B. Renault, éditeur (Tome IIIp. 213-250).


CHAPITRE VII.

L’Abbesse et la Sœur de charité.


Le soir même, comme Rose arrivait au haut d’un escalier en spirale qui conduisait à un des mille détours dont il fallait trouver l’issue pour gagner sa chambre, elle fut frappée d’un spectacle étrange. Toutes les religieuses, au nombre de quarante, étaient rangées sur deux files le long d’un corridor appelé dortoir, parce que toutes les cellules y donnaient. À l’extrémité de ce dortoir était une petite statue de Vierge, enfoncée dans une niche gothique et éclairée par une lampe dont la clarté bleue vacillait sur les détails de cette scène nocturne. En tête de la première file, la supérieure était debout, les mains croisées sur sa poitrine ; son voile tombait jusqu’à la moitié de son visage. À son côté était sœur Scholastique ; vis-à-vis, la dépositaire Marthe, ayant pour aide de camp madame Adèle, secrétaire de la communauté, conduisait la seconde file. Après ces religieuses en blanc et noir venaient les sœurs converses ; c’étaient celles qui remplissaient les fonctions les plus humbles de la maison. Elles faisaient la cuisine, les lessives et les autres gros ouvrages. Leurs prières étaient moins longues que celles des religieuses de première classe, qu’on appelait dames de chœur ; mais leurs vœux étaient également à perpétuité. Elles étaient vêtues en violet ; après elles venaient quatre novices tout en blanc ; puis enfin, une grande et svelte personne dont Rose avait remarqué dans la journée la taille élégante et le costume noble : c’était une postulante pour le noviciat. Sa robe noire avait la forme de celles des dames du moyen âge ; au lieu de la guimpe des nonnes, une fraise large et raide rappelait ces portraits de tante qu’on remarque dans toutes les galeries de famille.

Cette grave assemblée, debout, immobile, les bras en croix, le voile baissé, et gardant le plus profond silence, offrait un spectacle presque effrayant. On eût dit une réunion de spectres attendant le départ d’une âme pour l’autre vie, afin de s’en emparer.

Rose s’arrêta, posa son flambeau sur la rampe, et attendit la fin de cette scène. Alors la supérieure dit en latin quelques paroles, et à ce signal, toutes se mirent à psalmodier d’un ton sourd, nasillard et lamentable. Rose eut envie de rire et se retira derrière un angle du mur. Cette fâcheuse mélodie dura près d’un quart d’heure. Ensuite, chacune, adressant un profond salut à la supérieure, disparut comme par enchantement, et Rose se trouva face à face avec la dernière des nonnes : c’était la postulante. Rose fit un cri de joie, l’autre un cri de surprise : c’était sœur Blanche.

Rose voulait parler, mais la postulante lui mit la main sur la bouche, et l’entraîna dans une autre partie du bâtiment où la cellule transitoire était située. « Vous me faites débuter ici par une infraction aux règles, lui dit-elle après avoir fermé la porte ; la prière du soir achevée, il nous est défendu de prononcer une seule parole pour quelque motif que ce soit ; mais je ne puis résister au désir de savoir comment vous êtes ici. »

Lorsqu’elles furent seules, Rose raconta son histoire et interrogea à son tour la jeune sœur.

« Je suis arrivée à Paris très-souffrante et très-fatiguée, dit celle-ci ; en me voyant, la congrégation des sœurs de la Charité m’a rejetée unanimement, comme n’étant pas de force à faire le service des malades. J’étais désespérée et ne savais que devenir ; c’était avec beaucoup de peine que j’avais décidé les sœurs du couvent de Bordeaux, où j’ai passé ma vie, à me laisser partir pour entrer dans un ordre plus austère. Je n’avais pas le moyen de retourner parmi elles, et je n’ai à Paris que la sœur Olympie qui me connaisse et s’intéresse à moi ; à force de me chercher un asile, elle est parvenue à me faire entrer ici par la protection de l’archevêque de Paris, Monseigneur de Quélen, qui a beaucoup d’estime et de vénération pour elle. Depuis trois jours seulement je suis dans cette maison ; il n’est pas encore décidé que j’y serai admise. Je dois être interrogée demain, et sœur Olympie m’a promis de venir ici pour témoigner en ma faveur et se porter garant de mes dispositions ; maintenant que vous y êtes établie, j’ai grand désir que cette négociation réussisse.

« — Eh quoi ! vous songeriez à vous enfermer ici toute votre vie ? dit Rose en l’embrassant.

« — Sans doute, ma vocation est bien manifeste ; j’ai un an de postulat et deux ans de noviciat à faire avant d’atteindre à l’âge de vingt et un ans, époque à laquelle je prononcerai mes vœux.

« — Ces trois ans d’épreuve me tranquillisent, dit Rose ; vous aurez le temps de réfléchir, et peut-être changerez-vous d’avis.

« — Je ne le pense pas, reprit sœur Blanche ; je suis toute faite à cette vie de couvent. Depuis que je suis au monde, je nourris cette idée et je contemple cet avenir ; je ne connais rien de ces plaisirs auxquels on m’exhorte à renoncer ; je n’en aurai nul regret, je vous assure, et l’on dit qu’il faut les payer de tant de peines et les expier par tant de regrets, qu’il me tarde d’avoir mis entre eux et moi une barrière éternelle.

« — Je ne connais pas plus que vous les plaisirs de la vie, dit Rose. Jusqu’ici j’ai vécu pourtant au milieu de ce que vos nonnes appellent les pompes de Satan ; je n’y ai trouvé qu’ennui et chagrin ; mais je n’oserais m’engager pour toute ma vie à me tenir dans cette cage ; l’idée seule d’y passer quelques années m’épouvante, quoique le bonheur de vous rencontrer m’ait bien réconciliée avec elle. »

Les deux jeunes filles se séparèrent en se promettant de se revoir le lendemain, à l’issue des délibérations qui devaient décider du sort de la postulante.

Le lendemain, après le dîner, c’est-à-dire vers deux heures, la communauté était réunie dans une grande salle appelée l’Ouvroir, parce que les religieuses s’y rassemblaient pour travailler à de petits ouvrages, jaser et prendre le thé trois fois par jour ; coutume que madame de Lancastre avait apportée d’Angleterre, sa patrie, et qui aidait ces recluses à absorber une bonne partie de leur vie monotone.

L’ouvroir, dit Work-Room, était tenu avec toute la propreté des parloirs anglais. Il était orné de tableaux d’un assez grand prix.

Entre autres le portrait de Jacques II, le dernier des Stuarts, réfugié et mort en France. Il avait eu beaucoup de dévotion pour la chapelle de nos Augustines, et Voltaire rapporte qu’il y toucha mainte fois les écrouelles ; mais l’histoire ne nous dit point comment le saint roi procédait.

Lorsque le thé fut servi, une cloche qui sonnait un nombre de coups fixés par une convention particulière pour chaque religieuse, frappa 1 et 1 : c’était le signal pour la supérieure. « Oh ! oh ! dit-elle avec un peu d’humeur, déjà cette bonne sœur Olympie ? elle nous laissera bien prendre notre première tasse, j’imagine, pendant que le thé est chaud. » Mais avaler une tasse de thé suivant la méthode anglaise n’est pas, comme vous l’imaginez peut-être en France, l’affaire d’un instant ; il faut au moins un quart d’heure de façons. C’est pourquoi sœur Olympie, qui n’était pas patiente de son naturel, et qui n’avait pas de temps à perdre, après avoir sonné en vain une seconde fois, demanda à la tourière où se tenait la supérieure à cette heure-là, et, sur ses indications, se dirigea hardiment jusqu’à la porte de l’ouvroir, qu’elle ouvrit sans frapper, comme une personne pour qui la vie humaine n’a point de secret.

Son apparition dans ce lieu contraria vivement madame de Lancastre. Quelque vraie que puisse être la dévotion (et certes celle de la supérieure était des plus sincères), il s’y mêle toujours je ne sais quel sentiment d’orgueil dont l’essence est intimement liée à toute vertu humaine.

Il y a sans doute beaucoup de mérite dans le métier d’une vénérable abbesse, qui passe sa vie à psalmodier, à prendre du thé, à se chauffer à un foyer brillant, au milieu du caquet enjoué de ses jeunes novices, à régir à tête reposée son petit empire, en chargeant de tous les soins pénibles les têtes fortes et habiles, et se réservant le droit de vouloir et de commander, tout en découpant de jolies collerettes de papier vélin pour les grands cierges de la chapelle, et en se faisant compter le produit de ses riches dépendances ; mais il y a plus de mérite encore à n’être qu’une pauvre sœur de charité, tenant la chandelle devant une amputation hideuse, contemplant des chairs pantelantes, respirant des corruptions infectes et passant des nuits au chevet des moribonds. Madame de Lancastre comprenait cette différence, et malgré elle souffrait de se sentir si peu de chose aux yeux de Dieu auprès de sœur Olympie, lorsqu’aux yeux des hommes la supérieure des Augustines, avec sa fortune, son rang, sa grande naissance et son éducation distinguée, avait tant d’avantage sur la sœur hospitalière. Elle sentait que cette comparaison devait naturellement s’offrir au bon sens de sœur Olympie, et pour l’atténuer autant que possible, elle l’avait reçue la première fois dans sa cellule, où, suivant la règle, régnait une grande simplicité ; mais être surprise à table, devant un repas de friandises complètement inutiles, dans un salon splendide, et au milieu de sa petite cour, c’était presque une leçon, et, à coup sûr, c’était un contre-temps. Madame de Lancastre poussa son bol de thé en soupirant. « Il est dit que nous n’aurons pas un instant de repos aujourd’hui, murmura-t-elle. » Sœur Marthe comprit la contrariété de la supérieure, et prit un visage fâché qui ne lui était pas ordinaire pour aller à la rencontre de sœur Olympie.

Celle-ci fit un salut masculin, et ne fléchit point le genou, comme les Augustines avaient coutume de faire en présence de leur supérieure. Elle ne parut faire aucune attention à l’élégance de la salle, ni à la richesse du déjeûner en porcelaine du Japon étalé sur la table.

« Ma bonne mère, dit-elle à madame de Lancastre, avec cet air de hâte qui lui était habituel, je viens savoir votre réponse. Ma novice vous convient-elle ? vous en chargez-vous ?

« — Doucement, doucement, ma chère sœur, dit madame de Lancastre, avec la lenteur de son accent étranger, vous ne nous donnez pas le temps de respirer. Il n’y a que trois jours que nous avons reçu votre novice. Nous ne pouvons pas encore la juger comme vous êtes en état de le faire.

« — Parbleu ! dit la sœur Olympie sans prendre garde au mouvement d’horreur que ce mot cavalier imprima à son auditoire, il ne faut pas tant de jours pour juger une fille. N’avez-vous pas devant vous trois ans pour l’éprouver et pour la renvoyer si elle ne vous plaît pas ?

« — Vous vous servez, ma bonne sœur, d’une expression qui, nous vous en demandons pardon, ne nous paraît pas exprimer notre pensée. Plaire à nous, ce n’est pas une affaire ; il s’agit de savoir si elle plaira au Seigneur pour épouse.

« — Oh ! laissez faire à notre Seigneur, dit sœur Olympie ; il n’est pas fier, lui ! il s’arrange des pauvres filles tout comme des nobles héritières. Il ne fait attention qu’aux bons sentimens, et je garantis ceux de ma petite Blanche. Quel dommage que cela ne soit pas robuste ! Ça aurait fait une très-bonne servante du bon Dieu ! mais il n’y faut pas songer. Prenez-la dans votre couvent, c’est ce qu’il vous faut pour chanter et pour broder.

« — Il ne faut pas croire, dit la supérieure un peu blessée du ton de la sœur de charité, que ce soit chose si facile que de bien réussir dans notre ordre. Il nous faut une certaine santé… Ne vous imaginez pas que nous couchions sur le duvet et que nous dormions la grasse matinée…

« — Comme il vous plaira ; mais enfin vous vous couchez toutes les nuits, et nous autres, nous nous couchons quand nous pouvons. Blanche n’est pas maladive ; elle n’est que délicate, et cela par suite d’une maladie grave qu’elle a faite il y a deux ans, comme je vous l’ai dit, ma bonne mère. On m’a assuré qu’auparavant elle était d’une santé robuste, et il ne faut pas désespérer que cette santé revienne. Ici elle se reposera, elle aura une vie douce, réglée…

« — Mais… pas tant que vous croyez, ma sœur ; notre noviciat est fort sévère ; et puis les qualités que nous exigeons dans une religieuse sont autres que chez vous ; il n’est pas si facile de trouver une bonne éducation qu’une santé de fer.

« — Ah ! pour l’éducation, je n’y entends rien, reprit naïvement la bonne Olympie ; je conviens que je ne peux pas être juge des talens de ma novice ; mais c’est à vous, ma bonne mère, de les examiner ; depuis trois jours qu’elle est ici, vous avez eu tout le temps de le faire. Est-ce que vous n’êtes pas contente d’elle ?

« — Je ne dis pas cela, ma sœur ; nous ne l’avons point encore interrogée ; il ne faut pas croire que nous soyons absolument sans occupations, et que le métier de supérieure nous laisse tant de loisirs…

« — Eh bien ! accordez-moi donc tout de suite de la faire venir et de l’interroger ; car je suis forcée de repartir demain pour le Havre, et si vous refusez ma novice, je ne peux pas la laisser sur le pavé, la pauvre enfant.

« — Soyez certaine, répondit madame de Lancastre, revenant à toute sa bonté naturelle, que s’il ne s’agissait que de donner l’hospitalité à cette jeune personne, nous le ferions avec plaisir aussi long-temps que cela vous serait agréable. Sœur Marthe, faites-nous l’amitié d’appeler la postulante, pendant que sœur Olympie prendra une tasse de thé avec nous. »

Sœur Olympie s’assit sans façon à la place que la dépositaire quittait, prit un bol, et, tout en parlant, le laissa remplir et préparer par la supérieure. Mais à peine eut-elle porté à ses lèvres ce thé vert, d’une âcreté que notre goût français est loin de priser, qu’elle repoussa le poison en faisant une affreuse grimace : sa moustache grise se hérissa, et ses grosses verrues devinrent écarlates. Ce fut en vain qu’elle y ajouta du sucre et du lait à plusieurs reprises, elle ne put jamais en avaler une gorgée. Les novices s’amusaient assez de ses manières ; mais leur gaîté se changea en stupeur lorsque sœur Olympie, regardant sur la table en fronçant ses gros sourcils, demanda s’il n’y avait point là un peu d’eau-de-vie pour l’aider à se défaire de ce mauvais thé en manière de punch. Sœur Scholastique, qui depuis l’arrivée de la supérieure se résignait avec beaucoup de peine à garder le silence, se tourna vers elle à ce propos, et lui dit d’un ton ironique : « Nous ne nous en servons qu’en frictions pour les douleurs de rhumatisme.

« — Eh bien ! dit sœur Olympie sans se déconcerter, si vous en avez qui n’ait point encore servi, faites-moi le plaisir de m’en verser un petit verre.

« — Il faut pour cela, répondit Scholastique, une permission spéciale de notre supérieur, Monseigneur de V… La première fois qu’il viendra ici, nous lui demanderons une fois pour toutes qu’il nous autorise à avoir des liqueurs sur notre table les jours où nous aurons le plaisir de recevoir des sœurs de l’ordre de Saint-Vincent de Paul. »

Sœur Olympie comprit très-bien qu’on la raillait, mais elle ne se déconcerta point. Les personnes en santé n’étaient point des êtres de son ressort, et toute la vivacité qui n’était point utile à ses malades devenait une faute réelle à ses yeux. Elle ne leva donc pas même ses regards sur Scholastique, et se tournant vers la supérieure, elle insista pour avoir de l’eau-de-vie, en disant que dans son ordre toute espèce de nourriture et de boisson était permise pour réparer les forces épuisées. Madame de Lancastre ordonna à Scholastique de servir à la sœur de charité tout ce qu’elle demanderait.

Enfin la postulante parut : elle était pâle de crainte et de timidité. « Sœur Adèle de Borgia, dit la supérieure à l’institutrice, interrogez cette bonne âme sur ses connaissances temporelles. Dieu seul peut être juge de la vocation ; mais dans notre ordre nous sommes consacrées à l’éducation de la jeunesse, il faut donc l’instruction religieuse et profane. »

Madame Adèle prit son maintien froid et sévère ; mais en voyant le trouble de la pauvre Blanche, elle donna aussitôt à sa figure et à sa voix une expression de bonté dont on ne l’eût pas crue susceptible au premier abord. Peu à peu la postulante se rassura et répondit à toutes les questions de théologie, d’histoire profane et sacrée, de géographie, d’arithmétique et de langue française, avec une justesse et une intelligence remarquables.

« — Ma chère, lui dit madame Adèle d’un ton franc et amical, je crois que vous en savez beaucoup plus que moi. Quand nous serons toutes mortes, vous pourrez être supérieure de ce couvent.

« — Oh ! oh ! dit la supérieure, qui avait écouté d’un air d’admiration le cours de science universelle qui venait d’avoir lieu en sa présence, et auquel, nous sommes forcés de l’avouer, elle n’avait pas compris grand’chose, c’est donc un aigle que sœur Olympie nous amène ? »

Sœur Olympie n’avait rien écouté ; elle avait un profond mépris pour le vain savoir, et n’estimait qu’une étude au monde, celle de la médecine. « Du diable si j’y comprends goutte ! » dit-elle, en versant une rasade dans la tasse de Scholastique, qui fit un grand signe de croix pour le mot diable et pour l’action inconvenante. « Au reste, reprit l’hospitalière, on m’avait bien dit au Sacré-Cœur de Bordeaux que ça avait de l’esprit comme quatre : moi je m’en moque, ce n’est pas de cela que nous avons besoin ; mais puisque c’est une fille savante qu’il vous faut, c’est une affaire faite ; prenez mon ours, comme disait avant-hier à l’infirmerie un militaire qui nous faisait rire en nous racontant des farces.

« — C’est abominable ! dit Scholastique entre ses dents, et elle quitta la place.

« — Un instant ! dit la supérieure, notre jeune aspirante a beaucoup d’instruction, cela est clair ; mais, ma sœur, vous portez-vous garant de son bon esprit ?

« — De son bon esprit ? dit sœur Olympie, en cherchant à comprendre.

« — Vous savez ce qu’en religion nous appelons bon esprit. Ce ne sont pas de ces grands esprits qui, dans le monde, étalent des boutiques de vanité ; ces esprits-là, dit notre grand saint François de Sales, viennent en religion, non pour s’humilier, mais pour tout conduire et gouverner comme s’ils voulaient faire des leçons de philosophie. Il faut, dit encore le même saint, « qu’un esprit bon soit un esprit bien fait et bien sensé, qui ne soit ni trop grand ni trop petit ; car de tels esprits font toujours beaucoup, sans que pour cela ils le sachent ; ils sont traitables et faciles à conduire ; enfin ils sont disposés à vivre dans une pleine et entière obéissance. »

« — Je ne comprends pas beaucoup toutes ces subtilités religieuses, reprit Olympie ; je confesse que je ne suis pas instruite, je n’ai pas le temps d’étudier les livres ; ma besogne est plus pressée que tout cela. Si je ne me trompe pas, vous voulez que la postulante soit douce et humble ; je ne l’ai pas trouvée une seule fois en défaut depuis que nous sommes parties de Bordeaux, car notre connaissance ne date pas de plus loin. Je crois que vous en serez contente, parce que j’ai vu toutes les dames du Sacré-Cœur pleurer en la quittant, et dire que leur communauté perdait un trésor. Maintenant, si vous n’en voulez pas, je la remmène, je trouverai bien à la placer quelque autre part.

« — Nous l’admettons parmi nous, dit la supérieure, puisque vous nous répondez qu’elle ne sera point pour notre maison un sujet de trouble et de scandale, et que rien de sa part ne viendra gâter la bonne intelligence où Dieu permet que nous vivions avec nos chères sœurs. »

Une inclination de toutes les nonnes répondit à ce compliment parti du cœur. La bonne madame de Lancastre embrassa la postulante, qui fit le tour de la table pour recevoir la même faveur de toutes les autres. Sœur Olympie la pressa dans ses bras robustes avec une brusquerie de tendresse vraiment maternelle. Comme elle allait sortir, une jolie petite fille de huit ans vint à la porte de l’ouvroir pour demander quelque chose à une religieuse. On la fit entrer, et sœur Olympie, qui aimait les enfans comme un vieux soldat, s’amusa un instant des grands yeux et de la mine espiègle de la petite Suzanne. La supérieure voulant montrer à la sœur de charité les précoces talens de ses petites pensionnaires, ordonna à Suzanne de réciter la dernière fable qu’on lui avait apprise. Alors l’enfant, d’un ton de catéchisme dont la niaiserie contrastait avec la vivacité de ses traits, récita avec volubilité la fable de la Mouche et la fourmi. Pendant cette tirade assez longue, sœur Olympie, qui s’endormait volontiers quand elle était inactive, bourra son gros nez de plusieurs prises de tabac pour se tenir éveillée ; les deux derniers vers la firent sourire.

Ni mon grenier, ni mon armoire
Ne se remplit à babiller.

« Eh bien ! celui qui a trouvé cela n’était pas si bête ! » dit-elle en remettant sa tabatière dans la poche de son tablier bleu ; et elle se hâta de quitter l’ouvroir.

« Écoute, mon enfant, dit-elle à sœur Blanche, qui l’avait accompagnée jusqu’au guichet, essaie de cette maison ; si ta vocation est sincère, tu te trouveras bien partout. Mais si tu t’y déplaisais par trop, ne fais pas la bêtise d’y prononcer tes vœux ; écris à monseigneur de Quélen ou au Sacré-Cœur de Bordeaux, et sois sûre que si la sœur Olympie n’est pas au bout du monde, elle sera bientôt près de toi. »



fin du troisième volume.