et la bibliophilie fait excuser bien des choses !

— Monsieur ! s’écria l’autre en devenant rouge pourpre à l’énoncé d’apophtegmes aussi dangereux pour la morale publique que pour la morale privée, monsieur, je ne crois pas qu’il y ait en France ou peut-être en Europe, j’oserais dire dans le monde entier, un bibliophile plus enragé que moi, et cependant je n’ai jamais volé personne, monsieur !

— Et je le crois sans peine, monsieur ! Vous avez tout d’un honnête homme !… Et quant à ce livre, j’en aurai le fin mot ! Mon ami me dira d’où il le tient, d’où il vient, s’il se l’est honorablement approprié ! Et s’il ne peut répondre décemment à toutes ces questions, je le menacerai de le dénoncer au procureur de la République, à moins…

— À moins ?

— À moins qu’il n’en fasse cadeau à la bibliothèque d’Arles !

Du coup, on vit la physionomie de M. le bibliothécaire se détendre peu à peu jusqu’au sourire… Il tendit sa grosse patte à Rouletabille :

— Vous êtes un homme d’esprit, monsieur !…

— Vous en êtes un autre ! répliqua le reporter en lui secouant la main avec une effusion touchante, mais je ne suis pas un savant, moi… Qu’est-ce qu’il y a encore dans ce livre ?…

— Des textes sacrés, monsieur, qui enseignent les rites usités pour la consécration des villes, des temples, des autels, des campements… »

Parlant ainsi, il tournait les pages.

« Voici un chapitre qui traite de l’art de prendre les augures, d’interroger l’avenir… La race romanée a toujours été friande de ce genre d’exercices… Ce livre date certainement d’une époque où ce peuple nomade s’était enfin stabilisé pour quelques siècles dans le Proche-Orient… D’après ce que j’en puis imaginer à première vue, je ne serais pas étonné que nous ayons là, entre les mains, le livre rituel orthodoxe des romanés qui se sont établis en Europe à leur fuite d’Asie, et dont les descendants ont fondé le Patriarcat de Transbalkanie…

— Mais c’est fort intéressant tout ce que vous me dites là, monsieur le conservateur !…

— Ah ! mon Dieu ! s’écria soudain le bibliothécaire comme s’il venait de recevoir un coup douloureux en pleine poitrine.

— Quoi donc, monsieur, qu’y a-t-il ?

— Eh bien, il y a qu’il manque une pierre à ce monument ! je veux dire : une page à ce livre !… Quel est le vandale… quel est le misérable qui a arraché cette page ?… et c’est d’autant plus regrettable, monsieur, que l’absence de cette page interrompt une prophétie des plus curieuses que je lis sur la page précédente !

— Une prophétie, releva Rouletabille en cessant de plaisanter et en changeant soudain de visage, comme si une idée subite venait de traverser sa cervelle toujours en travail… pourriez-vous me traduire le texte même de cette prophétie ?

— Le voilà, en le serrant au plus près :

En ce temps-là, une reine naîtra à la race, ayant sur l’épaule gauche le signe de la couronne…

Cette enfant sera née d’une bohémienne et d’un étranger…

Et sous son règne, la race retrouvera l’antique prospérité.

Au fur et à mesure que le bibliothécaire lisait, la figure de Rouletabille s’éclairait d’une flamme extraordinaire… M. le conservateur n’avait pas prononcé le dernier mot de la prophétie que le reporter n’était plus maître de son émotion.

— Ah ! maintenant, je comprends ! je comprends ! s’écriait-il.

Et il agitait sa casquette avec des gestes insensés.

— Devenez-vous fou ? demanda le conservateur… Je pense bien que vous comprenez, puisque je traduis !…

— Ah ! monsieur ! ce n’est pas cela que je comprends !… mais je comprends aussi ce que je ne comprenais pas !…

— Et moi, monsieur, je ne vous comprends pas !

— Comprenez alors, monsieur le conservateur, que je comprends pourquoi j’ai été cambriolé !

Et sans plus de cérémonie, Rouletabille arracha le précieux livre des mains du bibliothécaire. Celui-ci effaré, sursauta en s’écriant :

— Vous avez été cambriolé, vous ?…

— J’ai plutôt l’air d’un cambrioleur, hein ! c’est ce que vous voulez dire !… Eh bien, je vais reporter ce livre où je l’ai trouvé… Il brûle !… Il brûle !… Ah ! je ne tiens pas à être condamné à mort par les ancêtres, moi !…

Et Rouletabille parut s’envoler…

Ne sachant plus ce qu’il faisait, ni ce qu’il disait, M. le conservateur leva au plafond des bras désespérés et gémit :

— Au voleur !

Il lui semblait en effet qu’on venait de le voler lui-même ! Cette merveille aussitôt disparue qu’apparue lui bouleversait l’âme !… Il regrettait d’avoir laissé partir ce chef-d’œuvre, bien qu’il ne lui appartînt pas !… M. le bibliothécaire comprenait maintenant tous les crimes !…

Une heure plus tard, Rouletabille se retrouvait dans « lou Cabanou » sans avoir rencontré plus d’obstacles au retour qu’à l’aller… Il remit le Livre des ancêtres à l’endroit exact où il l’avait trouvé, après avoir pris soin de replacer le couteau coupe-papier poignard à la page indiquée par la fiche qu’il y avait mise et qu’il fit disparaître… Et quand il en fut débarrassé, il murmura, le front gonflé de sa pensée en ébullition :

— Oui, ce livre brûle… ce livre est la clef de tout !… c’est de lui que tout vient !… c’est par lui que tout arrive ! C’est vers lui que tendent tous les gestes et c’est autour de lui que tournaient sans le savoir Hubert, Jean, Odette, Callista, Olajaï, Rouletabille et même la Pieuvre !… Ce livre en sait long, plus long que nous tous ! Mais ce livre parlera !… C’est lui qui me dira si Hubert est complice de Callista !… Ce livre est un malheur et il nous a peut-être sauvés !…

Après ce petit monologue, Rouletabille se hissa hors du bureau par l’œil-de-bœuf ; de l’œil-de-bœuf, il se laissa glisser dans l’office… de l’office…

Cependant, dans le corridor, Pandore ronflait toujours…