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LES GÉRARDS


Miâou… Miâou… Miâou ! »

Pauvres chats de Rouen ! pauvres Minets, Raminagrobis, Kiki et autres. Voici le Gérard qui passe ; sauvez-vous, si vous tenez à ne pas vous transformer en manchon ou en chapeau haut de forme !

C’est que, beaucoup plus que les gros chiens dont le coup de gueule est terrible, mais heureusement rare, le Gérard est votre ennemi.

Ennemi qui ne se réconcilierait avec votre race qu’au jour où vous seriez remplacés le soir dans les rues, près des tas d’ordures, par des lapins, ces lapins dont vous jouez si bien le rôle lorsque le Gérard vous fait sauter malgré vous dans sa grande casserole à moitié pleine d’oignons.

« Miâou… Miâou… Miâou ! »

Ils sont nombreux dans la vieille ville, les individus sans respect de la loi protectrice des animaux et qui soupent volontiers le soir d’un quartier de ce diminutif du tigre, à la fois symbole de l’infidélité et de la douceur des caresses. Ils imitent le miaulement de façon à ce que les chats eux-mêmes s’y méprennent, et ils ont dans leurs larges poches un peu de valériane, appât aux séductions duquel ne peuvent résister, paraît-il, les représentans les plus sérieux de la petite race féline.

Le Gérard a une préférence indiquée pour les rues tortueuses, sombres, rendez-vous préférés des chats et lieux généralement peu visités par la police. Il se met a l’affût comme un chasseur, répand sur le sol un peu de valériane, étale sur un tas d’ordure voisin deux ou trois morceaux de mou de veau (les mêmes morceaux peuvent servir longtemps) et miaule.

Au bout de quelques minutes deux petites lumières brillantes, comme si elles jaillissaient d’une lampe électrique, percent l’obscurité. Le chat s’avance et l’on assiste a un duo curieux entre l’homme et l’animal. Déjà, la valériane a produit son effet ; les deux petites lumières se rapprochent, le tas d’ordures n’est plus qu’à un pas ; quel régal que ce mou !

Mais soudain, on entend un cri prolongé comme un appel au secours, puis quelque chose se débat violemment ; un petit coup sec d’os qu’on broie… les deux yeux du chat sont éteints ; le Gérard possède sa proie !

Quelquefois, il se produit des luttes terribles entre la victime et son agresseur. Il y a de ces gros matous, de ces superbes angoras dont la vie est dure, dont la griffe est longue et qui protestent de leur mieux contre l’intention qu’on a de les réduire à l’état de fourrures.

Mais l’homme est armé d’un maillet ou d’un marteau qui brise les reins ou écrase la tête. Le duel est vraiment par trop inégal.

Pour prendre le chat, le Gérard se sert d’un collet, comme le font les braconniers, ou bien encore d’un piége inventé récemment pour, ou du moins contre, les rats, et qui n’est lui-même qu’une réduction du piége à loup ordinaire.

Il est inutile d’ajouter que si le moyen que nous venons d’indiquer est le plus pratique, le plus sûr et le plus en vogue dans le monde des Gérard, les autres moyens n’en sont pas moins employés et toujours jugés excellens lorsqu’ils donnent de bons résultats.

Ainsi, on tue le chat à coups de pierres ; on lui tend un morceau de viande, et on lui brise la colonne vertébrale d’un coup de bâton ou même d’un revers de main, comme dans le « coup du lapin », bien connu de nos paysans normands.

Par les beaux soirs, cette chasse est assez difficile ; la clarté du ciel vient en aide aux malheureux animaux et leur dévoile les trucs de leurs adversaires. Mais quand il n’y a pas de lune, les chats se laissent prendre au « miâou » fatal et succombent. Alors, le Gérard les jette tout chauds dans les grandes poches de son pantalon ; une blouse dissimule le tout et la farce est jouée, au grand désespoir des Mer’Michel du quartier.

Quand les affaires vont bien, quand on sait miauler, on peut prendre de la sorte trois, quatre et même cinq chats dans sa nuit. Y a-t-il beaucoup de chasseurs qui tuent autant de lièvres dans leur journée ?

Et maintenant, que fait le Gérard de sa provision ?

Quand il a des cliens, et presque tous en ont, il leur vend l’animal a raison de 75 centimes ou un franc ; en outre, il garde pour lui la fourrure, qui vaut plus cher que la peau de lapin et est même quelquefois achetée a prix d’or par des rhumatisans attachant comme remède, a cette peau, une vertu qu’elle ne possède certainement pas.

Qui se nourrit de ces chats ? Ceci est un mystère que nous nous garderions bien d’éclaircir. Laissons a ceux qui voudraient manger un jour du lapin, dans certains endroits, leurs douces illusions. Il y a des sauces qui corrigent tout et des morceaux savoureux dont il ne faut pas toujours rechercher l'origine. Beaucoup de personnes, pendant le siége, ont mangé des chats ; elles affirment que c’est un comestible excellent en gibelotte. Ce comestible, c’est le Gérard qui le procure. On doit donc lui en savoir gré.

Une particularité : les chats des grands quartiers de la ville sont plus difficiles à prendre, mais plus appréciés que les autres, parce qu’ils sont mieux nourris.

Que si l’on nous demande quel est le genre du Gérard, nous répondrons qu’il a presque toujours des péchés correctionnels sur la conscience ; qu’il ne fait rien que ce métier assez lucratif ; qu’il reconnait lui-même qu’il est un « soleil » et qu’il s’est intitulé Gérard en souvenir du grand tueur de fauves algériens, Jules Gérard.

Voilà un hommage posthume auquel ce dernier ne s’attendait certainement pas.