Rose et Vert-Pomme/Simple Vaudeville

Rose et Vert-PommePaul Ollendorff. (p. 223-228).

SIMPLE VAUDEVILLE


— Tu ne viens pas avec nous à la fête de Neuilly ?

— À la fête de Neuilly ? mon pauvre ami ! Plutôt que de me rendre à cette kermesse, j’aimerais mieux périr, sur l’heure, de la clavelée, ou tout au moins du choléra des poules !

— Et d’où ce ressentiment ?

— Si, à l’heure qu’il est, je suis le gibier de potence que tu sais, doublé du pilier d’estaminet que tu n’ignores point, c’est à la fête de Neuilly que je le dois.

— Tu blagues ?

— Je ne blague pas. Sans la fête de Neuilly, mon cher, je serais marié, père d’incalculables enfants, conseiller municipal d’une petite commune de la banlieue de Paris, et peut-être même, officier d’Académie.

— Peste !

— Comme je te le dis.

— Tu seras bien gentil de nous narrer la chose en cinq sec.

— Un soir, je me trouvais à la fête de Neuilly, seul, bien tranquille, doucement flânochard. Comme il y avait bien cinq minutes que je n’avais rien bu, je m’assis sous une tente où l’on m’apporta un verre de bière à faire dresser les cheveux de Gambrinus en son sépulcre. Autour de moi causaient des petits jeunes gens, très gentils, avec des petites bonnes femmes drôles comme tout. Et l’un des petits jeunes gens disait à l’une des petites bonnes femmes :

— C’est-y embêtant, tout de même, que je ne puisse pas avoir ton portrait, sur ma cheminée, dans ma chambre !

Voici pourquoi il ne pouvait pas avoir le portrait de sa jeune amie, sur sa cheminée, dans sa chambre : étudiant en droit, il logeait, en famille, chez son oncle ! Cet oncle en aurait remontré, pour la pudeur, au père Bérenger lui-même. La vue d’une jeune femme dégantée le jetait dans des convulsions, et la vie de Frédéric Passy, auprès de la sienne, était une existence de purs bâtons de chaise. Tu vois donc que le jeune homme aurait été bien mal venu d’arborer, sur sa cheminée, le portrait de sa petite Jajane (il l’appelait ainsi, très doucement). Cette idylle me touchait au meilleur coin de mon cœur d’or. Je m’approchai du jeune homme et lui dis :

— Pardon, mon petit ami, il y a peut-être un truc pour conserver le portrait de votre tant blonde, sans effaroucher votre vieux cochon d’oncle, car votre oncle, n’en doutez point, n’est autre qu’un vieux cochon.

— De quoi vous mêlez-vous, monsieur ?

— Laissez-moi parler, jeune homme ; et puis après, vous m’embrasserez… Votre petite amie et moi, nous allons nous faire photographier ensemble, comme mari et femme. Vous conserverez pieusement notre image au plus beau de votre chambre, et si le vieux dégoûtant vous demande qui c’est, vous lui direz : « C’est mon professeur de droit jurassique et son épouse. »

— Oh ! très chic ! Vous êtes un chic type ! Qu’est-ce que vous prenez avec nous ?

— Un chic bock !

Et voici, mon ami, comment je fus photographié avec cette exquise Jajane… À quelques années de là, je tombai éperdument amoureux d’une jeune fille qui ne demandait pas mieux que de devenir ma conjointe.

Je fus présenté dans la famille, où je plus, tout de suite, à verse. Tout allait bien, quand, à la veille de signer le contrat, mon futur beau-père me prit dans un coin, et, sortant de sa poche une superbe photographie sur tôle, encadrée richement (le tout 1 fr. 75), me dit algidement :

— Vous connaissez cela ?

Ah ! mon pauvre cher ! C’était la photographie de la fête de Neuilly, Jajane au bras de ton serviteur. Mon futur beau-père, ou plutôt mon conditionnel beau-père, c’était l’oncle du petit bon ami à Jajane. J’eus beau me débattre, crier au malentendu, protester de ma liliale candeur, rien n’y fit. Cette vieille andouille contre nature m’expulsa, comme un simple révolutionnaire étranger.

Fou de désespoir, je me ruai dans le sentier des pires orgies… Et tu me demandes d’aller à Neuilly, ce soir ! Tiens, je m’en fiche, allons-y tout de même !