B. Renault, éditeur (Tome IIIp. 145-184).


CHAPITRE V.

Le Couvent.


Il faut bien se garder de juger les couvens d’aujourd’hui par ceux d’autrefois. Les livres sont pleins des larmes et des soupirs des recluses. Sans prétendre que le bonheur habite plus spécialement parmi elles que parmi les esclaves de l’opinion, j’oserai avancer sur la parole de Rose que le couvent des Augustines n’était pas plus qu’aucun autre, à l’époque monarchique et religieuse de 1825, un séjour de douleur, de larmes et de cris.

Elle en approchait avec terreur, elle frémissait de renoncer à cette liberté errante qui était chez elle une seconde nature, et dont la privation s’était fait si vivement sentir à Nérac et jusque sous les beaux ombrages de Mortemont. Elle ne se faisait d’ailleurs aucune idée distincte de l’existence qui allait s’ouvrir devant elle. Sa mère, pour l’empêcher de quitter le sentier du vice, lui avait peint celui de la vertu sous des couleurs ridiculement terribles. Rose avait pris l’habitude d’être sourde à l’éloquence de mademoiselle Primerose, mais elle n’avait pu s’empêcher de trembler à l’idée de la claustration. Cette terreur d’enfant, toujours mise en avant par sa mère pour la retenir dans sa dépendance, était peut-être la cause de la soumission désespérée que Rose s’était imposée la nuit du souper à Tarbes. Depuis, mademoiselle Cazalès l’avait rassurée, et, sans avoir détruit toutes ses répugnances, lui avait fait comprendre qu’il n’y avait point de milieu pour elle entre le cloître et les coulisses, puisqu’elle n’avait dans le monde ni amis, ni famille. Rose trouvait bien dans ce raisonnement un peu d’égoïsme et de dureté ; il lui semblait que l’amitié de mademoiselle Cazalès, se bornant à quelques jours d’hospitalité et à des conseils de dévote, était loin de répondre à ce qu’Horace lui avait promis de la part de son excellente sœur. À cette réflexion pénible vint se mêler le sentiment des froideurs de l’homme qu’elle avait cru aimer passionnément. Rose n’avait pas espéré plus haut qu’à s’en faire un ami, un protecteur. Le moindre témoignage d’intérêt et de bienveillance l’eût consolée de sa résolution héroïque de l’aimer en silence. Elle eût consenti, malgré sa fierté naturelle, à rester à Mortemont sur le pied de subalterne ; pourvu qu’elle eût pu voir Horace tous les jours et souffrir sous le même toit que lui toutes les épreuves d’un amour méconnu, elle eût servi de femme de chambre à la femme qu’il aurait épousée. Elle lui eût été dévouée, fidèle, soumise ; du moins elle le croyait. Cela était conforme à ses idées de roman. En lui faisant une pension de mille écus et en la reléguant dans un cloître, sous prétexte de lui faire une existence honorable et indépendante, on se débarrassait d’elle et on la jetait dans un affreux isolement. Elle commençait à se sentir humiliée des bienfaits d’Horace. Réduite à 300 francs de gages et à la jouissance d’une petite chambre de domestique au château de Mortemont, ils lui eussent semblé si doux ! Elle eût été plus triste encore si elle eût pu deviner qu’elle ne devait la capricieuse magnificence de son bienfaiteur qu’à un remords de sa conscience dont il cherchait à s’affranchir par des aumônes.

Elle tremblait donc de tous ses membres lorsque le fiacre qui la conduisait s’arrêta devant une porte peinte en jaune sur laquelle était affichée une collection d’avis aux fidèles et de circulaires pastorales. Des polissons du quartier s’étaient plu à orner les marges de ces pieuses proclamations de certaines devises obscènes que l’on rencontre sur tous les murs de Paris. Rose et Mariette qui l’accompagnait montèrent une vingtaine de marches et se trouvèrent dans une petite cour carrée sur laquelle aucune pièce du bâtiment n’avait vue. Ce carré de murs sans croisées était le seul aspect triste du couvent ; le parloir, quoique sombre, était d’une excessive propreté, et la grille en bois, sans rideaux et à barres fort espacées, vain simulacre des grilles qui servirent de texte à tant de vers pathétiques et de romances sentimentales, semblait vraiment n’être là que pour la forme. Néanmoins Mariette, qui n’avait rien vu de semblable, même au couvent du Sacré-Cœur à Bordeaux, s’écria que cela ressemblait aux loges du Jardin des Plantes, qu’elle avait vu la veille.

Une femme ensevelie sous un grand chapeau de sparterie malpropre vint leur parler de l’autre côté de la grille. Elle louchait de manière à ce que Rose et Mariette, placées à une certaine distance l’une de l’autre, purent croire qu’elle les regardait toutes deux à la fois. Cette figure déplut à Rose. Il y avait dans sa voix quelque chose de doucereux et d’hypocrite, comme la dévotion payée.

« Madame la supérieure est à l’office, leur dit-elle ; veuillez vous asseoir en l’attendant ; dans vingt petites minutes none sera terminée, sexte vient de sonner. »

Rose, qui ne comprenait rien à cette définition, s’assit tristement ; au même instant elle vit entrer un jeune homme grand, pâle et brun. Il avait la tête pointue, le nez long et les yeux rouges. Quant à sa démarche, Rose ne se souvint pas d’avoir jamais vu marcher ainsi.

« Je demande, dit-il en grasseyant, mademoiselle de Ventadour, ma sœur.

« — Ah ! monsieur, dit la personne louche qui était de l’autre côté, occupée à broder, vous venez pendant la leçon de dessin.

« — J’en suis bien fâché, répondit-il sèchement. Faites-moi le plaisir de l’appeler. »

Quand elle fut sortie, il jeta sur Rose un regard qui la fit rougir de colère, et il s’occupa, pendant le reste du temps qui s’écoula jusqu’à l’arrivée de sa sœur, à réparer le dommage qu’il avait fait à sa cravate en tournant la tête avec trop peu de précaution. C’était un jeune grand seigneur qui n’avait pas encore vu le monde, et qui voulait s’en donner les manières ; livré à lui-même, il aurait eu l’air gauche ; à force de façons, il réussissait à se rendre impertinent.

Lorsque mademoiselle de Ventadour parut, Rose comprit que la première de ses compagnes qui frappait son regard ne lui serait jamais rien. Elle était grande et pâle comme son frère. Quoique jolie, elle lui ressemblait. Tous deux avaient le nez aquilin et des yeux d’oiseau de proie, ronds et fixes.

Ils se firent si peu d’accueil, que Rose crut qu’ils se voyaient tous les jours. Il y avait deux ans qu’ils ne s’étaient vus. Ils semblaient même embarrassés pour se parler, comme deux personnes qui se voient pour la première fois et qui ne trouvent rien à se dire. En effet, ils ne se connaissaient pas. Dès leurs premiers ans, l’éducation les avait séparés.

« Eh bien ! vous plaisez-vous au couvent ?

« — Pas trop. » Cette réponse fut faite des yeux plutôt que des lèvres ; car, au grand étonnement de Rose, le chapeau de sparterie était venu se placer auprès de mademoiselle de Ventadour avec une affectation de curiosité despotique qui révolta l’âme simple de la nouvelle venue.

Peu à peu cependant, malgré la présence glaciale de cet Argus à tant par jour, les deux jeunes gens s’animèrent et en vinrent à se raconter les détails insignifians de leur vie. Le jeune homme était enchanté d’avoir quitté l’école militaire de Saint-Cyr. Il allait entrer comme sous-lieutenant dans un régiment de chasseurs, et depuis trois jours il courait Paris et s’amusait comme un fou. Il dit cela d’un air froid et ennuyé.

Alors, mademoiselle de Ventadour, le regardant avec un peu plus de finesse que sa physionomie n’en comportait ordinairement, lui demanda en italien s’il avait été au spectacle.

Rose s’étonna de cette précaution. Elle savait bien que le spectacle était interdit aux dévots, mais elle ne croyait pas qu’on en poussât l’horreur jusqu’à n’oser pas en prononcer le mot. Nous avons déjà vu qu’elle comprenait l’italien. Elle entendit malgré elle.

« J’ai été hier à l’Opéra, disait le jeune homme ; on donnait les Danaïdes. C’est admirable. Il y a un enfer qui donnerait envie de se damner.

« — Pourquoi cela ?

« — C’est plein de danseuses charmantes que les diables houspillent en se les renvoyant de l’un à l’autre… »

Le regard oblique de l’écouteuse semblait chercher sur les traits de Rose l’explication du dialogue qui répandait tant de gaîté sur ceux de mademoiselle de Ventadour. Mais le fait est que sœur Écoute entendait fort bien, et qu’en ce moment c’était mademoiselle de Ventadour qu’elle voyait dans la direction contraire à ses pupilles déjetées. Rose eût pu comprendre alors l’utilité du grand chapeau de sparterie.

« Monsieur, dit-elle tout d’un coup au sous-lieutenant, d’un air de satisfaction méchante, j’entends avec chagrin que vous entretenez mademoiselle votre sœur de choses profanes et abominables. Si vous riez de la religion, qu’au moins l’honnêteté réprime votre langue, et ne vous donnez pas la peine de parler italien, à moins que ce ne soit pour juger du talent de mademoiselle de Ventadour.

« — J’en ferai mes complimens à l’abbesse, dit le jeune homme en riant, tandis que sa sœur rougissait de dépit ; je la féliciterai en même temps d’avoir une personne aussi instruite que vous à son service. »

Ce dernier mot parut révolter l’humilité de la pieuse surveillante. « Je suis au service du Seigneur, dit-elle en jetant un de ses yeux horribles à M. de Ventadour, et vous, monsieur, vous êtes au service de l’esprit des ténèbres.

« — Oui, dit-il en s’adressant à sa sœur, je l’ai vu hier à l’Opéra ; il avait une tunique noir et or, et un diadême de paillon rouge. »

Rose trouvait cette scène ridicule et déplaisante. Elle s’applaudissait déjà de n’avoir pas de parens à soumettre aux tracasseries du parloir, lorsqu’une famille anglaise demanda les demoiselles Plunket. Le père était un gros homme joufflu, vermeil, aux cheveux roux, à l’œil brillant. Il avait l’air commun, mais heureux et bon. Sa femme avait six pieds. Quatre garçons de six à dix ans, roux comme leur père et robustes comme leur mère, frais comme de vrais enfans d’Albion, regardaient la grille avec curiosité, et donnaient des marques d’impatience aussi vives que le permettait leur système lymphatique.

Cette famille riche et bourgeoise venait d’outre-mer pour embrasser la branche féminine, composée de sept filles, qui débordèrent bientôt dans le parloir. La couleur éclatante de leurs cheveux, si contraire à nos principes sur la beauté, était pour leur père un témoignage non équivoque de la fidélité de sa compagne. Rien n’était plus flatteur pour son cœur épanoui que ces onze têtes rouges rangées autour de lui, sans compter les petits qu’on avait laissés en nourrice dans le Monmouthshire.

La surveillante tira une clef de sa poche et ouvrit une petite porte pratiquée à la grille. Les jeunes Anglaises se jetèrent dans les bras de leurs parens. Ce fut un moment de confusion. Dans leur empressement, tous se heurtaient. C’étaient des exclamations sur tous les tons : Ah ! dear Ann ! dearest papa ! my love ! my brother ! where’s George ! and Dick ! Sarah ! Mary ! Mama ! Et tout cela de cette voix perçante, de ce timbre éclatant que les provinciaux d’Angleterre possèdent à un plus haut degré encore que les nôtres. Tous ces enfans, beaux de santé, avaient aux joues le brillant incarnat des tulipes. Leurs traits communs avaient cette franchise naïve qui promet une vie de probité et de calme. Cette famille avait dû à la protection d’une tante religieuse aux Augustines la faveur de placer ses filles dans le noble couvent. Rarement les riches industriels étaient admis à jouir de cet avantage. Mais les filles bien nées, qui formaient la majorité des pensionnaires, s’en moquaient entre elles par mille sarcasmes. En ce moment mademoiselle de Ventadour trouva le tableau de famille si plaisant, qu’elle cacha son visage dans son mouchoir pour rire à son aise. Rose en fit autant ; mais ce fut pour cacher ses larmes. En voyant l’aînée de ces filles rousses à genoux devant sa mère qui la couvrait de pleurs de joie et la serrait contre son sein, tandis que les autres se disputaient ses mains, et que les petits garçons s’accrochaient aux tabliers de leurs sœurs, pour obtenir un regard et une caresse, la pauvre Rose comprit pour la première fois les transports de l’amour filial et les trésors de cette affection du sang, que dans son cœur étouffait un mépris douloureux. « Jamais, dit-elle, je ne connaîtrai ce bonheur-là ; jamais une mère tendre et vertueuse ne me pressera ainsi sur son cœur. » Elle crut qu’elle allait s’évanouir, tant les sanglots remplissaient sa poitrine.

En ce moment la supérieure entra, suivie de deux religieuses. Elle ne portait d’autre marque distinctive qu’un bout de ruban noir à son voile d’étamine. Mais malgré son embonpoint et le vif coloris de ses joues, à peine ridées par l’âge, malgré la gaîté pétillante de ses petits yeux noirs, son aspect en imposait. Elle inspirait du respect sans aucun mélange de crainte. Il était impossible de ne pas lui reconnaître une supériorité de bonté, et un air de bonheur sans aucun mélange de charlatanisme.

Il y en avait un peu dans l’enjouement de la dépositaire qui l’escortait, grosse vieille femme qui s’efforçait de lui complaire en la copiant. Elle riait comme madame la supérieure ; elle prenait une prise de tabac comme madame la supérieure ; elle attachait son voile comme la supérieure, et elle ne faisait pas une plaisanterie, ne glissait pas un bon mot, ne débitait pas une sentence, sans ajouter : comme dit madame la supérieure.

Rose ne put voir la troisième. Son voile était toujours baissé.

Madame de Lancastre (c’était le nom de la supérieure) n’eut pas plus tôt lu la lettre que lui présentait Rose, et qui était signée de monseigneur de V…, supérieur des Augustines, qu’elle s’écria : « Ah ! c’est mademoiselle de Beaumont. Nous vous attendons depuis plusieurs jours. Soyez la bien venue, ma chère enfant. »

Aussitôt la porte de la grille fut ouverte à Rose, qui, en passant le seuil, n’eut pas l’idée de frémir. La supérieure lui tendait les bras avec une affection que personne encore ne lui avait témoignée. Ses larmes coulèrent de nouveau ; mais cette fois elles furent douces. Elle voulut baiser les mains de madame de Lancastre, qui s’en défendit d’un air de douce moquerie pour un témoignage de politesse si profane. La dépositaire embrassa Rose avec la même cordialité, mais avec des démonstrations où il entrait plus de prévenance que d’abandon. Elle n’osait s’approcher de la troisième nonne, grande, droite et voilée. Celle-ci fit un pas vers elle, et se baissa pour lui donner le baiser de paix au travers de son voile. Rose se sentit glacer par cette caresse. « Après tout, dit-elle, c’est peut-être une simple formalité de leur part ; mais celle-ci s’en acquitte à contre-cœur. »

Mariette voulut suivre Rose dans l’intérieur, et déjà elle était sous la grille, lorsque la grande religieuse, retrouvant tout à coup une vivacité colérique, opposée à son maintien raide et grave, la repoussa en posant sur elle une grande main blanche, démesurément longue. « Que faites-vous, ma chère ? dit-elle d’une voix terne, qui ne semblait faite pour exprimer aucune sympathie humaine, personne n’entre ici sans une permission spéciale de Monseigneur.

« — La supérieure se permettra de la donner pour aujourd’hui, dit madame de Lancastre avec une fermeté douce. Laissez, sœur Scholastique, mademoiselle de Beaumont peut avoir besoin de sa bonne pour s’installer. »

Si Rose avait eu un peu d’expérience, elle aurait reconnu dans la sœur Scholastique un de ces êtres qui se croient nécessaires, et dont toute la science politique se réduit, dans tous les gouvernemens possibles, à repousser l’abus. Classiques stationnaires en morale, en religion ; en industrie, ennemis jurés de toute innovation, de tout progrès, et qui n’ont qu’une règle de conduite stupide, mais puissante : faire ce qui se fait, ces êtres rétrogrades, quelque médiocres qu’ils soient, finissent toujours par régner à force d’entêtement. En France, il y en a au moins un par famille.

Au sortir du parloir, Rose se trouva dans une longue galerie qui, dans tous les couvens, porte spécialement le nom de cloître. C’était le lieu des sépultures d’honneur, avant la loi qui interdit d’enterrer les morts dans l’intérieur de Paris. Toutes ces tombes formaient un pavé de longues dalles couvertes d’inscriptions latines et anglicanes. Les plus anciennes étaient effacées par le frottement des pieds ; mais sur toutes on voyait la tête de mort et les ossemens en croix gravés en tête de l’épitaphe. Malgré ces objets lugubres, ce cloître n’avait rien de triste ; de grandes croisées cintrées y jetaient une clarté joyeuse et laissaient voir un joli parterre regorgeant des plus belles fleurs. Encadré dans le carré du cloître, ce parterre s’appelait, suivant l’usage des couvens et des anciens manoirs, le préau. De belles terrasses le dominaient en s’étendant sur les galeries du cloître. Le soir, c’était un endroit délicieux pour respirer le frais et les fleurs.

Rose aperçut au bout du cloître une porte ouverte sur un jardin vaste, aéré, profond, planté de marronniers à la verdure riche et sombre. Elle respira plus librement. « Un couvent n’est point un cachot, pensa-t-elle. En ceci comme en tout, ma mère m’a trompée.

Le reste de la maison, bâtie à différentes époques très-reculées, suivant la convenance de la communauté, et nullement d’après les règles de la symétrie, forme un labyrinthe inextricable au premier abord, et dont il est impossible d’apprécier la vaste étendue et la bizarre disposition. Les différens corps de logis se communiquent entre eux par une suite de détours sombres et froids, où le jour en glissant produit des effets de lumière et de perspective dignes de Rembrandt. Quelques parties gothiques et sévères offrent encore du champ à l’imagination des petites pensionnaires nourries de madame Anne Radcliff. Mais à chaque pas les petits soins de la vie intérieure, la propreté, les fleurs et les rires folâtres, embellissent ce vieux monastère décrépit, qui s’étend comme une petite place forte, avec ses rues, ses différens quartiers, ses fortifications et ses communications souterraines au milieu du faubourg Saint-Marceau.

Au haut d’un escalier en vis, Rose entra, avec ses guides embéguinés, dans une chambre assez confortable, qu’on n’osait pas appeler le salon, mais qui n’était pourtant pas autre chose. La supérieure y recevait ses visites particulières, et derrière un rideau d’indienne à grandes fleurs, une grille séparait cette pièce d’une toute semblable, destinée aux personnes extérieures.

Quoique les statuts de l’ordre eussent interdit l’usage des siéges à dossiers, deux fort bons fauteuils de tapisserie, brodés en 1500, furent présentés à la supérieure et à Rose par la dépositaire. En voyant sœur Scholastique sur un tabouret de paille, Rose voulut lui offrir sa place. Mais cette politesse intempestive fut sèchement repoussée par la réponse : « Cela nous est défendu. »

La supérieure relut attentivement la lettre de Monseigneur. « Vous voulez donc être en chambre ? dit-elle après avoir fini.

« — Monseigneur m’a autorisée à vous faire cette demande, répondit Rose ; il m’a dit que j’y jouirais d’un peu plus de liberté que dans une cellule.

« — Ah ! vous voilà bien toutes ! dit madame de Lancastre en souriant, vous venez chercher de la liberté au couvent.

« — C’est une singulière idée, dit la religieuse voilée, d’un ton amer et caustique qui sembla répandre de la tristesse sur le front des deux autres.

« — Savez-vous, ma chère enfant, dit la supérieure après un instant de silence, que vous nous demandez là une grande faveur ? Si vous aviez notre âge. (Le pronom possessif de la première personne du singulier est interdit aux religieuses, chez qui tout est censé en communauté.) Si vous aviez comme nous soixante et dix bonnes années de réclusion, cela ne souffrirait pas de difficulté ; mais vous entrez aujourd’hui, et vous avez… combien ?

« — Vingt ans, madame, répondit Rose qui jugea important de se vieillir un peu.

« — Vingt ans ! dit la vieille abbesse avec un soupir ; et vous croyez que cela vous rend bien raisonnable !

« — J’ai si peu l’intention d’abuser de la confiance qu’on m’accorderait, répondit Rose, que je sais à peine en quoi consistent les avantages que je sollicite ; si j’ai osé le faire, c’est d’après l’avis de Monseigneur : il m’a dit que ne venant point faire mon éducation pour un temps limité dans cette maison honorable (honorable parut un mot de très-mauvais goût à sœur Scholastique), mais me destinant à y passer peut-être une bonne partie de ma vie, je devais m’y installer de manière à m’attacher le plus possible à ma situation.

« — C’est très-bien raisonné, répondit la supérieure. » Sœur Scholastique ne pensait pas de même. « Si j’étais supérieure, pensait-elle (et elle avait pris l’habitude de cette supposition au point de dire parfois, quand je serai supérieure), je ne souffrirais point qu’une maison religieuse fût transformée en maison à louer pour les exigences et les fantaisies de ces mondaines désœuvrées qui viennent ici chercher les mérites de la retraite sans en avoir les ennuis.

« — Allons, dit la supérieure après un peu de réflexion, puisque Monseigneur l’approuve, c’est de tout mon cœur ; mais vous ne vous considérerez point comme locataire, entendez-vous ? vous serez pensionnaire chambrée, voilà tout. Vous ne serez point tenue aux exercices de la classe…

« — Je vous en demande pardon, madame…

« — Il faut dire ma mère, interrompit Scholastique ; il n’y a point de madame ici. »

Ce mot de mère résonnait mal dans le cœur de Rose ; il lui rappelait tous les maux de sa vie. Elle ne répondit rien à Scholastique, et continuant à s’adresser à madame de Lancastre :

« Je ne désire point m’affranchir des études de la classe, dit-elle, je suis fort ignorante.

« — Eh bien ! cette franchise me plaît, dit la supérieure ; je prendrai confiance en vous, je vois cela ; vous irez à la classe quand vous voudrez, et votre chambre ne sera point soumise à l’inspection, pourvu que vous me promettiez de n’y recevoir jamais aucune pensionnaire, et de bien éteindre votre lumière à la cloche du couvre-feu.

« — Je vous le jure, madame.

« — On ne jure qu’à Dieu, grogna Scholastique.

« — Et… ne pourrai-je pas sortir quelquefois ? » dit Rose timidement.

Scholastique fit un mouvement d’horreur ; la dépositaire regarda la supérieure pour savoir comment on devait accueillir une demande si hardie, et celle-ci fit un geste de colère enjouée qui signifiait qu’elle eût voulu n’avoir jamais rien à refuser.

« Cette femme est excellente, pensa Rose en la quittant ; mais ne jamais sortir !… »