Rose et Vert-Pomme/Gabelle macabre

Rose et Vert-PommePaul Ollendorff. (p. 229-236).

GABELLE MACABRE


Il va se plaider, la semaine prochaine, au tribunal du Havre, un curieux procès entre un particulier et l’administration des douanes françaises, procès dont le résultat fixera un point de droit des plus intéressants.

Laissez-moi, dites, vous conter la chose par le menu : elle en vaut la peine.

Le mois dernier, s’embarquaient, sur le transatlantique la Champagne, deux Français : un Français âgé et un jeune Français.

Quand je vous aurai dit que le vieux était l’oncle du jeune, je me croirai dispensé d’ajouter que ce dernier était le neveu du vieux.

Nos deux compatriotes se destinaient à New-York, d’où ils se dirigeaient vers Chicago, dans le but d’admirer les fils électriques à couper le beurre de l’ingénieur Edison et consorts.

À Chicago, ils s’embêtèrent si ferme, parmi les vertueux et sinistrement raseurs presbytériens, luthériens, calvinistes, etc., de là-bas, qu’ils se rabattirent illico sur New-York où, paraît-il, on n’eut pas le temps de s’embêter une minute pendant le world’s fair. (Une bonne blague que les New-Yorkais firent aux Chicagotiens.)

(Pour rester dans des traditions d’esprit bien français, appelons l’oncle Incarné de même que nous baptiserons le neveu Derameau.)

À New-York, l’oncle Incarné, fortement aidé par le jeune Derameau, contracta des habitudes d’intempérance et de débauche.

Disons le mot : il se surmena dans de fangeuses orgies.

Au bout d’une quinzaine de cette existence à laquelle les bâtons de chaise les plus dévoyés auraient refusé de prendre part, Incarné, vanné jusqu’à la corde, proposa le retour.

Pas fâché au fond de revoir ses petites amies de Paris, le jeune Derameau accepta de tout cœur.

Au bout de deux jours de traversée — abrégeons — Incarné mourut.

Comme le capitaine parlait de jeter à l’eau la dépouille mortelle du bonhomme, Derameau protesta vivement, non pas tant par piété népotale que dans la crainte de se voir accusé d’avoir empoisonné le digne vieillard.

Un arrangement survint : on conserverait jusqu’au Havre, dans un baril de tafia, le corps de M. Incarné.

Oui, mais voilà, on ne découvrit pas à bord un tonneau assez vaste pour contenir le défunt, à moins de lui faire prendre une attitude ridicule et peu compatible avec la majesté de la mort.

Le maître charpentier de la Bourgogne, un garçon de ressources, alors proposa d’improviser un excellent tonneau dans les proportions voulues.


Où y a d’la gêne y a pas d’plaisir,


comme dit la chanson de Charles Cros.

Tout alla bien jusqu’au Havre.

Mais quand il s’agit de débarquer le funèbre colis, un douanier se présenta :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Ça ? répondit Derameau, c’est mon oncle.

— Votre oncle ? Dans un tonneau !

— On met son oncle où l’on peut, mon ami, surtout quand il est trépassé entre le ciel et l’onde.

Cependant, le gabelou avait flairé le contenu.

— Que ce soit votre oncle ou votre tante, ajouta-t-il, vous devez payer pour le liquide.

— Soit !… Combien ?

Alors, un sous-brigadier s’approcha et se mit à jauger le tonneau, d’après la formule employée dans les douanes du Havre :

[1]

formule également en vigueur, si je ne me trompe, à l’octroi de la ville de Paris.

— Ça fait tant de décimètres cubes ; par conséquent, vous avez tant à payer.

Derameau paya, prit le train, toujours muni de son sarcophage liquide, et fit au décédé de convenables obsèques.

Le soir même de l’enterrement, un monsieur se faisait introduire auprès du jeune homme et lui tenait ce langage :

— Monsieur, je suis au courant du malheur qui vous a frappé. Je sais également dans quelles conditions vous avez rapporté M. votre oncle sur le plancher des vaches, si j’ose m’exprimer ainsi. Vous avez payé à la douane du Havre tant pour un tonneau qui jaugeait tant, n’est-ce pas ?

— Rigoureusement exact.

— Eh bien ! la douane du Havre vous a floué. Elle vous a fait payer pour le contenu intégral du tonneau, sans en déduire le volume du corps de M. votre oncle.

— Ah bah !

— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Combien cubait monsieur votre oncle ?

— Ma foi, monsieur, je vous avouerai que jamais l’idée ne m’est venue de jauger le pauvre cher homme.

— C’est une grande imprudence… Combien pesait-il ?

— Environ 90 kilos.

— Si on l’avait jeté à l’eau, aurait-il flotté ?

— Sensiblement.

— Bon, cela nous représente une densité d’environ 1. Nous avons, par conséquent, un volume de 90 décimètres cubes que nous forcerons bien la douane du Havre à défalquer. Signez-moi cette procuration.

— Voilà, monsieur.

La douane du Havre a refusé de restituer un seul centime des droits perçus.

L’affaire se présente mardi au tribunal. Je tiendrai nos lecteurs au courant.


  1. d diamètre des fonds.
    D diamètre du centre du tonneau.
    H distance des fonds.
    0,56 coefficient empirique.