Rouen Bizarre/Les métiers bizarres/Les trouvères

LES TROUVÈRES

La patrie de Boïeldieu est aussi la terre où la mélomanie a le plus fructifié. Il y a peu de villes où l’on aime autant la musique qu’à Rouen. Il faut que cet amour soit bien enraciné pour n’avoir pas été détruit par les concours monstres d’orphéons dont le bruyant souvenir tinte encore aux oreilles de nos concitoyens.

Les délicats ont pour eux les théâtres et les concerts — civils et militaires, — d’autres affichent une préférence marquée pour les beuglans, où font florès la Grosse Caisse sentimentale, la Main de ma Sœur et En r’venant de la Revue ; d’autres encore descendent de plusieurs échelons et vont le soir dans des bouges enfumés déguster une consommation aux refrains de quelque scie inepte.

Tous ces chanteurs, depuis le premier ténor de grand-opéra qui est payé quatre ou cinq mille francs par mois, jusqu’au baryton de la Brasserie des Décadens, qui gagne cinquante sous par jour, plus le blanchissage de deux chemises par semaine, sont des pensionnaires de l'établissement pour lequel ils travaillent. Ceux-là n’ont rien de particulier ; ils sont artistes ou « artisses, » selon qu’ils atteignent l’ut de poitrine ou qu’ils s’arrêtent en chemin au sol dièse.

Le seul, le vrai, l’unique chanteur dont le métier soit réellement bizarre est le Trouvère, cet être éminemment fantaisiste et ambulant

Et qui n’a pour tout bien qu’un mot : la liberté.

Quel est le promeneur qui, en circulant le soir, dans quelqu’une de ces ruelles, sombres en plein midi, dont les vieilles maisons font le bonheur des aqua-fortistes et les vieux pavés le désespoir des piétons ; quel est le promeneur, disons-nous, qui n’ait saisi au passage un petit air de violon s’échappant par le carreau cassé d’un de ces cabarets comme il en reste encore dans le vieux Martainville, malgré la rage d’hygiène dont nous sommes possédés et la « furia » des démolisseurs ?

Et si, ce promeneur, hanté par les récits des Mystères de Paris, pose le pied sur le seuil de l’établissement, le spectacle dont il est témoin peut le dédommager amplement du retard qu’il s’impose.

Au milieu d’une grande salle, basse de plafond et dont les solives, usées par l’âge, apparaissent, comme la carcasse de quelque bête énorme ; dans la fumée des pipes et des petites lampes à pétrole, à travers le va-et-vient de deux ou trois grosses filles, dont les bras rouges débordent des manches retroussées, malgré le bruit des conversations, le choc des verres, le grognement des toutous faméliques et le ronflement des ivrognes, un violoneux, calme et digne, exécute sur son instrument le grand air de Lucie de Lammermoor ou la dernière ineptie de Paulus.

Respect à ce musicien, car c’est le Trouvère ! C’est lui qui apporte dans cet antre, on se trouvent parfois réunies toutes les mauvaises passions humaines, un cri de poésie. Dans cette pièce horrible, dont les murs noircis sont recouverts, en quelques endroits, d’inscriptions ou de dessins obscènes, c’est lui qui évoque le souvenir du soleil, du grand air, de la liberté chez (les êtres devenus peu à peu les prisonniers de l’alcool.

Il chante comme Homère, cet aïeul, mais au lieu d’une lyre, il porte un violon. Au bout d’un certain nombre de siècles avant et après Jésus-Christ, ce progrès était tout indiqué et n’a, par conséquent, rien de bien étonnant. Le Trouvère s’interrompt de temps en temps pour faire une quête qui produit au plus cinq ou six sous, ou pour boire une tasse, que quelque ancien figurant, ému par les souvenances d’antan, lui offre sur la table qui était jadis de bois blanc et qui a fini par être cirée en noir, grâce au contact des coudes, des mains et des visages.

Sa petite représentation terminée, le Trouvère se retire et va ailleurs recommencer son métier : la quête, et vider un nouveau verre : sa consolation.

Parfois, dans la nuit du samedi ou du dimanche les sergens de ville de ronde repêchent dans quelque ruisseau de la rue des Espagnols un homme assoupi auprès d’un violon.

Il peut arriver au Trouvère de ces surprises alcooliques.

Combien sont-ils à Rouen ? Quatre ou cinq au plus. Que gagnent-ils ? C’est un mystère. Quand la faim se fait trop sentir, on porte le violon au « clou » et on se contente de chanter sur les bateaux-onmibus, jusqu’au jour où l’on a retrouvé cent sous pour « dégager » l’instrument harmonieux. Quelques-uns de ces chanteurs-musiciens ne quittent pas le quartier où ils opèrent et ne sont connus que de leurs habitués ; mais il y en a d’autres dont la renommée s’étend de la Bouille à Saint-Adrien, qui font tourner les têtes lorsqu’ils passent, et qui, grâce a leur physique pittoresque, deviennent les enfans gâtés de la foule, cette brave foule aussitôt désarmée lorsqu’elle a un peu ri.

Parfois, deux trouvères se rencontrent dans le même lieu, apprennent à se connaitre, à s’apprécier, et, sans avoir lu les théories de Darwin, s’associent pour la lutte de la vie. C’est de cette petite sélection musicale que sont : issus Goffard et Gamelin.

Goffard et Gamelin ! qui ne les a vus ? qui ne les a entendus ? qui ne les a applaudis ? qui n’a jeté dans le fond de leur chapeau de forme… troublante, comme dirait Stéphane Mallarmé, l’obole due au talent ?

Braves et dignes artistes, qui font oublier aux Rouennais la monotonie des jours de pluie, les embarras de la rue Grand-Pont, l’inanité des séances du conseil municipal et la fermeture de la bibliothèque.

Quand le chanteur paraît, le musicien n’est pas loin, et vice versa. Il faudrait être Paul de Saint-Victor pour décrire le premier ; il faudrait être Victor Hugo pour chanter le second.

Et que l’on n’aille pas croire que les deux associés manquent de talent. L’un dit la chansonnette à ravir et si la romance existait encore, il l’aurait tuée par son ironie. L’autre est un violoniste distingué ; on l’a vu, aux beaux jours du Théâtre-Lafayette, diriger l'orchestre ; on l'a applaudi parmi les musiciens du Théâtre-des-Arts. Il faisait à la fois pleurer son violon et rire la galerie.

Puis, l’amour de l’indépendance les a pris ; ils se sont faits trouvères ; ils ne doivent rien à personne, ils ne demandent rien à personne. Ils ont pour eux la grande liberté de la rue et les bravos d’un public spécial. Faut-il leur en faire un reproche ? Ils sont les premiers dans tout le quartier Martainville, ils n’auraient peut-être été que les seconds ailleurs…

Nous venons d’expliquer le trouvère ; que l’on n’aille pas, surtout, le confondre avec le chanteur des rues. Il existe entre ces deux catégories des différences profondes. Le chanteur des rues est un mendiant ; le trouvère est un artiste. L’un a toutes les humilités de son état, l’autre possède tout l’amour-propre de sa vocation et rien n’établit mieux la dissemblance des deux types que l’anecdote suivante :

Un haut fonctionnaire de département passe un jour au cours Boïeldieu et aperçoit sur un banc un malheureux violoneux auquel il donne vingt sous, croyant avoir affaire à un chanteur des rues.

Le trouvère refuse, le fonctionnaire insiste : « Je ne prendrai, répond l’obligé, que si vous acceptez de m’entendre. » — Eh bien ! soit ! ce sera à un autre moment.

Le soir, un domestique porte au milieu du dîner une carte au fonctionnaire dont nous parlons. On était en famille et le domestique reçoit l’ordre de faire pénétrer l’intrus.

On voit alors paraître le trouvère de l’après-midi qui, sans gêne et avec le plus grand sang-froid, se met a exécuter deux des plus brillans morceaux de son répertoire.

Stupéfaction générale et applaudissemens mérités. On félicite le musicien, on crie bis, on veut lui donner de l’argent, mais lui, repoussant toutes les offres avec la majesté d’un ancien Romain :

« Toutes mes excuses, monsieur le…, mais à mon grand regret, il faut que je m’en aille, on m’attend chez le père Lapin. »

Et le trouvère se retira avec des salutations du meilleur monde.

Hélas ! au moment où nous tracions ces lignes, Goffard mourait.

Cet homme qui vivra longtemps dans le souvenir des Rouennais mérite, dans ce livre spécial, une biographie.

Une tête énorme d’hydrocéphale soutenue par un cou de taureau qui semblait presque maigre quand on le comparaît à la boule qu’il supportait ; un torse puissant, des épaules larges, des jambes très-courtes et un peu en cerceaux, des yeux ronds, clairs, bons comme ceux d’un gros terre-neuve, un nez bizarre, assez court, formant, avec les lèvres très-lippues, quelque chose comme un mufle ; des mains énormes. Un biceps formidable qui faisait d’une pincette de cheminée un tire-bouchon, des cheveux blonds coupes assez courts pour permettre toujours d’apercevoir la peau blanche de la tête, le tout surmonté d’un chapeau incohérent, pointu comme un toit de pagode chinoise, tel était Goffard, le bon, le brave Goffard, celui que nous avons tous connu, auquel nous avons tous parlé, celui que tous les étrangers venus dans notre ville pour vingt-quatre heures ont rencontré le jour ou la nuit, et au passage duquel ils se sont retournés, ahuris.

Maintenant que Goffard est mort, il va manquer quelque chose à Rouen.

Lorsqu’il créa de toutes pièces son personnage de Quasimodo, Victor Hugo, doué de la seconde vue comme le sont, parait-il, les grands poètes, avait prévu Goffard.

Goffard, à Paris, eût fait peut-être fortune ; il y serait, en tous cas, devenu légendaire. Il a préféré rester dans sa ville natale. Rouen lui en sera éternellement reconnaissant. Il était reçu partout avec un sourire, et pour lui toutes les bourses se fussent ouvertes ; mais il refusait l’argent. Si, dans ces derniers temps, assombri par la misère, il avait eu recours à une association avec Gamelin, pour donner des concerts sur les bateaux-omnibus, il avait du moins l’art : use de dire qu’il ne travaillait que pour l’art, car c’était Gamelin seul qui faisait la quête.

Il était devenu le dieu protecteur des restaurans de nuit de la rive gauche. Quand on entendait de la rue les soupirs d’un violon, on disait : « Goffard est là. » C’était suffisant pour qu’on entrât.

Et il s’interrompait pour vous tendre sa grosse main, avec un mouvement de molosse bon enfant qui donne la patte.

Il avait pour tout le monde le même épanouissement de visage, c’est pourquoi tout le monde l’aimait. Il ne fut venu à personne l’idée de lui refuser un service, mais il n’eut jamais l’idée d’en demander un.

Les ouvriers du port, les débitans, les petits commerçans devenaient joyeux en le voyant ; combien de fois a-t-il payé d’un simple hiatus énorme de ses mâchoires le verre qu’on lui avait servi ? Les sergens de ville le respectaient ; tout ne lui était-il pas un peu permis dans cette ville dont il était le « fou » attitré ?

Mais fou comme un Chicot ou comme un Triboulet ; car sous cette carcasse épaisse, sous cette masse de chair informe, il y avait une étrange intelligence et une âme de vrai musicien.

Quand un imbécile se moquait de lui, quand une plaisanterie dépassait les bornes, quand la familiarité devenait obsédante, Goffard se redressait, se drapait dans sa dignité couverte de loques, et, tout en dodelinant de la tête, il avait des réparties mordantes, des ironies acérées sous leur forme prudhommesque, des mots de grand seigneur blessé.

La seule chose qu’il aimât réellement au monde était son violon, à la fois sa consolation et son gagne-pain. Il ressentait pour lui l’amour d’un père pour son enfant. Quand il pleuvait, il enlevait son veston pour en recouvrir son instrument.

Que lui faisait à lui l’averse ? C’était une « bonne blague » qui lavait, et voilà tout.

Cependant, à intervalles irréguliers, assez fréquens en ces derniers temps, lorsque la faim déchirait trop les entrailles, il « allait coucher le petit, » c’est-à-dire qu’il mettait au mont-de-piété son violon.

En sortant de là, il était triste : il ne savait que faire de ses mains.

Brave Goffard, va ! que de gens dont tu ne connaissais même pas le nom et qui ont éprouvé une émotion sincère à la nouvelle de ta mort !

Sait-on que ce pauvre diable descendait d’une vieille famille française, dont quelques-uns des membres, très-honorables et justement respectés, habitent encore Rouen ? Sait-on que, s’il avait voulu, il aurait pu porter un titre de noblesse qui lui appartenait, et faire peindre de belles armoiries sur les bois de son violon ? Sait-on que son trisaïeul fut un des peintres du roi Louis XVI, et qu’il a laissé des éventails qui sont de purs chefs-d’œuvre ? Sait-on qu’il est le parent d’un des plus hauts prélats de Bretagne ? Mais qu’importe tout cela ?

Goffard était lui, et c’est suffisant.

Sa vie, accidentée comme un paysage de la Suisse, est pleine d’anecdotes. Une fois même il vint s’asseoir pour un délit sur les bancs de la correctionnelle. Il sortit triomphant de la salle du tribunal. Est-ce qu’on aurait trouvé à Rouen un juge pour condamner Goffard ? Est-ce que Goffard était même capable d’une mauvaise action ?

Il eut, il y a quelques années, un « suicide » qui le rendit célèbre quinze jours durant : manquant d’argent et n’en obtenant pas d’un parent rapproché auquel il s’était adressé, il déclara qu’il allait se tuer et disparut dans une pièce voisine. Au bout de cinq minutes, le parent entendit des cris plaintifs ; il se précipita affolé dans la chambre et trouva le malheureux violoniste gisant inanimé dans une mare rouge. À ses côtés, un vieux pistolet. On n’avait pas entendu de détonation, mais Gofard semblait mort. Il portait au milieu du front une hideuse blessure ; on distinguait nettement le trou fait par le projectile ; un filet sanglant serpentait sur la pâleur du visage.

Cette scène se passait a neuf heures du soir. Le parent alla chercher le commissaire de police, qui vint constater le décès. Tout à coup, on perçut une sorte de ronfement sonore ; puis le mort remua, se leva lentement à la stupéfaction générale, esquissa un sourire fantastique et murmura : « La bonne blague ! la bonne blague ! » Et il se tordait dans un éclat de rire prodigieux.

Goffard s’était simplement souillé de vermillon, il s’était peint sur le front le trou qu’aurait fait une balle, et il s’était couché calme, digne, se vengeant ainsi de la mauvaise volonté de son parent.

Le commissaire se mit à pouffer, le parent, déridé, donna cent sous, et Goffard se paya immédiatement, dans un caboulot de la rue Saint-Sever, un « balthazar » succulent.

Une fois, il fut nommé chef d’orchestre d’un théâtre à Lyon. Il n’avait pas d’argent et partit à pied, son violon sous le bras. Au bout de huit jours, exténué de fatigue, couvert de poussière, il arrive à Lyon, et se dirige vers le théâtre ou, ce soir là, les musiciens répétaient sous la direction du sous-chef.

Il entre dans la salle, monte au pupitre, lève son archet et, de sa grosse voix indescriptible :

« Allons ! commençons ! »

Tout le monde rit ; le régisseur accourt. — « Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? — Je suis Goffard, votre chef d’orchestre : j’arrive de Rouen à pied. »

Quand le directeur vit l’homme, il résilia immédiatement, lui paya son retour avec une indemnité et prit un autre chef d’orchestre.

Goffard eut fait éclater la salle au milieu du passage le plus dramatique des Huguenots !

Il joua un jour un rôle politique bien amusant. Des électeurs républicains avaient eu l’idée géniale de l’envoyer chanter les louanges, mises en vers, de leur candidat, dans un canton de la Seine-Inférieure. Goffard, mû par on ne sait quelle idée, modifia les paroles avec une verve endiablée, tourna en dérision le candidat qu’il était chargé de défendre, et fit élire celui qu’il était chargé de combattre.

Il eut un succès prodigieux !

Il dort aujourd’hui dans la paix éternelle ; son violon est muet ; le registre de l’état civil donna à Goffard quarante-sept ans, mais Goffard était comme la vertu, il n’avait pas d’âge. Puisse-t-il être récompensé là-haut des heures de franche gaîté qu’il a fait passer à ses concitoyens !

Nous n’entendrons plus sa grosse voix, nous ne verrons plus sa grosse tête.

Il est mort, parait-il, sans souffrances ; que la terre lui soit légère !