Rose et Vert-Pomme/Qui perd gagne

Rose et Vert-PommePaul Ollendorff. (p. 237-242).

QUI PERD GAGNE


Ce qu’on va lire est pour prouver que le talent n’est pas tout. L’important est de savoir s’en servir, de son talent, et surtout en quels temps et lieu.

Me  Barreau, un jeune avocat de mérite, fort joli homme, frotté même de quelque littérature (genre Félix Decori), était l’amant d’une très gentille femme mariée dont le mari était son ami à lui, Barreau.

Vous me direz que ce n’est pas très bien d’être l’amant de la femme de son ami. Oh ! certes !

Mais comme c’est plus commode que d’être l’amant de la femme d’un inconnu ! Et comme ça évite des dérangements ! Et, aussi, comme c’est plus économique pour les jeunes gens !

Quand Me  Barreau avait une jolie cause en cour d’assises, il ne manquait pas d’en aviser M. et madame Jaunet et leur faciliter l’accès de ce lieu de justice.

Madame Jaunet sortait de ces séances plus éprise encore de son petit Barreau et toute médusée de son verbiage.

Ou, du moins, les choses s’étaient toujours passées ainsi.

Mais, dernièrement, ce fut une tout autre paire de manches.

Il s’agissait d’une cause assez banale en somme : adultère. Trois personnages : le vieux mari, la jeune femme, l’amant, entre deux âges.

Le vieux mari avait pincé flagrante delicto le couple adultère. Il avait tiré un coup de pistolet sur l’amant, lequel ne s’en portait pas plus mal, d’ailleurs.

Et le vieux mari passait en cour d’assises, inculpé de tentative de meurtre. Me  Barreau s’était chargé de sa défense.

C’était une bonne cause pour lui, et rentrant bien dans son genre de talent.

Sans être personnellement d’une austère et rude morale, Me  Barreau possède une singulière habileté à flageller durement la dépravation d’autrui.

Ce qui ne l’empêche pas, quand l’occasion s’en présente, d’être de première force pour atténuer les faiblesses morales et les fautes antisociales de ses clients.

Dans le cas qui nous occupe, le ministère public ne requit que fort mollement contre le pauvre mari, et l’on donna la parole à Me  Barreau.

La physionomie de Me  Barreau revêtit l’aspect grave et vengeur qu’elle revêt chaque fois qu’une faute contre la morale se trouve à flageller.

D’abord, il conta la jeunesse de l’accusé, puis son âge mûr ; son amour pour cette jeune fille qui devait devenir sa femme, leur bonheur à tous les deux.

À la description de cet intérieur calme et patriarcal, si limpide, si clair, si charmant, les magistrats, les gendarmes, les cocottes habituées des grandes causes, tout le monde essuyait des larmes furtives.

Et puis, il vint à parler de l’amant, qui s’introduisit, larron d’amour, larron d’honneur, dans cette maison.

Son éloquence s’éleva à des hauteurs de vertige pour flétrir ces larrons d’amour, larrons d’honneur, pour qui nul foyer n’est sacré.

Et ces mots, larron d’honneur, larron d’amour, revenaient sans cesse, avec l’insistance qu’on met à secouer du petit plomb dans des bouteilles pour les nettoyer.

Le jeune maître aurait pu continuer longtemps ainsi :

— Maître Barreau, la cause est entendue, interrompit le président.

Le bonhomme était acquitté.

À la sortie, ce fut à qui serrerait la main de l’éloquent défenseur.

— Ah ! s’écria M. Jaunet, dans un robuste shake-hand, vous pouvez vous en vanter d’avoir fait un effet à ma femme !… Vous dînez avec nous, ce soir ?

Après le dîner, M. Jaunet pria Me  Barreau de l’excuser. Un rendez-vous urgent. Il en avait pour une heure à peine.

— Enfin, seuls !

Mais la petite dame repoussa les mains entreprenantes et la bouche goulue du jeune maître :

— Larron d’honneur !… Larron d’amour !

C’était fini, l’adultère pour elle !

Il avait trop bien plaidé, Me  Barreau, et conquis à sa cause même sa maîtresse !

Une seule ressource lui demeure : avoir une autre affaire d’adultère et y amener la jolie petite madame Jaunet.

Seulement, cette fois, c’est pour l’amant qu’il plaidera.