B. Renault, éditeur (Tome IIIp. 185-212).


CHAPITRE VI.

Croquis de jeunes filles.


La dépositaire fut chargée de conduire Rose à sa chambre. Il y en avait deux ou trois de vacantes dans la partie du bâtiment désignée par madame de Lancastre. La dépositaire, qui s’appelait sœur Marthe, lui expliqua que les bâtimens en-deçà du jardin étaient soumis à la juridiction immédiate de la supérieure, mais que les bâtimens au-delà, étant propriété du couvent, on les louait à des personnes d’une moralité éprouvée, qui désiraient passer leur vie dans la retraite sans dire un éternel adieu au monde. Elles avaient le droit de sortir et de rentrer à toutes les heures ; en un mot, elles n’avaient rien de commun avec le reste du couvent, quoiqu’elles en fissent partie ; elles étaient simplement locataires d’une partie de la maison mise en spéculation pour les intérêts temporels de la communauté qui se montaient à 50 mille francs de rente. « On m’avait dit, observa Rose ingénument, que les religieuses faisaient vœu de pauvreté.

« — Certainement, ma chère enfant, reprit sœur Marthe, nos vœux portent que nous ne devons pas posséder plus de vingt-cinq centimes chacune.

« — Oui, pensa Rose, mais cela ne vous empêche pas d’entendre très-bien vos affaires en commun ; toutes en masse, vous avez des biens à gérer, des capitaux à placer, des intérêts à discuter, des fonds à faire valoir. C’est de la cupidité mondaine en famille ; vous vous mettez quarante pour faire un péché. »

Cela rappelait à Rose l’histoire de l’abbesse des Andouillettes, que Laorens avait racontée au déjeûner de Nérac.

Sœur Marthe mit une obligeance affectée à détailler à mademoiselle de Beaumont les divers agrémens des chambres où elle la promenait ; celle-ci était mieux close et plus chaude pour l’hiver ; cette autre avait la vue du jardin ; une troisième était plus éloignée de la grosse cloche ; Rose y dormirait plus tranquillement. Elle vit percer dans toutes ces prévenances l’envie de jaser et de connaître ses goûts et son caractère. Elle était en garde contre la curiosité d’autrui, et se hâta de choisir sa chambre pour en finir ; c’était la plus élevée, une espèce de mansarde ; mais elle dominait un coup d’œil magnifique. Le jardin occupait le premier plan ; au-dessus des masses vigoureuses des grands marronniers, le Panthéon élevait sa riche coupole et sa croix étincelante. Plus loin, Notre-Dame semblait porter tout entière sur ses légers arceaux et se tenir suspendue par enchantement sur la cité brumeuse. Le reste n’était plus qu’un pittoresque mélange de blanc, de jaune et de brun, que parsemaient quelques bouquets de verdure, et que la Seine coupait de son écharpe bleue, jetée en plis capricieux sur cette carte géographique.

Le ciel vaporeux et riche, le ciel de Paris avec tous ses caprices, ses couleurs multipliées, ses nuances infinies, son jaune safran et son rouge cerise, son fond bleu-lilas et ses nuages gris de perle ; le ciel le plus changeant et le plus joli, sinon le plus beau de la terre ; toujours bas, toujours peint, toujours fardé, semblait reposer sur les toits comme une vaste tente. Rose, fille de l’air et des voyages, jeta un cri d’admiration à la vue de ce tableau magique.

« Avouez, dit sœur Marthe, que cela est plus joli à voir qu’à toucher. »

Cette réflexion ramena Rose au sentiment de la captivité. Le tableau prit à ses yeux un aspect mélancolique. « Il faudra courir avec les yeux, » pensa-t-elle.

Sœur Marthe lui expliqua qu’elle paierait 500 francs de plus que la pension ordinaire, à cause de cette chambre.

« Oh ! pensa-t-elle, si, en offrant 500 francs encore, on voulait me laisser sortir quelquefois. »

Mais elle n’osa pas ; elle était si simple ! En retournant au guichet avec Mariette pour faire entrer sa malle, elles virent passer une religieuse dont le costume différait de tous les autres. Rose ne remarqua point sa figure, mais Mariette fit une exclamation de surprise. La religieuse ne tourna pas la tête ; elle marchait sur les dalles funéraires du cloître. En ce lieu il était défendu de s’arrêter et de parler, par respect pour les morts.

« Qu’est-ce donc ? dit Rose à la nourrice d’Horace.

« — Rien, dit celle-ci ; une ressemblance ; mais cette personne-ci est bien plus maigre, et d’ailleurs c’est impossible. »

Une heure après, Rose embrassa la bonne Mariette, qui, après l’avoir aidée à s’installer dans sa petite chambre, se disposa à repartir bientôt pour Mortemont. Cette femme était simple et affectueuse. « C’est la seconde fois, lui dit-elle, que je suis chargée de conduire une jeune fille au couvent ; eh bien ! cela me fait autant de peine que si je les descendais dans le tombeau. » Rose sourit les larmes aux yeux ; et quand elle eut vu la lourde porte se refermer entre elle et tout ce qui lui restait d’Horace : « C’est fini, dit-elle, me voici seule au monde. »

Elle vit alors venir à elle, dans le cloître, une jeune personne dont la démarche et la physionomie avaient quelque chose de singulier. Sa figure longue et plate était d’une laideur remarquable ; son nez, recourbé et rentrant comme celui de certaines perruches, offrait à peine une saillie en profil, et sa lèvre inférieure formait un triangle avec la supérieure, complètement droite et sans mouvement ; toute la physionomie était dans les yeux, ronds et divergens, mais mobiles et expressifs. On était embarrassé de trouver au premier abord la pensée de ce masque. Les yeux avaient de l’ironie, et la bouche infirme souriait avec une gaîté niaise ; le tout avait un aspect grotesque. La personne semblait se moquer d’elle-même. C’était une des plus nobles héritières de France, mademoiselle de Vermandois.

« On m’envoie vous chercher pour la classe, dit-elle à Rose d’un ton qui cherchait évidemment à se rendre affable ; vous êtes bien mademoiselle de Beaumont ? »

Rose la suivit. L’assurance de son maintien plut à sa noble compagne. Elle y vit une preuve irrécusable d’usage du monde, et les illustres demoiselles, qui formaient dans la classe une majorité de quarante sur vingt, partagèrent cette bonne opinion en voyant la nouvelle pensionnaire traverser leurs rangs sans gaucherie et sans embarras, comme une personne du monde entrant dans un salon de bonne compagnie. Rose sentait pourtant bien un malaise intérieur sur ce nouveau théâtre ; mais elle donnait, en termes de coulisses de province, le coup de collier.

« Elle est fort bien, je vous jure, dit Béatrix de Vermandois à Émilie de Longueville. Elle a l’air fort peu provincial ; je suis même sûre que dans le monde elle ferait beaucoup d’effet. »

Béatrix était remplie d’amour-propre et ne manquait pas de bon sens. Elle avait celui de connaître sa figure et d’apprécier l’immense désavantage de la laideur pour une femme. Elle avait donc cherché à s’instruire, et s’efforçait de réparer ce malheur par beaucoup de frais dans la conversation. Elle mettait généralement plus de profondeur dans son entretien qu’il n’est d’usage dans le monde où elle vivait ; c’est pourquoi elle y passait pour infiniment originale. Pauvre et subalterne on l’eût déclarée ridicule ; riche et bien née, elle parut supérieure ; il n’en était pourtant rien. Béatrix avait de la singularité par système et non par instinct. Elle cherchait le génie, et avait tout au plus de l’esprit. Au fond de son cœur, elle n’aimait qu’elle-même, et jouait la bienveillance universelle. Si elle l’eût osé dans sa famille monarchique, elle se fût déclarée philanthrope. Quelquefois elle feignait le mépris des préjugés ; mais personne moins qu’elle ne pouvait se passer de naissance et de fortune. Elle avait assujetti ses traits et sa voix à toutes les apparences d’une admiration généreuse et désintéressée pour la beauté des femmes ; elle allait sous ce rapport jusqu’à l’enthousiasme d’artiste ; mais elle était insensible aux arts, et cette abnégation apparente de vanité féminine était le genre de coquetterie qu’elle avait adopté.

Émilie de Longueville était fraîche et jolie. Un peu d’embonpoint ôtait à sa taille cette élégance diaphane, qui seule est de mise dans le monde parisien. Celui d’Émilie eût fait même le désespoir d’une grisette de la Chaussée-d’Antin. Mais sa figure un peu busquée, ses longs yeux voilés et nonchalans, son sourire malicieux et doux comme une caresse de chat, son coloris fin comme celui d’une rose du Bengale, rachetaient le tort que sa santé lui faisait aux yeux des gens de goût ; c’était aussi une supériorité que mademoiselle de Longueville. Personne ne chantait avec plus de grâce, sans jamais s’écarter des règles de la convenance qui proscrivent l’enthousiasme. Personne ne dessinait plus proprement une tête de vierge d’après Raphaël. Personne ne faisait des fleurs artificielles plus fraîches ; c’est ce qu’on appelle des talens dans le monde ; elle avait toujours un mot fin et exquis à placer à tout propos. Elle maniait la raillerie avec un art qui rendait ses attaques imperceptibles et cruelles, comme des coups d’épingles. C’était une de ces femmes accomplies que personne n’aime et que tout le monde vante, qui jouent sur tout, qui voient tout au travers de leurs dentelles, qui jugent les passions des hommes en faisant du parfilage, et qui trouvent une plaisanterie délicieuse à faire sur les plus sombres drames de la vie réelle.

« Elle fait assez bien son entrée en scène, dit-elle à Béatrix, sans se douter de la justesse de cette réflexion.

« — Elle a le pied très-bien, dit mademoiselle de Craon ; c’est étonnant pour une provinciale.

« — Ce sont d’assez beaux yeux pour des yeux de province, dit Émilie de Longueville, qui aimait beaucoup à persiffler mademoiselle de Craon.

« — A-t-elle salué en entrant ? dit mademoiselle de Vergennes.

« — Non, dit Béatrix, elle a été très-convenable, pas la moindre terreur, pas la plus petite marque d’humilité.

« — Ah ! dit mademoiselle de Craon, les Plunket et les Vigneau vont la détester.

« — Alors, dit mademoiselle Wilhelmina Graboska, grande étrangère, forte, carrée, blonde et flegmatique, nous serons obligées de la mettre de notre société.

« — Ah ! bah ! dit mademoiselle de Craon, ne sommes-nous pas déjà trop ? Et puis, ce n’est qu’une gentilhommerie de campagne, un pigeonnier sur les bords de la Garonne, des aïeux en crac ? Laissons-la aux de Presles et aux Rocheville.

« — Vous n’y songez pas, dit mademoiselle de Vergennes, une descendante de l’archevêque de Paris !

« — Et qui nous le prouvera ? dit Émilie de Longueville ; vous ne savez donc pas le proverbe méridional : « Battez un buisson, il en sortira un Villeneuve ou un Beaumont. »

« — Eh bien ! il faudra au moins l’interroger, dit Béatrix ; nous verrons ce que c’est ; pour moi je me sens prévenue en sa faveur. Laissez faire à Longueville, dit-elle aux autres. Personne ne s’entend mieux à confesser les arrivantes.

« — Non, dit mademoiselle de Longueville, confions cette mission délicate à Graboska. » Une envie de rire réprimée fit pincer toutes les bouches. Mademoiselle de Graboska fut la seule qui ne se douta point qu’on la raillait.

« Que faudra-t-il lui demander ? dit-elle avec un sang-froid imperturbable.

« — Vous aurez soin de lui faire prononcer certains mots, dit Émilie de Longueville. On connaît la qualité des gens à l’r et à l’s.

« — Je ne peux pas m’apercevoir de ces petites distinctions, reprit Wilhelmina avec la même confiance. Je suis étrangère, moi. »

Mademoiselle de Vermandois se leva et attira Rose dans leur cercle. Dès les premières questions, elle comprit, malgré l’extrême politesse dont cette curiosité était enveloppée, qu’il fallait faire usage de toute son adresse et de toute sa prudence. Elle avait beaucoup réfléchi à sa situation depuis plusieurs jours. Des mémoires sur l’ancienne cour, qu’elle avait feuilletés à la bibliothèque de Mortemont, lui avaient fait comprendre à quel genre d’investigations il fallait se dérober pour se maintenir en paix avec ses futures compagnes ; certaines aventures de naissances mystérieuses et d’éducation romanesque l’avaient vivement frappée. Elle eut l’esprit de s’en servir habilement, et de jeter dans toutes ses réponses une obscurité toute pleine d’importance, et une naïveté affectée qui laissèrent son auditoire dans le plus grand embarras. La fine Émilie de Longueville échoua complètement auprès d’elle.

Rose était revenue s’asseoir auprès de la religieuse chargée de donner une leçon de français à la première division. Tandis que cette leçon occupait vingt-cinq jeunes personnes, l’autre moitié préparait son travail à une autre table. La grandeur de la salle permettait que le bruit de ces deux divisions ne se couvrit pas mutuellement, et on a vu que les études n’étaient pas assez consciencieuses pour empêcher des conversations fort étrangères à l’analyse classique et à l’aride décomposition de la pensée humaine.

La religieuse qui donnait cette leçon était madame Adèle. C’était une femme de trente ans, dont la beauté se trahissait sous les amples vêtemens par lesquels les religieuses s’étudient à déformer leurs tailles et à cacher leurs traits. Un fort grand nez était le seul défaut de ce beau visage, et lui donnait une expression de rigidité glaciale ; mais ses yeux bleus bordés de longues paupières noires avaient un éclat extraordinaire qu’il était impossible de soutenir. Rose fut peut-être la première et la seule dont l’âme assez franche, dont la conscience assez forte, eût affronté sans rougir cet examen austère, et toute la classe remarqua que madame Adèle n’avait jamais examiné aucune arrivante avec une ténacité aussi sévère et aussi désespérante.

Elle avait fait placer la prétendue mademoiselle de Beaumont presque sous son voile. Au lieu de lui adresser les questions préliminaires comme aux autres, « Que savez-vous ? lui dit-elle à voix basse, mais sans aucune démonstration de bienveillance.

« — Rien, répondit Rose nettement.

« — Parlez plus bas, dit la religieuse ; écrivez-moi cette phrase sur le cahier que voici. » Elle lui dicta une phrase à voix basse.

« — Mademoiselle de Bresse, ajouta-t-elle à haute voix, éloignez-vous de mademoiselle, et ne lisez point sur son cahier. C’est à vous de répondre… » Et elle continua sa leçon. Lorsque Rose lui remit son cahier : « C’est bon, dit-elle, vous allez écouter ce qui se fait ici, et quand je quitterai la classe vous me suivrez. »

En effet, la classe levée, Rose suivit la religieuse sous le péristyle.

« Quel âge avez-vous donc ? lui dit madame Adèle d’un ton froid et brusque.

« — Vingt ans, madame.

« — Où avez-vous appris le français ?

« — Nulle part.

« — Avez-vous appris quelque autre chose ?

« — Absolument rien.

« — C’est étrange ! et vous avez demandé à madame la supérieure d’assister aux classes ?

« — Précisément pour apprendre tout ce que j’ignore.

« — Mais vous parlez comme tout le monde, et vous écrivez comme une cuisinière ; je n’y conçois rien. Écoutez, vous êtes fort imprudente de vous exposer aux railleries de vos compagnes ; vous ne savez pas combien elles seraient amères si je ne prenais soin de vous les épargner. Montez à ma cellule tous les matins à sept heures ; je vous mettrai au courant de la leçon du jour, et outre que vous apprendrez deux fois plus vite, vous ne serez point exposée à d’injustes mépris. »

Sans attendre la réponse de Rose, elle s’éloigna. Rose sentit qu’elle aurait une amie dans cette femme, ou une ennemie ; une amie, si elle agissait par bonté de cœur ; une ennemie, si elle obéissait à ses principes religieux. « C’est un cœur généreux sous un extérieur froid, pensa-t-elle, ou un cœur froid avec des manières froides. » Cependant elle remarqua que madame Adèle ne disait point notre cellule, mais ma cellule. Était-elle au-dessus ou au-dessous de ses compagnes ?