Rose et Vert-Pomme/Mors veinifera

Rose et Vert-PommePaul Ollendorff. (p. 243-248).

MORS VEINIFERA


Hamlet. — Qu’avez-vous fait de la bouteille de gin ?

Le Fossoyeur. — J’ai tout bu.

Hamlet. — Tout bu, or not tout bu !


… J’allais régulièrement, tous les soirs, à cette époque, dans un petit café de la rue de Rennes, où je rencontrais, entre autres amis, un excellent garçon très doux, un peu naïf, qu’on appelait, je n’ai jamais su pourquoi, le Raffineur.

Au bal Tonnelier, un soir, le Raffineur leva une toute jeune fillette très pâle, dont les grands yeux bruns jetaient, parfois, d’inquiétantes flambées.

Il s’y attacha beaucoup et, dès lors, ne la quitta plus.

Elle s’appelait Lucie. On ajouta de Lammermoor, qu’un loustic de la bande transforma en la Mère Moreau. Le nom lui en resta.

Chaque soir, régulièrement, le Raffineur et la Mère Moreau arrivaient à la brasserie.

En ce temps-là, le démon du jeu s’était emparé de nous. Notre seul dieu : le poker.

À notre table, au lieu des tranquilles causeries d’antan, retentissaient : Tenu !… Plus cent sous !… Deux paires au roi !… Ça ne vaut pas une quinte à la couleur !…

Un soir, le Raffineur vint sans Lucie.

— Qu’as-tu fait de la Mère Moreau ? demanda-t-on en chœur.

— Elle est à Clamart, chez une de ses tantes qui est très malade.

La tante de Clamart nous inspira à tous un doux sourire.

Ce soir-là, le Raffineur gagna ce qu’il voulut. Nous échangions des regards signifiant clairement : Quelle veine de cocu !

Mais ce pauvre Raffineur était si gentil, qu’on évitait soigneusement de lui faire de la peine.

Le lendemain, Lucie revint. On s’informa, avec une unanimité touchante, de la santé de sa tante.

— Un peu mieux, merci. Mais il faudra beaucoup de précautions. D’ailleurs, je retournerai la voir jeudi.

Le jeudi, en effet, le Raffineur arrive seul. Sa veine de l’autre jour lui revint, aussi insolente. Lui-même en était gêné. Il nous disait à chaque instant :

— Vraiment, mes amis, ça m’embête de vous ratisser toute votre galette comme ça.

Pour un peu, il nous l’aurait rendue, notre galette.

Les visites à la tante de Clamart devinrent de plus en plus fréquentes et, toujours, coïncidaient à une incroyable veine pour le Raffineur.

Si régulièrement qu’à la fin, quand on le voyait arriver seul, personne ne voulait plus jouer.

Lui ne s’était jamais aperçu de rien ; il avait, en sa Lucie, une foi inébranlable.

Un soir, vers minuit, nous le vîmes entrer comme un fou, blême, les cheveux hérissés.

— Eh bien ! qu’est-ce que tu as ?

— Oh, si vous saviez !… Lucie !…

— Mais parle donc !

— Lucie… morte… à l’instant… dans mes bras !

Nous nous levâmes tous et l’accompagnâmes chez lui.

C’était vrai. La pauvre petite Lucie gisait sur son lit, effrayante de la fixité de ses grands yeux bruns.

On l’enterra le surlendemain.

Le Raffineur faisait peine à voir. À la sortie du cimetière, il nous supplia de ne pas l’abandonner.

Nous passâmes la soirée ensemble, tâchant de l’étourdir.

À la fermeture de la brasserie, l’idée de rentrer seul chez lui l’épouvanta.

Un de nous eut pitié et proposa :

— Un petit poker chez moi… ça va-t-il ?

Il était deux heures du matin. On se mit à jouer.

Toute la nuit, le Raffineur gagna, comme il n’avait jamais gagné aux plus beaux temps de la tante de Clamart.

Avec des gestes de somnambule, il ramassait son gain et nous le reprêtait pour entretenir son jeu.

Jusqu’au matin, cette veine se maintint, vertigineuse, folle.

Sans nous communiquer un mot, nous avions tous la même idée : Cette fois, on ne peut pas dire que c’est Lucie qui le trompe.

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Le lendemain, nous apprîmes que la jeune fille avait été déterrée et violée, pendant la nuit.