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LES SAUVAGES DE MARTAINVILLE

C’est étonnant, n’est-ce pas ? Et pourtant c’est vrai, rigoureusement vrai. Il y a des sauvages à Rouen et des sauvages qui mangent de la chair crue, s’il vous plait.

Ce qui peut seulement laisser planer des doutes sur leur origine, c’est qu’ils mâchent du verre écrasé et peuvent tenir dans leur main des charbons incandescens, ce que les vrais sauvages ne font pas.

Tout le monde a vu, dans les foires suburbaines et à la foire Saint-Romain qui vient régulierement tous les ans assourdir les oreilles, ces malheureux noircis de charbon, vêtus de quelques loques et que les barnums exhibent avec des épithètes ronflantes et des coups de grosse caisse plus ronflans encore.

En temps de sécheresse et quand le sujet ne transpire pas trop, l’illusion est assez complète pour qu’on ne regrette pas ses deux sous, mais quand il fait très-chaud ou que la tente du forain vient a s’effondrer sous l’eau du ciel, il arrive fréquemment que le « terrible guerrier zoulou rapporté enchaîné, de son pays barbare, par un brave capitaine de vaisseau, » se transforme en quelque Rouennais bien connu de l’église Saint-Maclou à la rue des Espagnols.

Et, en effet, c’est ce quartier du vieux Martainville qui fournit aux forains de Rouen et des environs la plupart de leurs sauvages. Il y a là une population étrange qui ne vit que d’expédiens, sur laquelle la police a incessamment l’œil et qui, fuyant le Rouen nouveau, s’élargissant sans cesse, se voit entourée pour ainsi dire par un cercle de lumière et cherche encore quelques refuges obscurs dans des rues mal famées et dans des cabarets borgnes.

Pour ces gens, tous les métiers sont bons ; ils sont tour à tour débardeurs, commissionnaires marrons, ouvreurs de portières, etc. Quand l’automne arrive, ils ont leur bonne saison ; ils se font sauvages pour la foire Saint-Romain. Il y a, du reste, un entraînement à subir et une sorte d’initiation à supporter. N’est pas sauvage qui veut, et c’est plus difficile que de porter un sac de grain ou de percer un fût de vin.

Les curieux qui osent affronter les arrière-boutiques de certains marchands de fil-en-quatre et de tasses de café à un sou peuvent voir des groupes de trois ou quatre individus s’exercant à manger de la chair crue, ce qui n’est pas difficile, et s’efforçant, ce qui est beaucoup moins simple, à serrer entre leurs doigts des charbons brûlans. Inutile de dire que pour ce dernier exercice il existe un truc. On s’enduit la main d’une préparation que le laboratoire municipal n’a pas encore analysée, mais dans laquelle, à en juger par l’odeur, l’oignon ou l’ail doit entrer en grande quantité. On arrive à mâcher les morceaux de verre sans se blesser : il ne s’agit que de savoir rouler méthodiquement, avec sang-froid, et… avec la langue, des débris de bouteilles qu’on vide préalablement pour se donner du cœur.

Quand on est parvenu à un certain talent, on s’engage à un barnum ou bien on monte une société qui, pour ne pas avoir de capital, ne manque certainement pas d’intérêt. La difficulté pour la société, c’est de pouvoir payer d’avance à la ville la location de quelques mètres carrés de boulevard nécessaires à l’exploitation du métier.

Quels sont les bénéfices du sauvage ? On comprend que tout dépend de l’habileté du barnum, de la bonne apparence de la baraque et de la prédilection du public pour le spectacle qu’on lui offre. Néanmoins, le mangeur de chair crue ne gagne pas moins de 2 fr. ou 2 fr. 50 par jour, ce qui n’est pas mal, on en conviendra, quand tant de braves ouvriers s’éreintent sur les quais, de midi à six heures pour gagner moins.

Les Sauvages de Martainville sont fiers de leur titre et de leur profession ; chose bonne à noter, ils se soutiennent entre eux et forment une des petites associations les plus étroites de la ville.

Puisque nous parlons de certaines bizarreries de Martainville, il nous faut signaler quelques jolies jeunes filles, sans profession marquée, généralement en excellens termes avec les sauvages et qui s’engagent dans les tirs de la foire. Elles ont la spécialité, par leurs œillades meurtrières, d’attirer les bons petits collégiens en rupture de famille et désireux de faire preuve en public de leur adresse au pistolet et a la carabine.