Rouletabille chez les bohémiens/02/V

V. — Rouletabille raconte des histoires

— Le juge et son greffier ne doivent pas être à prendre avec des pincettes ? demanda-t-il aux agents.

— Avouez, monsieur Rouletabille, qu’il y a de quoi, répondit l’un d’eux.

— Le plus enragé est encore Lou Fineto ! fit entendre l’autre… Il crie comme un putois !…

— Ah ! Lou Fineto crie comme un putois !… Et qui donc est Lou Fineto, mon ami ?

— C’est un surnom de par ici, comme qui dirait « la Finette » que l’on a donné au gendarme que vous avez si prestement soulagé de sa tunique et de son képi !…

— Il s’était arrangé avec ce képi et cette tunique un si doux et si mol oreiller ! ce brave la Finette !… reprit Rouletabille avec toute sa bonne humeur retrouvée, que j’ai eu bien des remords sur le moment à l’en priver, ce que j’ai fait, du reste, le plus délicatement possible pour ne pas le troubler dans ses rêves… Mais que voulez-vous ? Les affaires sont les affaires !… Pourquoi la Finette s’est-il réveillé si tôt ? Tout est de sa faute ! Il eût dormi une heure de plus que je le lui aurais rendu, son oreiller, et ainsi il ne se serait aperçu de rien !… Alors vraiment, il vocifère, ce brave la Finette ! Eh bien, quand il aura fini de crier, il se taira !… Il ne pense tout de même pas me faire condamner aux travaux forcés à perpétuité !…

— Oh ! monsieur Rouletabille, ne croyez pas que vous allez vous en tirer comme ça !… C’est grave de soustraire un uniforme de gendarme !…

— Sachez, mon ami, qu’il n’y a rien de grave dans la vie, fit Rouletabille philosophe… rien de grave dans la vie… que la mort ! Et encore nous ne sommes plus là pour nous en apercevoir…

En devisant de la sorte, la petite troupe était arrivée au bureau de M. Crousillat, qui était, comme l’avait prévu le reporter, une fraîche terrasse de café où ces messieurs du parquet se répandaient en propos injurieux sur le compte de la presse en général et de Rouletabille en particulier quand ce dernier parut, encadré comme l’on sait…

— Le voilà ! aboya le petit Bartholasse en laissant envoler tous ses papiers qu’il avait étalés devant lui sur un guéridon de zinc…

— Ah ! vous voilà, vous ! glapit M. Crousillat après avoir toutefois pris le temps de vider le demi qu’on venait de lui apporter…

— Mon Dieu, oui !… Coucou, le voilà ! fit Rouletabille avec un modeste sourire… Comment ça va, ce matin, monsieur Crousillat ? Et vous, monsieur Bartholasse ?… Ce cher monsieur Bartholasse ! Je vois à sa mine qu’il a eu tort de dîner encore hier soir au champagne !…

Le greffier eut comme un accès d’épilepsie… Haut comme une botte, il se dressa sur la pointe des pieds pour mettre son poing sous le nez du reporter, en lui prédisant la plus sinistre fin…

— Avez-vous prévenu Deibler ? demanda tranquillement Rouletabille…

À ce moment, on entendit des cris forcenés et l’on vit apparaître à la fenêtre du bistro un homme en bras de chemise qui écumait littéralement !…

— Ah ! voilà ce bon la Finette !… Il ne manquait plus que lui à cette petite fête… Mais oui ! mais oui ! Je comprends très bien que vous ne soyez pas content ! et je vous présente toutes mes excuses, monsieur la Finette !… Du reste, je serais mal venu de ne pas avouer mes torts !… Ce que j’ai fait est très mal et je vous promets, monsieur le juge d’instruction, de ne plus recommencer jamais !… je ne suis pas têtu, moi !… Mais oui, j’ai été un peu loin… c’est le métier qui veut cela !…

— Savez-vous où il vous conduira votre métier ? commença M. Crousillat en faisant taire d’un geste terrible tout le monde.

— Oui, monsieur le juge !… À vous empêcher de faire une bêtise !…

— Monsieur !

— Monsieur, je vous demande pardon… je n’ai certes pas voulu vous manquer de respect ! Je voulais dire que mon métier, dont vous avez une si mauvaise opinion, pourrait bien vous empêcher de commettre une erreur… et quand il s’agit de la tête d’un homme, n’est-ce pas, cela vaut bien, en échange, que l’on excuse ce pauvre Rouletabille d’avoir joué un bien vilain tour à ce brave M. la Finette !…

— Oh ! monsieur, vous ne m’attendrirez pas ! et je vous dis, moi, que votre métier va vous mener en prison d’abord, en correctionnelle ensuite !

— Bon ! fit tranquillement le reporter, je vois que c’est une idée fixe, je n’insiste pas ! Garçon ! un bock !

Et il s’assit.

— Il est à tuer ! fit la voix de crécelle de M. Bartholasse.

— Vous, mon ami, déclara Rouletabille en le regardant de son air le plus glacé… Il faudra soigner ça !… Vous avez tout de l’assassin !… Quant à vous, monsieur Crousillat, qui êtes le plus raisonnable ici, car enfin, avec les poings dont la généreuse nature vous a doué, si vous aviez au cœur le quart de la rage qui étouffe M. Bartholasse, vous auriez pu saluer mon arrivée d’une chiquenaude, et il ne serait plus question de rien que de mon épitaphe ; mais généralement les hommes forts sont bons !… C’est donc pour vous que je veux raconter cette petite histoire…

» Notre métier, s’il est utile, comme je me fais fort de vous le démontrer avant que Phœbus ait achevé sa carrière, n’est pas toujours rigolo ; aussi autant que possible, quand l’occasion s’en présente, nous essayons de le rendre drôle !… Il est drôle, par exemple, quand un assassinat a été commis dans une maison et que la concierge a juré de ne rien dire aux journalistes, de se présenter avec un coupe-file, de la préfecture, de se faire passer pour un agent de la Sûreté et de tirer de la pipelette des renseignements qui nous feront trouver l’assassin dans un endroit où la police n’aurait jamais imaginé de mettre les pieds ! Ceci m’est arrivé, à moi, monsieur, personnellement, et la police, qui est bonne fille après tout, et avec laquelle le plus souvent nous faisons bon ménage me l’a pardonné… Mais il y avait un haut fonctionnaire qui a voulu faire des chichis ! un homme pour qui le résultat n’est rien, pour qui la forme est tout !… Il a voulu s’attaquer à Rouletabille, grand reporter… Il faut croire que Rouletabille a l’oreille des dieux… car ce haut fonctionnaire a été précipité du haut de sa superbe… et maintenant il plante ses choux ! Aimez-vous les choux, monsieur Crousillat ?

» Une autre histoire… Un jour, je devais rejoindre le ministre de la Marine qui faisait le long des côtes une tournée de défense mobile… J’arrivai en retard pour la grande revue et je trouvai tout consigné. Ma carte de journaliste ne me servait de rien. En désespoir de cause, j’allai trouver le sous-préfet qui était en train de se mettre sur son trente et un… et qui me fit recevoir par son valet de chambre comme un chien dans un jeu de quilles… On me laissa seul, sans plus s’occuper de moi… Tout à coup, j’aperçus sur son siège la tenue de gala que le domestique y avait laissée… J’entrai dedans comme un rat dans un trou, je sautai dans une voiture, je me fis conduire au port… Dix minutes plus tard, j’étais rendu auprès du ministre avec tous les honneurs dus à mon rang !…

» Hein ? que dites-vous de ça ? Un habit de sous-préfet, ça vaut bien un uniforme de gendarme ?… Eh bien, quand il m’a vu dans cet attirail, le ministre, qui était Parisien ou qui l’était devenu puisqu’il était ministre, a ri !… Mais le sous-préfet, lui, a eu tort de ne pas rire !… Il a porté plainte !… plainte en règle !… Eh bien, aujourd’hui, monsieur, ce sous-préfet… il est toujours sous-préfet !… Monsieur Crousillat, croyez-moi, tel que vous voilà bâti, vous ne mourrez que dans la peau d’un président à la Cour de cassation !…

M. Crousillat qui, à la première histoire, avait commencé de se gratter le crâne d’un air assez préoccupé, se mit franchement à rire à la seconde.

— Allons ! fit-il, allez-vous-en et qu’on ne vous y reprenne plus !…

Rouletabille bondit sur ses pieds, consulta sa montre, poussa une sourde exclamation : « Je vais être en retard !… » et détala comme un lièvre.

Aussitôt les clameurs de la Finette reprirent de plus belle !… et M. Crousillat jeta un cri désespéré : « Rendez-nous au moins l’uniforme ! »